26/06/2021

Les sciences de la nature doivent-elles dicter leurs choix aux citoyens? Réponse à deux chercheurs

Deux chercheurs français ont publié dans la revue Nature une correspondance d'opinion sur le choix du parlement français de protéger les moulins à eau de la destruction promise au nom de la continuité écologique. Nous la traduisons et leur répondons ici.


Pour nos lecteurs non anglophones, nous publions ci-dessous le texte des chercheurs, dont l'original peut-être lu sur le site de Nature

Le vote français pour les obstacles en rivière défie la stratégie de biodiversité
Simon Blanchet & Pablo A. Tedesco
  
Les rivières européennes sont perturbées par plus d'un million de barrières artificielles, notamment de petits barrages, des déversoirs et des gués (voir, par exemple, B. Belleti et al. Nature 588, 436-441 ; 2020). Il existe de solides preuves scientifiques que de telles obstructions peuvent nuire aux systèmes hydrologiques et écologiques, mais le parlement français a voté pour les laisser en place (voir go.nature.com/3ck9mxq).

En limitant le transfert de sédiments et le mouvement des organismes, ces petites barrières créent une succession de tronçons d'eau stagnante et se réchauffant qui menace la biodiversité des eaux douces (M. R. Fuller et al. Ann. NY Acad. Sci. 1335, 31-51 ; 2015). Le démantèlement de ces petits obstacles est le moyen le plus efficace de restaurer la connectivité des rivières et est désormais un objectif mondial (J. E. O'Connor et al. Science 348, 496-497 ; 2015).

La décision du parlement français va à l'encontre de la stratégie de l'UE pour la biodiversité. Il n'a pas non plus de justification économique. La plupart des petits obstacles ne peuvent pas produire d'hydroélectricité et celles qui peuvent contribuer à moins de 1 % de l'électricité française (voir go.nature.com/2rphjch).

À notre avis, le sort de chaque obstacle devrait être décidé en équilibrant ses avantages écologiques et ses coûts socio-économiques.

Nature 594, 26 (2021)
doi: https://doi.org/10.1038/d41586-021-01467-0

Réponse à MM. Blanchet et Tedesco

Voici notre réponse, en forme de précisions et de réflexions :

> le parlement français n'a pas demandé de conserver tous les obstacles en rivière, qui sont de nature très différente (de la buse au grand barrage). Il a acté que les ouvrages des moulins à eau ne devaient pas détruits au titre de l'article L 214-17 du code de l'environnement, ce qui ne prive nullement le propriétaire de la possibilité de le détruire au titre de l'abandon volontaire de son droit d'eau. Le parlement français a ainsi condamné une dérive de la politique de l'eau où l'administration avait tenté de contraindre systématiquement à la destruction de sites patrimoniaux par des pressions réglementaires et financières. 

le parlement français n'a pas voté un abandon de la continuité écologique sur certaines rivières classées à ce titre par la loi de 2006, donc la franchissabilité piscicole et le transit sédimentaire suffisant peuvent toujours être exigés, mais par d'autres moyens que la destruction (gestion de vanne, rampe rustique, passe technique, rivière de contournement). Assimiler la fonctionnalité de connectivité ou continuité à la seule solution de destruction n'est pas cohérent (ou c'est un choix radical qui ne veut pas dire son nom) : il existe des degrés de connectivité (comme il existe, si l'on veut, des degrés de naturalité).

aucune loi française ni européenne n'a posé comme norme que la naturalité totale d'un cours d'eau (au sens de cours d'eau échappant à toute influence humaine qualitative ou quantitative) était l'objectif des politiques publiques. Car c'est tout bonnement impossible, et probablement non souhaitable. Ces politiques évaluent des impacts positifs et négatifs,  arbitrent des coûts, des risques et des bénéfices, ainsi que des règles de droit (dont les règles fondamentales des constitutions, relatives notamment à la propriété).

dans une démocratie et un Etat de droit, le "sort des ouvrages" (de manière générale, le sort des personnes et des biens) est d'abord décidé par le droit ; précisément, le parlement produit le droit dans des lois conformes à la constitution, le juge contrôle et interprète le droit. Le droit de la démocratie moderne vise notamment à protéger les citoyens de décisions arbitraires d'un pouvoir public, sans quoi il serait aisé à n'importe quelle idée séduisant n'importe quelle majorité ou pouvoir du moment d'engager des pressions indues sur des minorités ou des personnes. Si l'on intervient dans le débat politique (ce que font s'ils le veulent les chercheurs), il faut aussi disposer des connaissances propres à la structure et à la contrainte de ce débat. La décision publique de détruire un bien privé se place assez haut dans l'échelle de gravité des décisions. C'est pourquoi elle est très encadrée par le droit et ne relève pas de la routine d'une décision plus ou moins subjective de quelques-uns. 

la stratégie européenne pour la biodiversité est un texte non contraignant (émanant de la Commission) fixant un horizon 2030. Dans le domaine des rivières, cette stratégie demande que 25 000 km de tronçons européens garantissent la continuité écologique. Cet objectif appliqué au linéaire français de rivière par rapport au linéaire européen impliquerait pour notre pays de traiter environ 5000 km de rivière. Or, cet objectif est déjà dépassé par la France dans ses actions de continuité (notre pays a classé 46 615 km de rivières en liste de 2 de continuité écologique, soit à lui seul près du double de l'objectif total de la Stratégie Biodiversité 2030 de l'Europe). La référence complète à ce que dit le texte européen illustre surtout le manque de réalisme, de concertation et de modération de l'administration française "eau et biodiversité", ce qui explique notamment les problèmes de cette politique publique de continuité des cours d'eau.

il est inexact d'affirmer que les ouvrages visés par la loi qui est l'objet de l'article ne peuvent pas produire de l'électricité, plusieurs milliers le font déjà, et plus encore plusieurs dizaines de milliers peuvent le faire. La part de cette production dans le mix énergétique est modeste, mais les chercheurs travaillant sur la question énergie-climat considèrent que toutes les sources renouvelables d'énergie devront être mobilisées pour atteindre l'objectif de neutralité carbone 2050 et de limitation du réchauffement moderne au plus près de +1,5°C par rapport à l'ère pré-industrielle. Au demeurant, lorsque des Etats ne prennent pas les mesures de prévention du réchauffement climatique, ils font désormais l'objet de condamnation devant les cours de justice. Bien que le cas n'ait pas encore été évalué par un juge, on peut considérer que l'administration est en faute si elle tente d'empêcher ou ralentir l'adoption de production bas-carbone sur un site autorisé à ce titre, voire de détruire un site producteur. Cela rappelle à nouveau que l'articulation entre science, politique et droit est complexe.

la science (écologique et hydrologique) des petits ouvrages est loin d'être encore stabilisée, car l'essentiel des travaux de recherche depuis 50 ans a concerné les moyens et grands barrages. En particulier, les ouvrages visés par la loi (ouvrages anciens de moulins à eau, de taille modeste et présents depuis des siècles) sont assez peu étudiés dans leur spécificité. Si les ouvrages peuvent avoir des impacts négatifs démontrés (sur certaines espèces, sur certaines fonctionnalités) puisqu'ils changent la nature locale des milieux aquatiques (donc désavantagent celles des espèces adaptées à certains de ces milieux), des travaux ont aussi montré que les choses ne sont pas en noir et blanc, que les réalités locales sont variables et contingentes (interdisant de généraliser des jugements écologiques comme le font certains textes réglementaires), que les ouvrages sont aussi associés à des régimes écologiques alternatifs de la rivière ainsi qu'à des services écosystémiques (lire ce dossier pour quelques exemples de ces travaux, lire ce livre récent de chercheurs français). De la même manière, une discipline comme l'écologie de conservation (de la biodiversité) n'a pas des paradigmes uniques, les chercheurs discutant entre eux sur ce qu'il faut conserver, pourquoi et comment il faudrait le conserver. Des discussions de la communauté scientifique sur les nouveaux écosystèmes ou écosystèmes culturels, sur l'évolution de la biodiversité, sur le statut des espèces exotiques dans l'estimation de la diversité et de la fonctionnalité des milieux témoignent de la vitalité de ces échanges, vis-à-vis desquels nous devons garder un esprit ouvert.

l'existence d'un impact ne dit rien de sa gravité relative, à supposer que cette "gravité" soit un jugement scientifique et non politique ou moral. La physique, la biologie et la chimie de la rivière étant affectées par de multiples causes, des travaux de recherche en hydro-écologie quantitative ont essayé de mesurer le poids relatif des densités d'obstacles en rivière par rapport à d'autres facteurs de dégradation de qualité de l'eau au sens de la directive cadre européenne. Ces travaux n'ont pas trouvé un poids important pour le facteur obstacle, alors que ces travaux ont montré un poids important pour le facteur pollution de l'eau et pour le facteur usage agricole / urbain des sols du bassin versant (lire le même dossier pour les références). Il paraît donc normal de ne pas faire de la continuité en long un objet majeur des politiques publiques en France et en Europe, alors que la recherche montre la prégnance d'autres dégradations, dont certaines ont par ailleurs d'autres effets indésirables écologiques, sanitaires et sociaux (cas des pesticides et des fertilisants, par exemple). 

plus fondamentalement, la science de la rivière ne se limite pas à la science de la nature, car la rivière est à la fois un fait naturel, un fait historique, un fait social et un fait économique. On ne voit guère au nom de quelle hégémonie épistémologique ou de quelle ontologie confiscatoire l'écologie (comme science) prétendrait seule définir scientifiquement ce qu'est (et encore moins ce que doit être) une rivière. Nous avons besoin d'une approche multidisciplinaire où les sciences naturelles de l'eau prennent l'habitude d'échanger avec les sciences sociales et les humanités de l'eau. Avant cela, nous avons besoin de politiques publiques de recherche où toutes les disciplines peuvent mener des programmes d'enquête scientifique sur l'eau dans toutes ses dimensions. En France, nous avons plutôt une carence de budget sur les sciences sociales et les humanités de l'eau (géographie, histoire, sociologie, droit, économie, science politique...).

enfin, nous vivons dans des démocraties parlementaires et non pas dans des technocraties scientistes (ni des hydrocraties). Cela signifie que le rôle de la science est d'apporter au débat démocratique des informations complètes, robustes, claires, honnêtes, dénuées de biais, d'opinions ou d'idéologies cachés au citoyen ou au décideur, mais que le rôle de la politique est de choisir ce que les citoyens et leurs représentants préfèrent, sans avoir la science comme unique source d'information sur la réalité. Au demeurant, la crise de pandémie covid-19 a clairement montré l'existence de ces arbitrages : la préférence de tels spécialistes de telle discipline n'est pas forcément la préférence politique et sociale. Dans le cas qui nous occupe, cela signifie que la "naturalité" de l'eau telle que définie par des sciences naturelles de la rivière (ou même sa complexité telle que définie par plusieurs sciences) ne sera pas un objectif en soi, simplement un paramètre du débat démocratique parmi d'autres. 

En conclusion, les lecteurs de Nature ont subi des simplifications dans le compte-rendu de la politique française des ouvrages hydrauliques. Ce n'est pas ainsi que nous parviendrons à de bons rapports entre les citoyens sur l'avenir de leurs cadres de vie, incluant les rapports entre la recherche et ces citoyens. En particulier, l'écologie de l'eau et des rivières doit intégrer pleinement la complexité de son objet, qui ne résume pas à un fait de nature qu'il s'agirait de rendre à sa naturalité. Le cas conflictuel des ouvrages hydrauliques a montré qu'il est vain d'entretenir un dialogue de sourds ou un rapport de forces au lieu d'acter qu'il existe plusieurs visions ou ontologies de l'eau et de la rivière, plusieurs états désirables possibles de la nature. On doit chercher des compromis qui permettent à ces visions de se réaliser, plutôt que prétendre à une vue unique devant s'imposer à tous, cette vue fût-elle avancée au nom de la science.

PS : si MM. Blanchet et Tedesco souhaitent préciser leurs vues à nos lecteurs, ces pages leur sont bien sûr ouvertes. 

24/06/2021

La moitié des rivières connaît des assecs dans le monde, une discontinuité qui devrait s'amplifier (Messager et al 2021)

Selon une étude parue dans la revue Nature, plus de la moitié des 23 millions de kilomètres de cours d’eau dans le monde est sèche au moins un jour par an. En France, 35 % de la longueur du réseau hydrologique connaîtrait des phases sèches. Cette tendance, qui possède une base naturelle dans de nombreuses régions, devrait s'accroître dans les prochaines décennies en raison des besoins humains en eau et du changement climatique. Les auteurs de l'étude soulignent que ces ruptures de débit contredisent le paradigme de continuité fluviale qui a alimenté la recherche en écologie aquatique depuis 30 ans. En revanche, cette recherche reste silencieuse sur la dimension sociale du phénomène. Voulons-nous éventuellement retrouver des rivières à sec en saison estivale en nous contentant de constater que c'est après tout un régime naturel? Si l'histoire mondiale des rivières a aussi été l'histoire de la construction de nombreuses retenues sur leur lit ou dans leurs diversions, n'est-ce pas précisément parce que les sociétés ont préféré créer un autre régime fluvial? 


Une réalité déjà observable sur de nombreux territoires en France. 

Une étude internationale menée par des chercheurs de l’Inrae (France), de l’université McGill de Montréal (Canada) et de l’université Goethe de Francfort (Allemagne) s'est intéressée à l'analyse de l'intermittence des cours d'eau, depuis les ruisseaux jusqu'aux fleuves. 

Voici le résumé de leur travail :
"Les eaux vives ont un rôle unique dans le soutien de la biodiversité mondiale, des cycles biogéochimiques et des sociétés humaines. Bien que l'importance des cours d'eau permanents soit bien reconnue, la prévalence, la valeur et le devenir des rivières et des ruisseaux non pérennes qui cessent périodiquement de couler ont tendance à être négligés, voire ignorés. Cet oubli contribue à la dégradation de la principale source d'eau et des moyens de subsistance de millions de personnes. Ici, nous prédisons que l'eau cessera de couler pendant au moins un jour par an le long de 51 à 60 % des rivières du monde en longueur, démontrant que les rivières et les ruisseaux non pérennes sont la règle plutôt que l'exception sur Terre. En tirant parti des données mondiales sur l'hydrologie, le climat, la géologie et la couverture terrestre environnante du réseau fluvial de la Terre, nous montrons que les rivières non pérennes se produisent dans tous les climats et biomes, et sur tous les continents. Nos résultats remettent en question les hypothèses qui sous-tendent les concepts fondamentaux des rivières dans toutes les disciplines scientifiques. Pour comprendre et gérer adéquatement les eaux courantes du monde, leur biodiversité et leur intégrité fonctionnelle, un changement de paradigme est nécessaire vers un nouveau modèle conceptuel des rivières qui inclut l'intermittence des débits. En cartographiant la répartition des rivières et des ruisseaux non pérennes, nous fournissons un tremplin pour relever ce grand défi de la science de l'eau douce."

Cette carte montre la fréquence actuelle de l'intermittence dans le monde :

Extrait de Messager et al 2021, art cit.

Ce graphique montre les causes les plus souvent impliquées, où dominent le climat et la géologie:

Extrait de Messager et al 2021, art cit.

Les chercheurs observent : "De nombreuses rivières et ruisseaux autrefois pérennes sont devenus intermittents au cours des 50 dernières années en raison des prélèvements d'eau, du changement climatique et des transitions d'utilisation des terres, y compris des sections de rivières emblématiques telles que le Nil, l'Indus, le Fleuve Jaune et le Colorado. Compte tenu des changements mondiaux continus, une proportion de plus en plus importante du réseau fluvial mondial devrait cesser de couler de façon saisonnière au cours des prochaines décennies."

Si les cours d'eau sont si souvent intermittents, cela signifie notamment que le paradigme du "continuum fluvial" ayant émergé voici une trentaine d'année n'est pas correct, car il méconnaît le rôle des discontinuités hydriques : "De multiples modèles conceptuels reposent sur l'hypothèse que le débit fluvial augmente de façon monotone en aval des sources jusqu'à l'embouchure, par exemple, le River Continuum Concept, un pilier théorique de l'écologie fluviale. De plus, les modèles actuels définissent la connectivité hydrologique au sein des réseaux fluviaux en termes binaires, soit à écoulement libre, soit perpétuellement fragmenté par des barrières telles que des cascades et des barrages, mais nous montrons que la fragmentation temporaire par assèchement saisonnier est un phénomène répandu sur Terre. En hydrologie, le paramétrage et l'étalonnage des modèles prédictifs de ruissellement et de débit sont généralement basés sur des débits moyens ou de pointe (par exemple, pour la prévision des crues) plutôt que d'être calibrés pour simuler les quantités et le calendrier des étiages, y compris les événements d'arrêt du débit, échouant ainsi pour prédire de manière fiable l'intermittence." 

La découverte n'est pas sans conséquence non plus sur les cycles du carbone et de l'azote, ainsi que sur la biodiversité : "Jusqu'à présent, les estimations mondiales de la biodiversité ont également négligé les rivières intermitentes et ruisseaux éphémères, qui fournissent des habitats uniques pour les espèces aquatiques et terrestres. Enfin, des recherches récentes montrent que l'omission du rôle des eaux intérieures non pérennes dans les modèles de carbone peut entraîner une sous-estimation des émissions de CO2 des eaux intérieures d'environ 10 % ; des biais similaires pourraient miner d'autres estimations biogéochimiques mondiales, notamment en ce qui concerne le cycle de l'azote."

Discussion
Selon une image peut-être un peu trop simpliste issue du "river continuum concept" (voir cet article), le rivière est représentée comme un flux continu d'eau, d'énergie, de nutriments, et tout ce qui interrompt cette continuité est une anomalie (ou n'existe pas dans le modèle du chercheur). Mais si l'intermittence est une réalité massive, cette vision est trop grossière, la rivière peut aussi être interrompue par des assecs, voire disparaître complètement pendant certaines saisons. Le changement climatique risquant de créer une surfréquence des périodes de sécheresses et canicules intenses, qui sont propices à la disparition de l'eau (par déficit pluviométrique et par besoins humains), cette réalité doit inspirer les réflexions d'aménagement de rivière désormais.

La recherche de Mathis Loïc Messager et de ses collègues pose aussi des questions historiques et sociales. 

Pour l'histoire, nous avions fait observer que les siècles passés ont pu connaître des périodes beaucoup plus sèches que la nôtre (voir cet article sur la France). On doit donc s'interroger sur la cause de la présence de très nombreuses retenues, en particulier dans les têtes de bassin comme le montrent les archives. Ces retenues n'étaient pas toujours associées à des moulins pour l'énergie, et on peut faire l'hypothèse qu'elles étaient des réponses à l'assèchement régulier des lits, afin de conserver un peu d'eau en été (pour la pisciculture, l'élevage ou autre besoin local). 


Grappe de retenues en tête de bassin, sur une carte du 18e siècle (Cassini). Les bassins versants ont eu, et ont souvent encore, des dizaines de milliers de ces aménagements. 

Pour la société, on doit ouvrir un débat sur les rivières que nous voulons pour demain. Une fois démontré la naturalité de certains assecs et le risque qu'ils soient plus nombreux à cause du changement climatique induit par l'homme, que doit-on faire? Accepter cela comme une fatalité, voire s'en féliciter sous l'argument que c'est "naturel"? Ou essayer de limiter le phénomène par une autre gestion des eaux de saisons pluvieuses et de saisons sèches? Ce débat est important, car ce ne sont pas les seules sciences naturelles qui définissent les choix des sociétés : elles les informent, avec d'autres sciences, et en tenant compte des attentes humaines. 

Référence : Messager ML et al (2021), Global prevalence of non-perennial rivers and streams, Nature, 594, 391–397

17/06/2021

Le parlement vote l'interdiction de détruire les moulins au nom de la continuité écologique

Ce jour, le Sénat a choisi après un long débat de confirmer l'article de la Loi Climat et résilience qui interdit d'imposer la casse des ouvrages de moulin comme option de restauration de continuité écologique. Barbara Pompili aura tenté jusqu'au bout de défendre la politique décriée de son administration, et des lobbies que subventionne cette administration. Sans succès : elle paie aujourd'hui le silence honteux de son ministère face à des dérives inacceptables qui ont empoisonné la vie des riverains tout au long des années 2010 et qui ont déjà été condamnées par les cours de justice. Il est temps de tourner la page de la continuité écologique destructrice et d'engager les ouvrages dans la transition écologique. 


Les représentants élus des citoyens ont décidé de mettre un frein à la politique aberrante de casse des ouvrages hydrauliques, hélas encore défendue par Barbara Pompili.

En mai dernier, l'Assemblée nationale avait adopté un amendement à la Loi climat et résilience visant à dire expressément que la restauration de continuité écologique devait se faire par d'autres moyens que la destruction des ouvrages anciens, et en particulier des moulins.

Barbara Pompili et ses alliés politiques avaient longuement lutté contre cet amendement, énonçant de nombreuses contre-vérités que nous avions dénonçées et corrigées ici-même. N'ayant pas réussi à l'Assemblée nationale, la ministre de l'écologie a tenté la même lutte au Sénat : elle vient d'essuyer le même échec. Les sénateurs ont décidé de confirmer en toute connaissance de cause le choix des députés, en votant l'amendement du sénateur Guillaume Chevrollier qui allait en ce sens. 

Que nos parlementaires en soient ici remerciés, et félicités.

A demi-mots, de manière allusive, quelques menaces ont été proférées lors des échanges : cet amendement allait empêcher l'apaisement de la continuité écologique et les bons rapports avec l'administration (sous-entendu: la loi des parlementaires élus serait refusée par des instances non élues), les propriétaires devraient payer tout aménagement de leur poche (sous-entendu: seule la destruction peut être subventionnée, soit le contraire de ce que dit la loi de 2006), certaines associations et certains lobbies ne l'accepteraient pas  (sous-entendu: les promoteurs intégristes d'une rivière sauvage sans humain s'estimeront au-dessus des lois), les cours européennes n'entendraient pas la légalité de ce choix (sous-entendu: nous allons faire bâillonner la voix des élus des citoyens français par d'autres moyens). 

Nous regrettons que certains représentants de la République se permettent de telles insinuations : l'apaisement ne viendra certainement pas en laissant encore des casseurs d'instances et de groupes non élus croire que leur cause est juste et qu'elle est au-dessus de la loi. Il est au contraire temps que les pouvoirs publics admettent sans détour l'échec grave de la mise en oeuvre de la continuité écologique par voie de destruction d'ouvrages et engagent les rivières sur des solutions mieux acceptées, plus intelligentes, plus respectueuses des dimensions multiples de l'eau. Plus bénéfiques aussi à l'écologie lorsque celle-ci n'est pas entendue dans un sens très restreint et peu crédible de retour à d'hypothétiques conditions passées de la nature.

La loi ne sera opposable qu'à sa publication au Journal officiel de la République française, sous réserve d'éventuels recours en annulation devant le conseil constitutionnel. Nous vous informerons à ce moment là de l'ensemble des démarches que notre association engagera et de celles que chaque propriétiare pourra mener.

L'association Hydrauxois, engagée depuis 10 ans avec de nombreuses consoeurs contre la folle destruction des patrimoines des rivières françaises, est évidemment satisfaite de cette évolution du droit, même si les termes choisis par les parlementaires ne sont pas exactement ceux que nous aurions utilisés. Nous regrettons par exemple que la protection concerne seulement les moulins, alors que des canaux, des étangs, des plans d'eau, des barrages apportent aussi bien des services écosystémiques et peuvent être mobilisés pour la transition énergétique.

Le sens de ce vote est important, il rejoint des décisions récentes du conseil d'Etat : la régression intellectuelle, politique, sociale consistant à retourner à des rivières sauvages et à mépriser les usages humains de l'eau n'a pas été acceptée comme une voie de l'écologie en France. Il faudra en tirer les conséquences pour l'ensemble des administrations en charge de ce sujet, que ce soit les services déconcentrés (DDT-M, DREAL) ou les établissements publics (agences de l'eau, OFB). Les acteurs de l'eau doivent désormais intégrer les précisions clairement apportées sur le sens de la loi en France. 

Cesser de diaboliser les ouvrages hydrauliques et leurs milieux sous prétexte qu'ils sont d'origine humaine, engager leur gestion écologique intelligente, concevoir des restaurations écologiques compatibles avec les attentes sociales, lutter contre les pollutions innombrables ou les prélèvements excessifs de l'eau, sécuriser partout la ressource face au risque accru de sécheresse, développer l'énergie bas-carbone pour limiter le réchauffement climatique, inventer une co-existence nouvelle et durable de l'environnement, de la société, de l'économie : il y a et il y aura bien assez de choses à faire pour oublier sans regret la destruction lamentable des patrimoines des rivières au nom de la continuité écologique. En Bourgogne, certains syndicats de bassin ont déjà compris la nouvelle donne et engagé une autre politique de bassin versant: ils doivent être imités partout.

14/06/2021

Les plans d'eau d'origine humaine, un outil de conservation de la biodiversité (Zamora-Marin et al 2021)

Des chercheurs ont étudié la faune de divers plans d'eau d'origine humaine en France, en Suisse et en Espagne, incluant des étangs et retenues piscicoles. Ils observent que ces écosystèmes anthropiques n'atteignent pas la biodiversité de leurs équivalents naturels encore présents, mais qu'on y trouve de 42 à 65% des pools régionaux de coléoptères, d'escargots et d'amphibiens. Les types de plans d'eau sont complémentaires, et leur nombre cumulé est un facteur de conservation biologique des espèces. Les chercheurs concluent que ces systèmes aujourd'hui négligés méritent l'attention des gestionnaires car ils peuvent apporter une contribution substantielle à la préservation des espèces de milieux aquatiques et humides. Il est déplorable qu'au lieu d'encourager à cette gestion écologique intelligente, la destruction et assèchement d'étangs et plans d'eau figurent encore dans la politique de certains bassins versants, au nom d'une vision trop étriquée de la biodiversité comme des services écosystémiques.


Les milieux d'eau douce sont considérés comme les écosystèmes les plus menacés dans le monde, malgré le niveau important de biodiversité qu'ils abritent et de services écosystémiques qu'ils apportent. Comme le remarquent Jose Manuel Zamora-Marín et ses collègues dans ce nouveau travail, "les préoccupations concernant la conservation et la gestion des écosystèmes d'eau douce se sont concentrées sur les eaux courantes, telles que les rivières et les ruisseaux, ou les grands lacs. Cependant, des plans d'eau plus petits tels que des mares ont été signalés comme représentant une proportion importante de la surface totale d'eau douce sur Terre, en raison de leurs densités élevées dans la plupart des paysages (Downing et al., 2006). Au cours des deux dernières décennies, un corpus croissant de littérature a démontré le potentiel élevé des plans d'eau à accroître la biodiversité d'eau douce et à agir comme habitats critiques pour la faune (Oertli et al., 2010 ; Céréghino et al., 2014 ; Biggs et al., 2016), en particulier pour les amphibiens (Gómez-Rodríguez et al., 2009 ; Arntzen et al., 2017), les macroinvertébrés (Florencio et al., 2014 ; Hill et al., 2016a, 2019 ; Wissinger et al., 2016) et macrophytes d'eau douce (Nicolet et al., 2004 ; Della Bella et al., 2008 ; Akasaka et Takamura, 2012).

Malgré leurs hautes valeurs écologiques et culturelles pour la société, les plans d'eau de diverse nature ont été pour la plupart négligés par les gestionnaires de l'eau et de la biodiversité, aucun cadre législatif n'existant pour les protéger.

Les chercheurs ont analysé la biodiversité de cinq types de plans d'eau artificiels (étang piscicole, gravière, réserve d'eau en montagne, réserve d'eau en milieu semi-aride, mares urbaines) dans trois zones en France, Suisse et Espagne. La carte ci-dessous montre les zones d'étude.


Extrait de Zamora-Marin et al 2021, art cit. 

Voici le résumé de leurs travaux :

"De plus en plus de plans d'eau artificiels sont créés pour les services qu'ils rendent à l'Homme. S'ils ont le potentiel d'offrir des habitats pour la biodiversité d'eau douce, leur contribution à la diversité régionale est peu quantifiée. Dans cette étude, nous évaluons la contribution relative de cinq types de plans d'eau artificiels à la biodiversité régionale de cinq régions différentes, en étudiant les amphibiens, les coléoptères d'eau et les escargots d'eau douce. Cette biodiversité est également comparée à celle observée dans les plans d'eau naturels de trois des régions étudiées. 

Nos résultats indiquent que plans d'eau artificiels abritent, en moyenne, environ 50 % du pool régional des espèces lentiques. Par rapport aux plans d'eau naturels, les plans d'eau artificiels ont toujours supporté une richesse alpha nettement inférieure (54 % de la richesse naturelle). Les communautés d'invertébrés présentaient des valeurs élevées de diversité bêta et étaient représentées par un ensemble restreint d'espèces largement distribuées et par de nombreuses espèces rares. Il y avait des écarts entre les groupes taxonomiques : dans l'ensemble, les amphibiens ont le plus bénéficié de la présence de plans d'eau artificiels, puisque 65% des pools régionaux d'espèces lentiques pour ce groupe s'y trouvaient, alors que 43% et 42% étaient observés dans le cas des coléoptères et des escargots, respectivement. Cependant, chaque groupe d'invertébrés tendait à être le groupe ayant le plus bénéficié d'un seul type de plans d'eau. Par conséquent, les types de plans d'eau artificiels étaient complémentaires entre eux en termes de contribution à la diversité régionale des trois groupes d'animaux. 

Sur la base de ces résultats, nous prévoyons que les futurs paysages dominés par l'Homme et dans lesquels la plupart des plans d'eau sont artificiels seront particulièrement appauvris en termes de biodiversité d'eau douce, soulignant la nécessité de conserver les plans d'eau naturels existants et de créer de plans d'eau «quasi naturels». Cependant, s'ils sont correctement conçus et gérés, les plans d'eau artificiels pourraient apporter une contribution substantielle au soutien de la biodiversité des eaux douces à l'échelle régionale. De plus, le nombre et la diversité des plans d'eau artificiels doivent être élevés dans chaque paysage considéré."

Ce tableau montre la contribution de chaque type de plans d'eau artificiels (FP: fish ponds; GP: gravel pit ponds; MWP: mountain watering ponds; SWP: semiarid watering ponds; and UP: urban ponds).


Extrait de Zamora-Marin et al 2021, art cit. 

On remarque que les mares urbaines (67%) et les étangs piscicoles (60%) ont tendance à abriter davantage de biodiversité régionale.

Discussion
Cette nouvelle recherche confirme de nombreux travaux antérieurs déjà recensés sur ce site : les plans d'eau d'origine humaine sont loin d'être des déserts biologiques! Ils n'atteignent pas la biodiversité des plans d'eau naturels, ce qui confirme la nécessité de protéger ces derniers de risques d'artificialisation ou d'assèchement. Cela d'autant que les zones humides des lits majeurs ont été largement détruites depuis 3 siècles. Mais pris ensemble, les plans d'eau artificiels représentent  une forte contribution à la biodiversité locale et régionale. Le fait que chaque plan d'eau peut avoir des peuplements dominants qui sont différents des autres indique la nécessité de les considérer comme un ensemble et de les gérer avec une réflexion au niveau de chaque éco-région. D'autres chercheurs français avaient appelé "limnosystème" ce réseau des masses d'eau lentiques aux propriétés et fonctionnalités particulières (Touchart et Bartout 2018). Il est hélas largement orphelin d'attention et de réflexion en France chez les gestionnaires publics, qui se concentrent sur la rivière ou sur des sites isolés remarquables, mais n'ont pas de vision globale sur l'apport des plans d'eau. 

Référence : Zamora-Marín et al. (2021), Contribution of artificial waterbodies to biodiversity: A glass half empty or half full?, Science of the Total Environment, 753, 141987

07/06/2021

Les écologistes ne tarissent pas d'éloges sur la biodiversité de la retenue artificielle de Montbel

Des mouvements écologistes locaux protestent contre la construction de cabanons au bord du lac de Montbel en Ariège. Leur argument : cette masse d'eau artificielle née d'un barrage mis en eau en 1984 est le lieu d'une riche biodiversité d'oiseaux et de chauves-souris, de mammifères et d'amphibiens. Cette réalité contredit évidemment le dogme de la nature sauvage selon lequel tout milieu créé par les humains est dégradé, sans intérêt écologique et doit être "renaturé" au plus vite par destruction progressive de tous les "obstacles à l'écoulement". A quand une étude systématique de la faune, de la flore et des services écosystémiques attachés aux ouvrages humains dans les bassins versants? 

Le Monde, 6 juin 2021. 

Mise en eau en décembre 1984, la retenue de Montbel en Ariège est un lac artificiel, d’une superficie totale de 550 hectares et d'un volume de 60 millions de mètres cubes d’eau. Elle est destinée à l’irrigation agricole et au soutien d’étiage du fleuve Ariège, de son affluent l’Hers et de la Garonne. Cet ouvrage est aussi équipé d’une usine hydroélectrique et d’une base de loisirs.

Si l'on en croit le discours officiel de l'écologie d'Etat ou de celle de certaines ONG, c'est donc une catastrophe : on intercepte et dérive l'eau d'une rivière naturelle, on crée une masse d'eau qui se réchauffe et s'évapore en été, on a dénaturé et dégradé la vie sauvage... 

Or, le journal le Monde révèle que la réalité paraît assez loin de cette caricature : les groupes écologistes locaux, loin de demander la destruction du barrage et du lac, sont en conflit avec un promoteur qui propose de construire des cabanons sur ses rives. Le motif du conflit? Cela pourrait déranger la faune qui profite de l'écosystème artificiel.

Voilà ce que dit le journal :
"Les associations de défense de l’environnement sont vent debout contre ce concept touristique présenté comme un « éco-domaine » par Coucoo, l’entreprise porteuse du projet. Laurence Bourgeois, membre du collectif de riverains « A pas de loutre », ouvre les hostilités : « Il y a des zones à protéger. Et ce projet ne correspond pas à l’urgence climatique ni à la protection de la biodiversité. » Gilbert Chaubet, porte-parole du comité écologique ariégeois, enfonce le clou. « Ce projet est de la pure urbanisation. Les cabanes dont disséminées sur 2,5 kilomètres et créent de la nuisance par leur fonctionnement », affirme cet Ariégeois pure souche, qui craint que la lumière et le bruit perturbent les animaux.

Car aigrettes garzettes, grandes aigrettes, foulques, grèbes huppés, hérons cendrés et 155 autres espèces viennent se nourrir dans cette zone, se reposer et y nicher en période de nidification. Et, parmi elles, quarante-cinq figurent sur la liste rouge nationale des espèces menacées. La loutre, le triton marbré et la chauve-souris en font partie."

Le journal précise que les entrepreneurs porteurs du projets de cabanons ne sont pas d'accord avec cette lecture:
"«Nous sommes considérés comme des envahisseurs assoiffés d’argent et des bétonniers. C’est dommage, et c’est faux », rétorque Gaspard de Moustier, codirigeant de la société avec Emmanuel de La Bédoyère. L’entrepreneur trentenaire préfère opposer à ses détracteurs des «arguments écologiques et scientifiques», en s’appuyant sur les observations menées par le bureau d’études en écologie Nymphalis. Dans ses conclusions, ce rapport de 150 pages indique que «le projet n’est pas de nature à porter atteinte à l’état de conservation des habitants et des espèces».
Il reste au moins une question à trancher, la présence de la loutre dans la retenue:
"« Existe-t-il, oui ou non, une loutre d’Europe sédentaire [dans cette zone] ? », s’interroge Sylvie Feucher, la préfète de l’Ariège. La société dispose de quatre mois pour faire de nouvelles investigations à l’aide de pièges photographiques."
Une chose est sûre : la diabolisation des ouvrages hydrauliques au prétexte qu'ils créent des milieux artificiels forcément dégradés par rapport aux milieux naturels n'a aucun sens. D'une part, les milieux de ces ouvrages sont progressivement colonisés par le vivant aquatique qui apprécie l'existence d'une masse d'eau (l'opposition nature/humanité est un contresens), d'autre part  les services écosystémiques attendus par les sociétés humaines ne se résument pas au niveau de biodiversité endémique. 

Les écologistes de Montbel ont l'air d'en être persuadés, puisqu'ils défendent le barrage et sa retenue artificielle : pourquoi n'en parlent-ils pas à leurs collègues qui, partout en France, appellent à la destruction des milieux aquatiques et humides issus des ouvrages hydrauliques?