Analysant un siècle d'études scientifiques sur l'eau dans son bassin versant, des chercheurs montrent que ces travaux sont archi-dominés par l'approche biophysique, peu interdisciplinaires, ignorant en particulier les sciences sociales et humanités de l'eau. Ils concluent que ce déséquilibre de la représentation scientifique nourrit une mauvaise information des politiques publiques. L'eau n'est pas uniquement un fait physique, chimique, biologique, elle est aussi un fait social et culturel, une manière de voir et de vivre des riverains. Pour l'avoir ignoré, certains choix publics sont confrontés à des oppositions et des échecs.
Une rivière, une chaussée d'un moulin devenu usine hydro-électrique, une passerelle, des baigneurs connaissant le coin, un paysage de bord de l'eau... la réalité des bassins versants va toujours très au-delà que ce qu'en disent les seules sciences de la nature.
Yongping Wei et Shuanglei Wu ont analysé un siècle de base de données scientifiques (Web of science) sur l'étude des bassins versants. Ces études ont concerné 217 disciplines (sur les 254 répertoriées dans le Web of science). Les chercheurs chinois ont séparé ces disciplines en 5 groupes : biophysique (physique, biologique, chimie), climatique (en raison de l'importance particulière de ce sujet comme facteur d'évolution), sociétal, économique, gouvernance.
Voici le résumé de leur recherche :
"À l'aide de publications dans la base de données Web of Science (WoS), cette étude examine la collaboration de recherche sur les 95 bassins fluviaux mondiaux les plus étudiés depuis 1900. Les liens des disciplines impliquées et des problèmes de gestion étudiés entre les aspects biophysiques, économiques et sociétaux, les sous-systèmes climatiques et de gouvernance de ces bassins fluviaux ont été examinés.
Nous avons constaté que les collaborations de recherche étaient dominées au sein du sous-système biophysique (65,3 %) depuis la période de prédéveloppement des connaissances (1900-1983), avec des augmentations continues (de 18,5 %) pendant le développement rapide (1984-2000) et la stabilisation (12,9 % d'augmentation) (2001–2017). Cependant, les collaborations de recherche liées au sous-système sociétal sont restées marginalisées (variaient à environ 1 %), tandis que celles liées au sous-système de gouvernance se sont élargies dans les questions étudiées (32,8 %) mais n'ont pas été soutenues par les disciplines de gouvernance de base (3,4 % ).
Les principales conclusions expliquent pourquoi les bassins hydrographiques mondiaux sont dégradés du point de vue du développement des connaissances, et elles peuvent aider à la planification stratégique et à la gestion de la recherche scientifique pour améliorer la capacité de gouvernance en modifiant la relation entre l'homme et la nature sur les bassins hydrographiques de l'Anthropocène. Relever les défis de l'Anthropocène nécessite une transformation du modèle actuel de développement des connaissances, une révolution dans la gouvernance de la science."
Ce schéma montre le très fort développement des études sur les bassins versants, qui connaît une croissance exponentielle après les années 1960, pour se stabiliser à un niveau élevé après les années 2000.
En terme de lien entre les disciplines, il y a quelques échanges entre la biophysique, le climat et l'écologie, mais quasiment rien avec les sciences sociales et politiques de l'eau.
Wei et Wu observent : "En tenant compte du nombre de publications dans chaque sous-système, la plus grande force de collaboration (FC) se situait dans les sous-systèmes biophysiques au cours de cette période (FC = 65,3 %), principalement entre les disciplines des sciences de l'environnement et des ressources en eau. 75 % du total des FC du sous-système biophysique ont été apportés par ses 10 principales disciplines. En raison du nombre limité de publications dans d'autres sous-systèmes, leurs forces de collaboration avec le sous-système biophysique se sont considérablement réduites, la plus importante (FC = 21,6 %) se situant entre les sous-systèmes biophysique et économique. 80 % du total des FC entre ces deux sous-systèmes ont été apportés par les 10 principales disciplines biophysiques et les disciplines économiques liées à la technologie/l'ingénierie et l'agriculture. Certaines forces de collaboration ont été établies entre les sous-systèmes biophysiques et climatiques (6,9 %), et les sous-systèmes biophysiques et de gouvernance (8,9 %), alors que les forces de collaboration dans d'autres sous-systèmes étaient négligeables (FC < 3 %)."
Discussion
Ce travail confirme le biais massif que nous avons observé dans la connaissance des cours d'eau alimentant les politiques publiques en Europe et en France. La rivière est réduite pour l'essentiel à un phénomène physique et subsidiairement économique, alors qu'elle est aussi une construction historique, un choix politique et un fait social. La domination de l'approche "naturaliste" (réduisant le cours d'eau à ce qu'en disent des sciences de la nature) et économiciste explique aussi bien l'incompréhension sur des dégradations de l'Anthropocène (car on n'interroge pas les représentations et motivations des riverains) que la vive opposition rencontrées par certaines politiques autoritaires de "restauration de la nature" (ignorant la manière dont les riverains vivent et se représentent cette nature).
Référence : Wei Y et S Wu (2022), The gulf of cross-disciplinary research collaborations on global river basins is not narrowed, Ambio, 51, 1994–2006
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