Alors que la qualité de l'eau et de ses milieux avait été dramatiquement altérée au 20e siècle, des lois environnementales ont proposé un nouveau cadre de développement durable à partir des années 1970. Toutefois, ces mesures de bon sens et qui parvenaient à créer un consensus sur les actions nécessaires sont menacées depuis une quinzaine d'années par les excès d'une écologie dogmatique dénonçant systématiquement l'humain comme problème et voulant revenir à une nature sauvage. Au regard de la contamination d'une partie de l'administration par ces idées erronées et dangereuses, il est important que la prochaine loi sur l'eau recadre la politique publique de notre pays à ce sujet. L'eau est un bien commun car elle a de nombreux usages humains, et ce sera d'autant plus évident dans la reconfiguration actuelle du monde: transition énergétique, adaptation climatique, relocalisation productive, économie circulaire.
La loi de 1992 a défini l'eau comme patrimoine commun de la nation, en ces termes : "L'eau fait partie du patrimoine commun de la nation. Sa protection, sa mise en valeur et le développement de la ressource utilisable, dans le respect des équilibres naturels, sont d'intérêt général." (article L 210-1 du code de l'environnement)
En effet, l'eau accompagne les humains depuis toujours, et en particulier depuis l'apparition des sociétés sédentaires néolithiques, qui ont été amenées à maîtriser le cycle de l'eau. Cette eau sert à des usages multiples : alimentation, santé, hygiène, irrigation, élevage, énergie, navigation, industrie, agrément et loisir.
Par ailleurs, l'eau est aussi dangereuse : ses sécheresses comme ses crues peuvent détruire et tuer. Les riverains se sont donc très tôt organisés pour réduire ces aléas, domestiquer le cours de l'eau afin que son défaut comme son excès ne se traduisent pas par des tragédies humaines.
Dans les années 1920-1970, certains abus du développement technologique et économique ont conduit à ré-introduire la question naturelle dans l'équation de l'eau. En effet, l'eau se trouvait massivement polluée par des effluents domestiques, agricoles et industriels. Son usage sans limite pouvait conduire à des tensions sur la ressource car les uns vidaient les cours et les nappes dont devaient aussi profiter les autres. Les interventions trop systématiques des machines pour endiguer les berges, creuser et rectifier les lits, extraire des matériaux, ont mené à un appauvrissement des cours d'eau, et n'ont souvent fait que repousser à l'aval le problème des inondations. Les édifications de grands barrages sans passage pour les poissons et sans relargage des sédiments de la retenue menaient à divers problèmes.
Les politiques publiques ont donc vu la prise en compte croissante de thèmes écologiques sur la dépollution, les espèces, les milieux et les écosystèmes, des décennies 1970 à 2000.
C'est une évolution heureuse. Toutefois, nous arrivons à un nouveau point d'équilibre. D'un excès, nous menaçons de verser dans un autre.
De la défense du cadre de vie à l'exclusion des humains des cadres de vie
Certaines administrations, certains groupes sociaux ou politiques, inspirés des sciences naturelles, voudraient en effet aller nettement plus loin dans les mesures écologiques. Il ne s'agirait plus seulement de chercher un équilibre entre environnement, société et économie – le but premier d'un développement durable des humains dans leurs milieux –, mais d'exiger que les rivières, les lacs, les estuaires reprennent tous un fonctionnement "naturel" tel qu'il était lorsque les humains ne les utilisaient pas.
Ces mesure dites de conservation et de restauration écologiques se sont répandues à compter des années 2000. Elles se fondent sur un idéal de "naturalité" ou "retour à la nature": le bonne eau serait l'eau d'une nature sans l'homme, ce dernier devant sans cesse réduire ses usages, si possible les faire disparaître.
L'écologie était la recherche d'un meilleur cadre de vie pour les humains : elle est devenue pour certains la recherche d'un cadre de vie... sans les humains, voire contre les humains!
La question des ouvrages hydrauliques a été un exemple de cette radicalisation de certaines politiques écologiques, et c'est la raison pour laquelle ce sujet a été si souvent dans l'actualité judiciaire et parlementaire. Au lieu d'aménager des barrages, des seuils, des digues, des canaux pour les rendre conformes à des fonctionnalités écologiques tout en préservant leurs usages et leurs agréments, un discours violent a été tenu depuis 15 ans sur la nécessité de détruire purement et simplement ces ouvrages pour revenir à la nature passée.
L'eau sera critique pour l'économie et la société à venir
Mais ce nouveau discours "hors-sol" où une écologie théorique décrit sa nature idéale passe très mal dans la réalité. Car nous avons toujours besoin d'eau. Plus encore, nous voyons que l'évolution du monde pousse chaque nation à mieux exploiter les ressources de son territoire, dans une logique certes durable mais aussi productive.
Par exemple, nous devons assurer la sortie rapide des sources fossiles qui font les trois-quarts de notre consommation énergétique, ce qui passe par l'énergie de l'eau. Nous devons garantir l'adaptation au changement climatique qui va rendre le cycle de l'eau bien plus incertain, parfois critique dans des épisodes extrêmes de précipitation ou de sécheresse, donc demander des régulations et stockages. La souveraineté alimentaire, l'économie circulaire et le retour de certaines industries en France vont impliquer eux aussi des besoins accrus en eau dans certaines zones. De même, on pense que la démographie continuera de croître au moins jusqu'en 2050, avec 70 millions d'habitants : le souhait de favoriser de plus en plus le local sur le lointain pour des raisons d'économie de ressources et d'énergie fait que l'eau liée aux loisirs verra sans doute sa demande augmenter, chaque territoire devant avoir des offres attractives.
Si l'eau est bien le patrimoine commun de la nation, si l'objectif des politiques publiques est bien sa protection, sa mise en valeur et le développement de la ressource utilisable, il est donc impossible de laisser croire que nous allons revenir à des milieux aquatiques tels qu'ils étaient dans le passé ou tels qu'ils seraient à l'avenir sans aucun usage humain.
Pour sortir d'une certaine confusion des esprits, une évolution de la loi sur l'eau est sans doute nécessaire, comme nous le faisons à intervalle régulier (1964, 1992, 2006). Cette évolution devra préciser plus clairement que l'eau n'est ni un phénomène purement naturel lié à ses propriété physiques, chimiques et biologiques, ni un phénomène purement artificiel lié à ses usages sociaux, économiques et techniques, mais un phénomène hybride à la rencontre de tout cela. Cette évolution devra aussi rappeler plus fortement que l'eau comme bien commun inclut tous les usages que la société juge nécessaires et bénéfiques.