La Commission européenne vient de publier un document sur la suppression d’obstacles en rivière au nom de la continuité écologique. D’une part, ce document démontre que la France est dans un délire de surtransposition des règles de l’Union, avec des objectifs pour elle seule près deux fois plus ambitieux que ce que suggère la Commission pour toute l’Europe ! Nous avions raison de pointer une dérive intégriste et irréaliste du ministère français sur ce dossier. D’autre part, ce document souligne à nouveau diverses contradictions des politiques écologiques telles qu’elles sont promues par des fonctionnaires français et européens. Explications.
Dans sa stratégie de biodiversité, l’Union européenne fixe un objectif de 25 000 km de rivière à «écoulement libre» (
free flowing) d’ici 2030. Un document de la direction environnement de la Commission européenne vient d’être produit à ce sujet (
télécharger à ce lien). Ce document est une circulaire méthodologique qui n’a pas à date de valeur juridique opposable.
Première leçon : cette ambition européenne de 25 000 km de «rivière libre» signale que la France est allée beaucoup trop loin dans des objectifs irréalistes. Rapporté à la superficie de notre pays, l’objectif européen impliquerait qu’environ 3000 km de rivières françaises ont un objectif d’écoulement libre. Or, le ministère de l’écologie s’est fixé comme but délirant un chiffre de 40 000 km pour notre seul pays, soit davantage que l’objectif de la Commission européenne pour toute l’Union ! En réalité, par les travaux effectués depuis les années 1990, la France a d’ores et déjà fait plus que sa part des objectifs européens.
Nous demandons donc au premier chef de cesser immédiatement la surtranposition aberrante des règles européennes, au vu des conflits et des désagréments innombrables créés par ce choix français de systématiser la continuité écologique en long.
La France doit désormais stopper ses chantiers de continuité, pour se consacrer aux domaines où elle est en retard : recréation de zones humides (continuité latérale, stockage d’eau), lutte contre le réchauffement par l’énergie hydro-électrique, lutte contre la pollution.
La politique européenne de l'eau empêtrée dans ses contradictions et ses objectifs irréalistes
Concernant le fond de ce document de la Commission européenne, on observe le biais déjà identifiés par des universitaires (
Linton et Krueger 2020) : les fonctionnaires de l’environnement développent une «
ontologie naturaliste» selon laquelle la bonne nature serait la nature libérée de tout impact humain, une nature sans l’homme... qui n’existe quasiment nulle part, sinon à titre de construction intellectuelle abstraite.
Le document de la Commission rappelle ainsi :
« Les éléments de qualité d'appui hydromorphologiques sont expressément définis pour attribuer à une masse d'eau fluviale un statut écologique «très bon» (high) et se réfèrent directement à des conditions totalement - ou presque totalement - non perturbées. En ce qui concerne la continuité des rivières en particulier, la définition de l'état élevé fait explicitement référence à l'absence d'activités anthropiques et à la migration non perturbée des organismes aquatiques et des sédiments. Cette définition correspond grosso modo à ce que l'on pourrait généralement comprendre comme une rivière à écoulement libre. »
En jargon moins bureaucratique, cela signifie : le but le plus élevé de notre vision de l’écologie est de supprimer l’humain du paysage. Pense-t-on sérieusement qu'une telle vision anti-humaine a le moindre avenir?
Le modèle utilisé par les gestionnaires définit comme « impact » négatif tout changement physique, biologique, chimique induit par une action humaine. Il s’ensuit des incompréhensions, des contradictions et des conflits en cascade quand, dans la réalité, les humains utilisent l’eau et les rivières pour l’alimentation, l’irrigation, l’énergie, l’industrie, la navigation, les usages domestiques, les loisirs et les aménités. Les humains ne vivent pas dans une nature « sauvage » où ils ne feraient rien, les humains ne sont pas séparés de la nature qu’ils transforment par leur simple existence. La modification du régime naturel (au sens de "non-humain") de l’eau est consubstantielle à la sédentarisation néolithique de l’humanité et la création de nouveaux écosystèmes aquatiques modifiés par les sociétés humaines a commencé voici 8000 ans.
En réalité, les fonctionnaires de l’environnement savent très bien que leur objectif présente assez vite des incompatibilités avec d’autres normes des lois et d’autres valeurs des citoyens. Aussi le diable est dans les détails, et le texte produit par l’Union européenne signale de nombreuses conditions à la restauration de continuité :
- «Lors de la hiérarchisation des obstacles en vue de leur élimination éventuelle, il sera en effet important d'évaluer le rôle qu'ils pourraient encore jouer (bien que dans ce cas, les avantages possibles d'une telle utilisation future doivent être évalués par rapport aux avantages de l'éliminer pour le bien de la restauration de la nature ), ou l'effet autrement bénéfique que ces barrières peuvent avoir (par exemple pour la biodiversité). Il s'agit de tenir compte de la nécessité de maintenir différentes utilisations importantes telles que la navigation intérieure, la production d'énergie renouvelable ou l'agriculture et l'environnement au sens large.»
- «Il serait très difficile d'éliminer les barrières sur toute la longueur d'un cours d'eau et, dans de nombreux cas, une telle ambition ne serait pas compatible avec le maintien d'usages importants.»
- «Lors de la hiérarchisation des obstacles à supprimer, il est également important de prendre en compte les utilisations existantes dans un bassin fluvial, notamment la navigation intérieure, la protection contre les inondations, la production d'énergie ou l'agriculture. Cela contribuera à maximiser les co-bénéfices de telles opérations et à éviter des effets négatifs importants sur des utilisations importantes.»
- «L'importance écologique de certaines structures artificielles doit être reconnue : dans certains cas, des structures qui ne remplissent plus leur fonction première ont créé des niches écologiques spécifiques. Il convient donc de tenir dûment compte de la présence éventuelle de populations indigènes d'espèces reliques ayant survécu grâce à l'isolement»
- «Le soutien de la population locale et des parties prenantes est une condition clé de la réussite des opérations. Il s'agit d'un aspect important à prendre en compte dans la priorisation de l'élimination des barrières. Les avantages de l'intervention doivent être évalués par rapport à d'autres services socio-économiques possibles.»
Il est bien dommage que, très loin du terrain, les fonctionnaires de la Commission européenne ne soient pas informés de ce qui se passe au bord des rivières.
Le cas français leur aurait montré que les politiques de destruction systématique d'un grand nombre de sites hydrauliques ne remplissent justement pas ces diverses conditions. Car les propriétaires, les riverains de site, les populations locales ne souhaitent pas dans la plupart des cas que l'argent public serve à faire disparaître des patrimoines et des profils de rivière appréciés, au profit d'une vitrine de nature sauvage devenue intouchable. Cette vision intégriste a été tentée, elle a échoué, il faut désormais en tirer les conséquences politiques et normatives.
Ce qu’il faut retenir :
- La France a d’ores et déjà dépassé les objectifs européens de continuité écologique en long et, au vu des nombreux problèmes posés, cette politique publique doit être freinée désormais, pour se consacrer à d’autres sujets où notre pays est en retard.
- La définition d’une rivière libre en très bon état écologique implique l’absence quasi totale d’usage humain de la rivière et d’impact humain sur ses eaux, ses berges, son bassin. Un tel statut sera donc réservé à une infime minorité de sites préservés à titre conservatoire de la biodiversité, mais ce ne peut être l’objectif de principe des rivières qui sont depuis des millénaires en co-évolution avec les usages humains.
- Les autres objectifs des politiques publiques (relocaliser l’économie, favoriser des circuits-courts, produire l’énergie à partir de sources renouvelables, gérer les effets négatifs des crues et sécheresses, etc.) sont en contradiction directe avec l’idée que les eaux et rivières deviendraient des « musées du vivant sauvage » où les humains n'auraient aucun impact ni aucune action.
- Pour le mouvement de protection des patrimoines des rivières, il est indispensable de mener une politique d'information des parlementaires et des fonctionnaires européens, afin que ceux-ci s'orientent vers une définition raisonnable et responsable des politiques écologiques.
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