Au début des années 1990, l'équipement hydroélectrique de la France marque un coup d'arrêt. Depuis 30 ans, son évolution est quasi-gelée. Certains affirment que le potentiel de production hydro-électrique du pays est épuisé. Or c'est faux. De manière constante, les rapports publiés des années 1950 aux années 2010 montrent que le potentiel exploitable est de l'ordre de 100 TWh, bien au-dessus des 70 TWh actuels. En réalité, l'affirmation de l'épuisement du potentiel hydraulique français vient de lobbies pêcheurs et écologistes qui, dans les années 1980, ont organisé l'entrave des projets énergétiques. Avant de convaincre l'administration et les élus d'aller plus loin pour engager la destruction des ouvrages et revenir à la rivière sauvage. Mais le rejet de cette politique par les riverains, les doutes sur la valeur sociale et scientifique de l'idée de nature sauvage, la reconnaissance mondiale de l'urgence climatique sont en train de changer la donne dans les années 2020. La France doit renouer avec sa vocation hydro-électrique stoppée depuis 30 ans: elle dispose de plusieurs dizaines de milliers de sites équipables.
L'évolution de l'hydro-électricité en France montre une courbe étrange (image ci-dessus, source CRE 2020): croissance régulière des années 1950 aux années 1980, et... plus rien, un arrêt net au début des années 1990. Depuis environ 30 ans, la puissance installée se situe vers 25 GW, la production annuelle vers 70 TWh, la croissance est à peine perceptible tant elle est modeste.
Pour justifier cela, certains affirment que le potentiel hydroélectrique français a été presque totalement exploité et qu'il ne reste plus grand chose à faire. France Nature Environnement écrit par exemple dans sa brochure 2016 sur l'énergie hydraulique : "Le parc hydroélectrique français est pourtant déjà développé à plus de 90 %". Cet élément de langage est fréquemment entendu.
Mais c'est inexact. En réalité, cet argument est le fait des lobbies qui ont lutté contre cette énergie hydro-électrique, qui ont largement contribué à son arrêt dans les années 1990 et qui ont accentué leurs exigences dans les années 2000 et 2010, avec la politique de destruction pure et simple des ouvrages hydrauliques.
Commençons par explorer la question du potentiel hydro-électrique français.
Les rapports d'étude montrent que le potentiel énergétique de l'eau n'est nullement épuisé
En 1975, suite au premier choc pétrolier, une commission présidée par le sénateur Pintat à la demande du ministère de l’industrie et de la recherche met en évidence comme potentiel hydraulique de la France:
- un potentiel théorique de 266 TWh/an dont la moitié est peu utilisable, car cela conduirait à submerger d’importantes parties du territoire;
- un potentiel techniquement rentable de 100 TWh/an (inventorié par EDF dès 1953, confirmé depuis par les différentes études);
- un potentiel économiquement équipable variable selon la comparaison économique avec les moyens de production alternatifs;
- un gisement de stations de transfert d’énergie par pompage (STEP) de 20 000 MW.
Ces chiffres excluent toutefois le potentiel de la petite hydraulique en dessous de 2 MW, notamment car les petites chutes ne correspondent pas au schéma technique et financier de l'électricien national EDF (voir les précisions chez Rabaud et Catalan 1986). Par tradition, l'entreprise publique privilégie les projets de grandes centrales (charbon, nucléaire, hydraulique) mais ne s'y retrouve pas dans les schémas de petite hydraulique, qui sont pourtant, de très loin, les plus nombreux et les plus facilement actionnables sur les rivières françaises. La haute fonction publique aura tendance à s'aligner sur ces vues d'EDF, ce dont on trouve la trace aujourd'hui encore.
En 2006, le Rapport sur les perspectives de développement de la production hydro-électrique en France, dit "rapport Dambrine" du nom de son premier auteur, rappelle ces données et les considère comme toujours valides, modulo l'interprétation des règles françaises et européennes de protection environnementale.
Ce rapport précise cependant le désintérêt de l'Etat et de son administration pour l'hydro-électricité, ainsi que la réalité de conflits :
"Le potentiel hydroélectrique dépend de la géographie et de la pluviométrie, mais également de l’évolution des techniques de production et surtout de la place que la société entend donner à l’utilisation de l’eau à des fins énergétiques parmi tous les autres usages : eau laissée «sauvage» pour la préservation de l’environnement et des sites, eau pour la pêche, eau pour l’agriculture, eau pour le tourisme, etc. (...) Pour autant, peut-être en raison de son ancienneté (elle existe depuis la fin du XIXe siècle), mais surtout de ses impacts sur les paysages et de la concurrence avec les autres usages de l’eau, l’hydroélectricité a, au fil du temps, perdu de son prestige dans notre pays. Au niveau local, les autorités publiques, et notamment les préfets et les élus locaux, ne pensent plus spontanément à développer l’hydroélectricité. Certains peuvent même la considérer comme «démodée» par rapport à l’éolien ou au photovoltaïque ou bien qu’elle ne vaut plus la peine d’ouvrir des conflits avec les défenseurs des autres usages de l’eau."
Sept ans après le rapport Dambrine, le rapport UFE/Ministère de l'écologie de 2013 estime que le potentiel est le suivant :
- 2,9 GW et 10 TWh/an en création de nouveaux sites.
- 0.5 GW et 1,7 Twh/an en équipement de sites existants.
Toutefois, ce rapport reste incomplet et inégal selon les territoires. Il exclut les sites de moins de 100 kW de puissance, qui sont des dizaines de milliers en France. Il correspond également à la doctrine du ministère de l'écologie de l'époque, qui considérait les rivières en liste 1 de continuité écologique comme exclues du potentiel : or, le conseil d'Etat a censuré le ministère sur ce sujet (voir Conseil d'Etat 2015, Conseil d'Etat 2021).
Selon le travail de Punys et al 2019 (mission européenne RESTOR HYDRO), les seuls petits sites anciens de moulins et forges représentent en France un potentiel de 3,3 TWh au sein des 4,3 TWh mobilisables en très petite hydro-électricité. On est donc au-dessus des chiffres de la mission UFE/Ministère de l'écologie de 2013. Les chiffres de Punys et al 2019 sont en revanche cohérents avec les rapports antérieurs.
Donc la réalité n'est pas du tout celle d'un épuisement du potentiel hydro-électrique français:
- les rapports EDF des années 1950 et jusqu'au rapport Dambrine 2006 estiment que l'on peut produire 100 TWh (une hausse de 50% de la production actuelle),
- les données UEF 2013 (non complètes) et Punys 2029 suggèrent que l'on peut produire 85 TWh (une hausse de 20% de la production actuelle),
- outre de nouveaux projets, la plupart des 110 000 sites recensés dans le référentiel des obstacles à l'écoulement ne produisent pas d'énergie, mais beaucoup pourraient le faire, pourvu qu'il existe une politique nationale et locale d'équipement.
Mais alors, d'où vient l'idée que l'on ne peut plus produire grand chose en hydroélectricité? La mention des "conflits" dans le rapport Dambrine donne la bonne piste.
Car en réalité, cette idée a été promue par les lobbies qui ont lutté contre cette hydro-électricité, à savoir des pêcheurs de loisir visant des salmonidés, des groupes conservationnistes comme le WWF et des associations écologistes comme France Nature Environnement. Ces lobbies ont non seulement mis un frein au développement hydro-électrique de la France dans les années 1980, mais ils ont su s'attirer les faveurs et les arbitrages de diverses administrations de l'eau (direction eau et biodiversité du ministère de l'écologie, agences de l'eau, office français de la biodiversité, héritier du conseil supérieur de la pêche).
Nous allons retracer sommairement quelques grande étapes de ce processus.
Dynamitage du barrage de Saint-Etiennne-du-Vigan, photo Roberto Epple, ERN, droits réservés.
Comment les lobbies ont gelé l'hydro-électricité et promu la rivière sauvage auprès des administrations
Profitant de faveur du gouvernement de l'époque en quête de soutiens dans une passe difficile, le milieu agréé des pêcheurs obtient le vote de la loi pêche en 1984, qui contient notamment un renforcement des dispositions sur le franchissement piscicole, qui ne s'appelle pas encore la continuité écologique, et une protection accrue de certaines rivières contre des projets hydro-électriques (voir cet article). Les pêcheurs avaient déjà bénéficié des premiers plans migrateurs lancés dans les années 1970 sur le bassin Loire-Allier.
Toujours dans les années 1980, en opposition à un projet de création de barrages sur le bassin de la Loire, le groupe Loire vivante (WWF, Fédération Française des Sociétés de Protection de la Nature qui allait devenir France Nature Environnement, acteurs de la société civile) lance une occupation de site et une lutte judiciaire. Avec le Larzac, c'est l'ancêtre des ZAD. Cette mobilisation réussit au-delà des espérances, les projets sont annulés et le gouvernement lance le plan Loire grandeur nature. Le mythe de la Loire "dernier fleuve sauvage d'Europe" est lancé (mythe car la Loire a une longue histoire humaine et n'a rien de sauvage, voir par exemple Di Pietro et al 2017). Mais surtout les associations profitent de la reconnaissance par l'Etat pour prendre un plus grand rôle dans les agences de bassin et auprès des hauts fonctionnaires du ministère de l'environnement. France Nature Environnement, assez lourdement subventionnée, deviendra une courroie de transmission privilégiée du ministère, selon une gouvernance clientéliste assez classique de la bureaucratie française (voir à ce sujet des informations dans l'ouvrage de Marc Laimé sur le lobby de l'eau, et sur le site de cet analyste).
De cette époque date le coup d'arrêt aux projets hydro-électriques d'envergure en France. Comme nous sommes dans une période de contre-choc pétrolier avec une énergie fossile bon marché et comme les questions climatiques ne sont pas encore à l'ordre du jour (les rapports du GIEC restent assez confidentiels jusqu'au troisième d'entre eux, en 2001), l'administration se désintéresse de la question. Les porteurs de projets se voient de plus en plus souvent opposer des contestations et des procédures judiciaires, en particulier après le vote de la loi pêche de 1984, puis de la loi sur l'eau de 1992.
Les agences de l'eau changent de paradigme dans les années 1990, passant de la gestion hydraulique à la gestion hydro-écologique des bassins (Morandi et al 2016). Certaines d'entre elles (en particulier l'agence Loire-Bretagne héritant d'un terrain favorable) veulent aller plus loin et lancent des projets de destructions d'ouvrage (destructions du barrage de Maisns-Rouges, destruction du barrage de Saint-Etienne-du-Vigan, faisant partie du programme Loire grandeur nature). L'idée est non seulement d'arrêter la construction de barrages, mais aussi de les effacer pour faire revenir une rivière sauvage. Cette vue est favorisée par le fait que les comités de bassin de ces agences, nommés par préfet et non pas élus, comme leurs commissions techniques sur les milieux donnent désormais un poids important aux acteurs de la pêche et de l'environnementalisme, alors que de nombreux usagers en sont exclus (dont la petite hydraulique). Les schémas directeurs (SDAGE) créés par la loi sur l'eau de 1992 vont refléter ce rapport de force, qui reste opaque pour le grand public mais détermine pourtant l'évolution des choix sur l'eau, et sur l'énergie.
La loi sur l'eau de 2006 voit la création de la continuité écologique sous l'incitation des administrations et lobbies ayant commencé ces programmes locaux, avec l'ambition de "geler" 30% du linéaire de rivière en listes 1 (127623 km classés en 2012-2013) et d'y ajouter des listes 2 où le but est de détruire le maximum de sites (46615 km classés). Les hauts fonctionnaire du ministère de l'écologie ne cachent plus leurs intentions dans les séminaires de FNE, comme nous l'avions montré. Mais le bouchon a cette fois été poussé un peu trop loin, puisque cette réforme de continuité écologique voit se lever une vigoureuse opposition riveraine (voir Germaine et Barraud 2017, Lévêque et Bravard 2020). On commence à s'aviser que la vision d'une rivière rendue sauvage de la source à la mer intéresse des groupes militants (naturalistes ou pêcheurs) mais ne répond pas à des attentes sociales larges et qu'elle nuit par ailleurs à beaucoup d'autres usages de la rivière, pas seulement énergétiques. Si des écologues et biologistes de la conservation ont soutenu le mouvement des rivières sauvages dès les années 1980 et 1990, lui donnant une dimension scientifique qui a séduit le décideur, la recherche universitaire se fait aussi plus critique avec le temps et souligne que la naturalité relève d'une vue idéologique ou de choix épistémologiques (voir par exemple Dufour et al 2017, Perrin 2019, Linton et Krueger 2020).
Au long des années 2000 et 2010, la question climatique prend un caractère d'urgence mondiale de plus en plus appuyée, ce qui se traduira par les accords de Paris en 2015. Les Etats sont sommés d'agir, y compris désormais devant la justice, comme l'Etat français ayant perdu récemment un contentieux pour action climatique insuffisante. Du même coup, la politique d'entrave à l'hydro-électricité devient à contre-emploi : les agences de l'eau dépensent l'argent du contribuable à détruire des grands barrages producteurs (comme ceux de la Sélune) et à liquider le patrimoine séculaire formant un potentiel de petite hydro-électricité.
En conclusion : revenir à des rivières sauvages ou équiper des ouvrages pour la transition, il faut choisir
- le potentiel hydro-électrique français en métropole n'est nullement épuisé, on peut ajouter une à trois dizaines de TWh de production d'électricité bas-carbone (équivalent de une à quatre tranches nucléaires), sans compter les hydrauliennes fluviales et systèmes marémoteurs,
- les revendications de retour à la nature sauvage et l'organisation d'une opposition aux barrages sont à l'origine du gel du potentiel hydro-électrique dans les années 1990, avec l'appui de la corporation des pêcheurs de salmonidés engagée de la longue date sur le sujet,
- l'évolution du droit de l'environnement depuis 30 ans s'est inspirée de notions diverses et peu réfléchies dans leur globalité, tantôt une écologie de conservation et restauration qui vise la préservation de la nature sauvage ou le retour à une nature sauvage, tantôt une écologie de gestion raisonnée qui vise à baisser des impacts, en particulier les impacts carbone ces 10 dernières années (ce schéma est classique des questions écologiques, voir l'opposition déjà structurée depuis longtemps aux Etats-Unis, voir les débats sur la nouvelle conservation de la biodiversité),
- nous arrivons à un point de contradiction de ces écologies, car toutes les énergies renouvelables (pas que l'hydraulique) sont fondées sur l'exploitation de sources naturelles et sur l'occupation de l'espace, de même au demeurant que l'idéal de relocalisation des activités économiques (ce qui implique aussi de reprendre sur le territoire national des extractions et transformations qui avaient été délocalisées). Les politiques publiques ne peuvent plus simplement dire qu'elles font de l'écologie, elles doivent préciser de quelle écologie il est question, comment elle se finance et en quoi elle est cohérente (voir par exemple les alarmes de la CRE 2020, faisant suite à d'autres, comme la Cour des comptes 2013),
- concernant le climat et l'énergie, 70% de l'énergie finale consommée en France est d'origine fossile, le bilan carbone des Français dépasse les 11 tonnes d'émission CO2 par habitat quand on inclut les importations. Ces chiffres sont censés être réduits à zéro en 30 ans seulement, une génération. Cela demande une action massive, systématique, année après année. A-t-on les moyens de tenir les engagements climatiques sans assurer l'expansion de toutes les ressources renouvelables, incluant les quelques dizaines de TWh que peut apporter l'énergie hydraulique? Plus encore, face à l'ampleur des investissements d'urgence, a-t-on les moyens et l'intérêt de détruire les ouvrages hydrauliques du pays, politique dont le bilan carbone et hydrique comme les effets sur l'adaptation locale au changement climatique n'ont jamais été mesurés sérieusement? Poser ces questions, c'est sans doute y répondre.