Selon une étude parue dans la revue Nature, plus de la moitié des 23 millions de kilomètres de cours d’eau dans le monde est sèche au moins un jour par an. En France, 35 % de la longueur du réseau hydrologique connaîtrait des phases sèches. Cette tendance, qui possède une base naturelle dans de nombreuses régions, devrait s'accroître dans les prochaines décennies en raison des besoins humains en eau et du changement climatique. Les auteurs de l'étude soulignent que ces ruptures de débit contredisent le paradigme de continuité fluviale qui a alimenté la recherche en écologie aquatique depuis 30 ans. En revanche, cette recherche reste silencieuse sur la dimension sociale du phénomène. Voulons-nous éventuellement retrouver des rivières à sec en saison estivale en nous contentant de constater que c'est après tout un régime naturel? Si l'histoire mondiale des rivières a aussi été l'histoire de la construction de nombreuses retenues sur leur lit ou dans leurs diversions, n'est-ce pas précisément parce que les sociétés ont préféré créer un autre régime fluvial?
Une réalité déjà observable sur de nombreux territoires en France.
Une étude internationale menée par des chercheurs de l’Inrae (France), de l’université McGill de Montréal (Canada) et de l’université Goethe de Francfort (Allemagne) s'est intéressée à l'analyse de l'intermittence des cours d'eau, depuis les ruisseaux jusqu'aux fleuves.
Voici le résumé de leur travail :
"Les eaux vives ont un rôle unique dans le soutien de la biodiversité mondiale, des cycles biogéochimiques et des sociétés humaines. Bien que l'importance des cours d'eau permanents soit bien reconnue, la prévalence, la valeur et le devenir des rivières et des ruisseaux non pérennes qui cessent périodiquement de couler ont tendance à être négligés, voire ignorés. Cet oubli contribue à la dégradation de la principale source d'eau et des moyens de subsistance de millions de personnes. Ici, nous prédisons que l'eau cessera de couler pendant au moins un jour par an le long de 51 à 60 % des rivières du monde en longueur, démontrant que les rivières et les ruisseaux non pérennes sont la règle plutôt que l'exception sur Terre. En tirant parti des données mondiales sur l'hydrologie, le climat, la géologie et la couverture terrestre environnante du réseau fluvial de la Terre, nous montrons que les rivières non pérennes se produisent dans tous les climats et biomes, et sur tous les continents. Nos résultats remettent en question les hypothèses qui sous-tendent les concepts fondamentaux des rivières dans toutes les disciplines scientifiques. Pour comprendre et gérer adéquatement les eaux courantes du monde, leur biodiversité et leur intégrité fonctionnelle, un changement de paradigme est nécessaire vers un nouveau modèle conceptuel des rivières qui inclut l'intermittence des débits. En cartographiant la répartition des rivières et des ruisseaux non pérennes, nous fournissons un tremplin pour relever ce grand défi de la science de l'eau douce."
Cette carte montre la fréquence actuelle de l'intermittence dans le monde :
Extrait de Messager et al 2021, art cit.
Ce graphique montre les causes les plus souvent impliquées, où dominent le climat et la géologie:
Extrait de Messager et al 2021, art cit.
Les chercheurs observent : "De nombreuses rivières et ruisseaux autrefois pérennes sont devenus intermittents au cours des 50 dernières années en raison des prélèvements d'eau, du changement climatique et des transitions d'utilisation des terres, y compris des sections de rivières emblématiques telles que le Nil, l'Indus, le Fleuve Jaune et le Colorado. Compte tenu des changements mondiaux continus, une proportion de plus en plus importante du réseau fluvial mondial devrait cesser de couler de façon saisonnière au cours des prochaines décennies."
Si les cours d'eau sont si souvent intermittents, cela signifie notamment que le paradigme du "continuum fluvial" ayant émergé voici une trentaine d'année n'est pas correct, car il méconnaît le rôle des discontinuités hydriques : "De multiples modèles conceptuels reposent sur l'hypothèse que le débit fluvial augmente de façon monotone en aval des sources jusqu'à l'embouchure, par exemple, le River Continuum Concept, un pilier théorique de l'écologie fluviale. De plus, les modèles actuels définissent la connectivité hydrologique au sein des réseaux fluviaux en termes binaires, soit à écoulement libre, soit perpétuellement fragmenté par des barrières telles que des cascades et des barrages, mais nous montrons que la fragmentation temporaire par assèchement saisonnier est un phénomène répandu sur Terre. En hydrologie, le paramétrage et l'étalonnage des modèles prédictifs de ruissellement et de débit sont généralement basés sur des débits moyens ou de pointe (par exemple, pour la prévision des crues) plutôt que d'être calibrés pour simuler les quantités et le calendrier des étiages, y compris les événements d'arrêt du débit, échouant ainsi pour prédire de manière fiable l'intermittence."
La découverte n'est pas sans conséquence non plus sur les cycles du carbone et de l'azote, ainsi que sur la biodiversité : "Jusqu'à présent, les estimations mondiales de la biodiversité ont également négligé les rivières intermitentes et ruisseaux éphémères, qui fournissent des habitats uniques pour les espèces aquatiques et terrestres. Enfin, des recherches récentes montrent que l'omission du rôle des eaux intérieures non pérennes dans les modèles de carbone peut entraîner une sous-estimation des émissions de CO2 des eaux intérieures d'environ 10 % ; des biais similaires pourraient miner d'autres estimations biogéochimiques mondiales, notamment en ce qui concerne le cycle de l'azote."
Discussion
Selon une image peut-être un peu trop simpliste issue du "
river continuum concept" (
voir cet article), le rivière est représentée comme un flux continu d'eau, d'énergie, de nutriments, et tout ce qui interrompt cette continuité est une anomalie (ou n'existe pas dans le modèle du chercheur). Mais si l'intermittence est une réalité massive, cette vision est trop grossière, la rivière peut aussi être interrompue par des assecs, voire disparaître complètement pendant certaines saisons. Le changement climatique risquant de créer une surfréquence des périodes de sécheresses et canicules intenses, qui sont propices à la disparition de l'eau (par déficit pluviométrique et par besoins humains), cette réalité doit inspirer les réflexions d'aménagement de rivière désormais.
La recherche de Mathis Loïc Messager et de ses collègues pose aussi des questions historiques et sociales.
Pour l'histoire, nous avions fait observer que les siècles passés ont pu connaître des périodes beaucoup plus sèches que la nôtre (
voir cet article sur la France). On doit donc s'interroger sur la cause de la présence de très nombreuses retenues, en particulier dans les têtes de bassin comme le montrent les archives. Ces retenues n'étaient pas toujours associées à des moulins pour l'énergie, et on peut faire l'hypothèse qu'elles étaient des réponses à l'assèchement régulier des lits, afin de conserver un peu d'eau en été (pour la pisciculture, l'élevage ou autre besoin local).
Grappe de retenues en tête de bassin, sur une carte du 18e siècle (Cassini). Les bassins versants ont eu, et ont souvent encore, des dizaines de milliers de ces aménagements.
Pour la société, on doit ouvrir un débat sur les rivières que nous voulons pour demain. Une fois démontré la naturalité de certains assecs et le risque qu'ils soient plus nombreux à cause du changement climatique induit par l'homme, que doit-on faire? Accepter cela comme une fatalité, voire s'en féliciter sous l'argument que c'est "naturel"? Ou essayer de limiter le phénomène par une autre gestion des eaux de saisons pluvieuses et de saisons sèches? Ce débat est important, car ce ne sont pas les seules sciences naturelles qui définissent les choix des sociétés : elles les informent, avec d'autres sciences, et en tenant compte des attentes humaines.