Dans un ouvrage dense et érudit, l'historien Serge Benoit montre que l'industrialisation de la France dans la période 1750-1880 fut largement fondée sur l'exploitation de l'énergie mécanique de l'eau et et l'énergie thermique du charbon de bois. Ces énergies renouvelables classiques ont su alors montrer la "modernité de la tradition" issue de la période médiévale. Une réflexion qui nourrit les débats actuels, puisque la fin du fossile conduit chaque territoire à exploiter ses sources naturelles d'énergie.
Serge Benoit, normalien, maître de conférences à l’université d’Evry à la retraite, a mené pendent 40 ans un travail prodigieux d'érudition permettant de renouveler l’histoire des techniques en France. Son nom connu des spécialistes est sans doute familier à un public un peu plus large chez les amoureux du patrimoine industriel de Bourgogne, où Serge Benoit a accompagné la revalorisation patrimoniale des forges de Buffon et plus généralement de la métallurgie cote-dorienne (Chatillon-sur-Seine, Vanvey, Chenecières, Saint-Colombes, etc.). Hélas, son grand projet d'un musée du fer et de l'eau en Bourgogne n'a pas encore vu le jour.
Les textes rassemblés dans ce livre, à l’initiative de Stéphane Blond et Nicolas Hatzfeld, alternent des considérations générales sur les transitions énergétiques dans la phase d'industrialisation de la France et des monographies érudites sur ces transitions en Bourgogne, en Normandie et dans l'Est de la France. Serge Benoit montre qu'à rebours des "
fresques simplificatrices" faisant coïncider la modernité avec la houille et la vapeur diffusant depuis l'Angleterre, il exista en France une "
modernité de la tradition" observable dans la place que l’hydraulique et le charbon de bois ont conservée jusque vers les années 1880. Ces technologies de l'eau et du combustible végétal, plongeant leur racine dans la période médiévale, ne furent pas des résistances passives au changement, mais ont bel et bien connu des cycles d'amélioration continue dans la période 1750-1880. Soucieux d'inscrire les techniques dans le temps et l'espace, dans l'histoire sociale et environnementale, Serge Benoit montre qu'il était rationnel de développer ces savoir-faire là où les alternatives fossiles n'étaient pas réellement disponibles à coût et usage intéressants. Sinon, comme dans le cas des plus grosses usines hydrauliques, en force d'appoint pour les périodes d'étiage.
Evidemment, les amoureux du patrimoine hydraulique liront avec un plaisir particulier les chapitres faisant la part belle à ce sujet. Un de ces chapitres détaille toutes les ressources que le chercheur (et aussi l'association!) peut mobiliser afin de trouver l'origine et l'histoire des sites hydrauliques.
Serge Benoit rappelle le processus de modernisation des roues, avec les modèles du mathématicien Poncelet (1824-1825) et de l'ingénieur amiénois Sagebien (1859-1850), mais aussi l'essor des turbines hydrauliques, dont la France fut un foyer de conception et d'expansion majeure, suite aux travaux de Burdin, Fourneyron, Girard, Callon, mais aussi un peu plus tard de nombreux constructeurs en échange avec des homologues de l'aire anglo-saxonne ou germanique (Fontaine, Jonval, Koechlin, Laurent et Collot). L'hydraulique eut le soutien très pragmatique de l'Etat à travers le corps des Ponts et Chaussées, là où les Mines poussaient à l'abandon du charbon de bois au profit du charbon de terre. L'hydraulique bénéficia aussi d'un aller-retour permanent entre l'amélioration de la conception par la théorie (notamment la puissante école française de mécanique des fluides, dont Navier est la figure la plus connue) et par l'expérimentation (les progrès incrémentaux dans les usines des fabricants connectés aux usagers). Les progrès concernent aussi les matériaux (le métal remplace le bois), les transmissions, l'organisation des espaces de travail.
Au final, "la ruée" vers l'énergie de l'eau fut le véritable moteur de l'industrialisation française dans la première partie du 19e siècle et même un peu au-delà. La connexion avec l'électricité se fit par la suite. Serge Benoit rappelle incidemment que d'autres pays ou régions ont connu ce cas de figure, notamment les Etats-Unis et la Catalogne. Comme tout développement industriel, celui-ci ne fut pas sans conséquence. Certaines passages de l'ouvrage rappelle les conflits d'usage dans des rivières surexploitées par les moulins et nouvelles usines hydrauliques. D'autres analysent l'histoire sociale de ce développement autour des entreprises de métallurgie, de textile, de minoterie.
Le travail de Serge Benoit montre que loin d'une révolution énergétique avec le passage rapide d’un système technique renouvelable à un autre fossile, la modernité connut une transition multiforme avec coexistence et complémentarité des différentes sources d’énergie mécanique ou thermique.
Les technologies énergétiques ont souvent été popularisées dans l'histoire avec des perspectives enthousiastes et utopiques de la part des acteurs privés ou publics. Le fossile, le nucléaire, l'hydrogène, le solaire ont pu être promus comme des solutions "universelles" qui allaient libérer l'humanité du souci de trouver en quantité et qualité l'énergie nécessaire aux machines qui l'accompagnent et la soulagent dans son travail. La réalité est plus modeste, plus complexe et plus prosaïque. Les sources d'énergie tendent à s'accumuler sans disparaître, tant les humains ont pris l'habitude de déléguer leurs tâches pénibles et répétitives à des machines qui convertissent cette précieuse énergie en services. Les trajectoires technologiques améliorent lentement le rendement jusqu'au moment où les gains sont marginaux, puis les innovations peuvent viser l'optimisation des contextes d'usage ou la réduction des impacts indésirables.
L'énergie hydraulique doit certainement son statut exceptionnel (et la fascination qu'elle exerce) à 2000 ans de perfectionnement et de présence dans les sociétés humaines. Une aventure qui n'est pas achevée, puisque la réduction programmée des énergies fossiles impose de déployer à nouveau des énergies renouvelables extraites de l'eau comme du vent, du soleil et de la biomasse.