01/11/2022

Le conseil d’Etat censure à nouveau le ministère de l’écologie et restaure la démocratie riveraine

Nouvelle victoire en justice pour l’association Hydrauxois et ses co-plaignantes : le décret scélérat du 30 juin 2020 est annulé. Ce décret créait un régime d’exception pour les chantiers dits de «renaturation», empêchant toute  étude d’impact environnemental pour vérifier les effets réels des travaux  et toute enquête publique pour donner la voix aux riverains concernés. Un mépris incroyable pour les droits des citoyens, pour les attentes sociales, pour les patrimoines historiques, pour les milieux en place. Ce coup de force voulu par la direction eau & biodiversité du ministère de l’écologie est annulé par le conseil d’Etat, rappelant que les travaux modifiant les écoulements ont des impacts sur la sécurité publique et les inondations, ce seul moyen juridique suffisant à établir l’illégalité du décret, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres problèmes créés par lui. Le ministère de l’écologie doit changer de logiciel sur les rivières et plans d’eau : nous refusons une idéologie aveugle et dogmatique d’un soi-disant retour à la nature d’antan, nous exigeons des projets prenant en compte toutes les dimensions de l’eau, démontrant qu’ils ont un intérêt social et écologique, répondant à une adhésion citoyenne.



Le 30 juin 2020, le gouvernement promulguait un décret n° 2020-828 définissant les travaux de «restauration des fonctionnalités naturelles des milieux aquatiques» relevant de la rubrique 3.3.5.0. de la nomenclature annexée à l’article R. 214-1 du code de l’environnement. L’effet concret de ce décret était de supprimer l'autorisation administrative avec étude d’impact environnemental et enquête publique pour ces travaux, quand bien même ils modifiaient plus de 100 m de cours d’eau ou de plans d’eau installés sur cours d’eau. 

L’association Hydrauxois et ses co-plaignants (Fédération des moulins de France FDMF, Fédération des moulins FFAM, Association des riverains de France, France Hydro Electricité, Union des étangs de France) ont déposé une requête en annulation de cet article du décret. Le conseil d’Etat vient de leur donner raison. 

Le conseil d’Etat se contente d’étudier un seul des moyens avancés, le non-respect de l’article L 214-3 du code de l’environnement, en citant expressément le problème que peuvent poser des arasements de digues et barrages : 
« Il résulte des dispositions de l’article L. 214-3 du code de l’environnement (…) que les installations, ouvrages, travaux et activités susceptibles notamment de présenter des risques pour la santé et la sécurité publiques, ou d’accroître notablement le risque d’inondation, doivent être soumis à autorisation. Si, ainsi que le soutient le ministre de la transition écologique, la création, dans la nomenclature des installations, ouvrages, travaux et activités ayant une incidence sur l’eau ou le fonctionnement des écosystèmes aquatiques, de la rubrique 3.3.5.0 regroupant les travaux ayant uniquement pour objet la restauration des fonctionnalités naturelles des milieux aquatiques et la soumission de ces travaux à un régime de déclaration a été prévue pour répondre à l’objectif de simplifier la procédure pour des projets favorables à la protection de ces milieux, au renouvellement de la biodiversité et au rétablissement de la continuité écologique dans les bassins hydrographiques, il ressort des pièces du dossier que certains de ces travaux, notamment quand ils ont pour objet l’arasement des digues et des barrages, mentionné au 1° de l’article 1er de l’arrêté du 30 juin 2020, auquel renvoient les dispositions litigieuses du décret attaqué, sont susceptibles, par nature, de présenter des dangers pour la sécurité publique ou d’accroître le risque d’inondation. Par suite, en soumettant à déclaration tous les travaux ayant pour objet la restauration des fonctionnalités naturelles des milieux aquatiques, indépendamment des risques et dangers qu’ils sont susceptibles de présenter, les dispositions du h) de l’article 3 du décret attaqué méconnaissent l’article L. 214-3 du code de l’environnement. »

Normalement, l’annulation d’un acte administratif implique que cet acte est réputé n’être jamais intervenu. Mais si les conséquences de cette rétroactivité sont complexes à gérer, le juge peut transiger. En l’occurrence, sauf pour les projets ayant donné lieu à contentieux avant le prononcé de cet arrêt du conseil d’Etat, celui-ci prendra effet à compter du 1er mars 2013.
« Eu égard aux conséquences manifestement excessives de l’annulation rétroactive des dispositions du h) de l’article 3 du décret attaqué, ainsi que de l’arrêté du 30 juin 2020, en raison notamment de l’intérêt général qui s’attache au maintien des travaux qui ont fait l’objet d’une déclaration en application de ces dispositions ou dont la demande de déclaration est en cours d’instruction, il y a lieu de différer l’effet de leur annulation au 1er mars 2023 et de préciser que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision contre les actes pris sur son fondement, les effets des dispositions litigieuses doivent être regardés comme définitifs. »

Les dérives scandaleuses de la direction eau & biodiversité du ministère de l'écologie à nouveau condamnées par la justice
Cette nouvelle victoire censure les manœuvres honteuses de la direction eau & biodiversité du ministère de l’écologie. Le décret du 30 juin 2020 prétendait en effet :
  • Eliminer la démocrate riveraine en affirmant qu’un projet supposément «écologique» était au-dessus des règles ordinaires et permettait de modifier les cadres de vie riverains comme les milieux en place, sans aucune concertation ni analyse sérieuse.
  • Détruire à marche forcée le patrimoine historique et hydraulique, mais aussi les habitats anthropiques, les fonctionnalités écologiques et le potentiel hydro-électrique attachés aux ouvrages en place souvent de très longue date.
  • Torpiller le processus de continuité écologique dite "apaisée" (sic) puisque, promulgué en pleine concertation au comité national de l’eau, ce décret avait montré la mauvaise foi des hauts fonctionnaires du ministère et leur indifférence complète aux arguments des associations de moulins, étangs, plans d’eau, riverains, ou des syndicats d’hydro-électricité.
Le résultat de cette tentative de passage en force est évidemment désastreux pour ses auteurs : 
  • Le ministère de l’écologie se trouve à nouveau censuré, nouvelle preuve de son abus de pouvoir récurrent sur ce sujet des ouvrages hydrauliques, de leurs usages et de leurs milieux. 
  • Les agents publics sous la tutelle de ce ministère se trouvent à nouveau fragilisés, car leur direction administrative montre de la confusion et de la précipitation, sans être capable de prendre la mesure de diverses contradictions entre l’idéologie de la «renaturation» et le droit.
Il est temps de sortir du désastre lié à une vision aveugle de la «restauration de milieux» s’estimant systématiquement au-dessus des lois depuis 10 à 15 ans :
  • Tous les manuels de génie écologique rappellent que les travaux sur les écoulements, même ayant pour finalité un gain écologique supposé, ont des effets notables sur les milieux et les cadres de vie dont certains négatifs (changement de régime crue-sécheresse, fragilisation des fondations bois et rétraction agrile, fragilisation des berges, incision du lit, baisse de la nappe d'accompagnement, etc.). Un chantier est un chantier, qu'il s'inspire de l'écologie ne garantit absolument pas l'absence d'erreurs, de troubles ou de dommages.
  • De nombreux travaux scientifiques montrent que les habitats anthropiques attachés à des ouvrages ont des fonctionnalités écologiques, des services écosystémiques, des biodiversités faune-flore, donc il faut évidemment étudier l’ensemble avant d’intervenir.
  • La doctrine juridique française de l'eau n'est pas le retour à la nature sauvage, comme semblent le penser certains personnels publics un peu égarés entre leurs convictions personnelles et le droit s'imposant à leur fonction, mais la gestion équilibrée et durable prenant en compte différentes aspirations et différentes dimensions de l'eau
  • Ce chantiers sont essentiellement financés sur argent public et au nom d’un intérêt général, c’est aux riverains de donner leur avis en étant correctement informés.
Le ministère de l’écologie doit ainsi prendre la mesure du désastre de sa politique de restauration écologique des rivières, qui a focalisé les oppositions depuis 10 ans dès lors qu’elle était dans une indifférence complète à la dimension historique, paysagère, usagère et sociale de nos rapports à l’eau. Nous appelons à nouveau, de la manière la plus pressante, Christophe Béchu et Agnès Pannier-Runacher à supprimer les directives, circulaires, décrets et arrêtés qui sont devenus caducs suite à l’évolution des lois et suite aux décisions des cours de justice, pour les remplacer par une nouvelle directive aux agents eau & biodiversité qui soit conforme au droit. Le pourrissement de la situation et le désordre complet des instructions administratives ne sont plus une option

Pour action, que peuvent faire les citoyens?
Concrètement, deux cas de figure intéressent cette décision du conseil d'Etat:
  • Si vous êtes déjà engagés sur un contentieux de destructions d’ouvrages ou de modification d’un lit de rivière réalisé au nom de la restauration écologique et sans avoir respecté les anciennes dispositions (donc un chantier entre le 1er septembre 2020 et le 31 octobre 2022), vous pouvez vous prévaloir de l’abus de pouvoir qui consistait à supprimer l'autorisation administrative, l’étude d’impact et l’enquête publique.
  • Si vous avez sur votre bassin versant un projet en cours d’étude qui vise à modifier plus de 100 m de cours d’eau (ou plan d'eau sur cours d'eau), vous devez immédiatement saisir le maître d’ouvrage du projet (souvent un syndicat de rivière, parfois un parc naturel, une intercommunalité ou une fédération de pêche) ainsi que le préfet pour exiger le respect des procédures antérieures au décret du 30 juin 2020.
Nous proposerons prochainement une lettre-type à adresser aux syndicats de rivière et aux préfets, pour tous les collectifs citoyens et toutes les associations aujourd’hui en lutte contre les casseurs d’ouvrages hydrauliques, les destructeurs de patrimoines sociaux, les liquidateurs de potentiel hydro-électrique, les assécheurs de milieux aquatiques et humides. Le combat pour la démocratie riveraine continue: nous le gagnerons ensemble !

Référence : Conseil d’Etat, arrêt n° 443683, 443684, 448250, 31 octobre 2022

Merci de votre soutien, d'autres procédures sont engagées!
L’association Hydrauxois remercie ses adhérents, qui lui permettent de mener ces combats juridiques pour rétablir la démocratie riveraine et défendre une vision moins dogmatique sur les patrimoines de l’eau. Nous invitons tous nos lecteurs à nous rejoindre et nous soutenir (adhésion à ce liendon paypal à ce lien) car nous demandons aussi à la justice l’annulation des six SDAGE 2022, reflets de cette idéologie autoritaire et dévoyée de la «renaturation» sans concertation, et nous avons d'autres contentieux sur des chantiers locaux  délétères de destruction de patrimoines, paysages et milieux d’intérêt. Nous menons ce travail en justice pour essayer de traiter à la racine les problèmes normatifs liés à ces dérives de la politique de l'eau, et aider ainsi les citoyens qui, localement, sont souvent désemparés, sans habitude de se défendre au tribunal, parfois sans moyens de le faire. 

31/10/2022

Lettre ouverte aux parlementaires sur la nécessité de la relance hydro-électrique en France

L'association Hydrauxois envoie une lettre ouverte aux députés et aux sénateurs à propos de la place de l'énergie hydraulique dans la future loi d'accélération des énergies renouvelables, et au-delà dans l'énergie du 21e siècle pour notre pays. Les sénateurs diront cette semaine si, oui ou non, ils passent outre le blocage du gouvernement sur les amendements en faveur du déploiement  de l'hydro-électricité. Et engagent ainsi pleinement les rivières françaises dans l'effort de décarbonation de notre énergie. 


Mesdames et messieurs les parlementaires,

L’énergie de l’eau est la plus ancienne des énergies renouvelables, qui s’est développée au fil des deux derniers millénaires, s’est adaptée aux évolutions de l’économie et de la société, et s’est insérée dans le paysage de nos bassins versants. Elle est un pilier indispensable de la transition bas carbone qui vise à libérer la France et l’Europe du fossile d’ici 2050.

Et pourtant, dans un incroyable contre-sens historique, le gouvernement et son administration entravent cette énergie quand ils ne la font pas purement et simplement disparaître de nos territoires et de leurs cours d’eau.

L’été dernier, la France a achevé de détruire les barrages EDF de la Sélune, qui produisaient une énergie bas-carbone depuis près de 100 ans, et formaient deux lacs d’eau potable et de loisir. On dépense 50 millions d’euros d’argent public pour démolir notre patrimoine commun. Contre l’avis des riverains et des élus locaux. Derrière ces grands barrages publics, des milliers de moulins et petites usines hydro-électriques ont aussi été rasés sur les rivières françaises, et continuent de l’être aujourd’hui même.

Détruire ces ouvrages utiles en pleine pénurie d’eau et d’énergie, c’est un scandale public. Les riverains en sont outrés.

L’espoir derrière ces destructions est certes généreux, et nous en partageons le motif : mieux protéger des poissons grands migrateurs. Sauf qu’il existe des méthodes non destructrices et efficaces qui parviennent à ce résultat. Que ces poissons étaient encore là quand les moulins parsemaient nos rivières en plus grand nombre. Et que là où des ouvrages ont été détruits, hélas, les sécheresses, les pollutions, les faibles niveaux d’eau ne permettent pas le retour en nombre de ces migrateurs. Opposer l’ouvrage hydraulique au poisson migrateur, opposer la biodiversité au climat, ce n’est pas la bonne solution. Il faut concilier ces enjeux, et avancer. 

En réalité, la France est le seul pays qui s’est flatté dès les années 2000 de copier les Etats-Unis et d’engager cette politique radicale de destructions de barrages hydro-électriques. Mais comment un pays qui a recours massivement aux énergies fossiles les plus sales pourrait-il être notre modèle en ce domaine ? Quel sens peut avoir l’importation de l’éloge américain  du «retour à la vie sauvage» pour nos autres Européens, qui vivons avec nos rivières depuis des millénaires, dans une culture un peu moins simpliste que l‘opposition du sauvage et de la société ? Qui peut tout simplement croire qu’utiliser l’argent du contribuable à détruire des moulins, étangs et autres ouvrages hydrauliques en 2022 est une bonne politique publique face aux incroyables défis écologiques, sociaux et économiques qui sont devant nous ? 

L’hydro-électricité est non seulement très bas-carbone, mais elle a le plus fort score de popularité des énergies, avec 90% d’image positive dans le sondage SER réalisé pour alimenter la réflexion des élections présidentielles. Or aujourd’hui, quand l’administration de l’eau ne détruit pas, elle assomme de coûts et de procédures qui rendent impossible une chose simple comme la relance d’une roue ou d’une turbine au droit d’un moulin ou d’une petite usine déjà autorisés. Songez que certains de nos adhérents ont dû se battre 5, 6, 7 ans en justice pour que le conseil d’Etat condamne finalement les entraves de l’administration et les autorise à produire de manière propre et durable! Connaissez-vous un autre exemple de répression de citoyens qui s’engagent pour le climat, y investissent leur argent et leurs efforts?

Le plus irritant pour ces citoyens que nous représentons, c’est que le parlement a déjà été saisi de ces problèmes ces dernières années, qu’il a déjà légiféré pour remettre de l’ordre dans ces pratiques. Cela de manière transpartisane car, comme les Français, les parlementaires de tous bords sont largement convaincus de l’intérêt de l’hydro-électricité.

Ainsi dans la loi auto-consommation de 2019 , le parlement a demandé de mobiliser la petite hydro-électricité face à l’urgence climatique et écologique ; dans la loi climat et résilience de 2021, le parlement a décidé d’interdire la destruction de l’usage actuel et potentiel des ouvrages hydrauliques, face aux risques des sécheresses comme face aux nécessités de la transition énergétique.

Mais rien n’y fait. 

Mesdames et messieurs les parlementaires,

Aujourd’hui nous sommes engagés dans les conséquences graves d’une guerre sur le sol européen. Nous affrontons des pénuries et des inflations, douloureuses pour les ménages et les entreprises. Le gouvernement présente de manière judicieuse un projet d’accélération des énergies renouvelables : l’hydro-électricité en est encore la grande oubliée (pas la seule), alors qu’elle est parmi les plus entravées. 

Ce n’est pas normal. Il faut donc aller plus loin pour faire comprendre le message.
  • Nous vous demandons de reconnaître l’hydro-électricité comme d’intérêt public majeur, quelle que soit la puissance mobilisée par les porteurs de projets, en conformité avec la décision du conseil constitutionnel de 2022 ayant défini le patrimoine hydraulique et l’énergie hydro-électrique comme d’intérêt général.
  • Nous vous demandons de mobiliser par la loi les agences de l’eau et établissements publics de bassin pour associer la continuité écologique à la relance énergétique, donc gagner sur les deux tableaux, biodiversité et climat.
  • Nous vous demandons de simplifier la relance des dizaines de milliers d’ouvrages de moulins et petites usines déjà autorisés, déjà en place, qui ne créent aucun impact nouveau, qui n’artificialisent pas et qui doivent être encouragés à participer à l’effort commun de production bas-carbone.

Par avance et au nom de tous nos adhérents, nous vous remercions de votre intérêt et de votre engagement pour cet enjeu d’intérêt général !

29/10/2022

Pourquoi le gouvernement bloque sur l’hydro-électricité ?

Ni les médias spécialisés ni les parlementaires eux-mêmes ne comprennent pourquoi le gouvernement a exclu l’hydro-électricité du projet de la loi d’accélération des énergies renouvelables. Ni pourquoi il tente en ce moment même de dissuader d’intégrer l’énergie hydraulique dans les échanges parlementaires. La raison ? Le poids d'une faction radicale et favorable à la démolition des ouvrages hydrauliques au sein de l’appareil administratif en charge de l’écologie.



L’absence de l’hydro-électricité (parmi d’autres sources d’énergie) dans le projet de loi d’accélération de l’énergie renouvelable est déplorée quasi-unanimement. La Coordination Eaux & rivières humaines, le Syndicats des énergies renouvelables et l’Union française de l’électricité l’ont signalé quand ils ont été auditionnés à l’assemblée nationale. Les médias spécialisés parlent d’angle mort

Les parlementaires eux-mêmes constatent la tiédeur voire l’opposition du gouvernement sur le sujet. Même ceux de la majorité présidentielle, qui comprennent mal cette posture. Le gouvernement affirme que ce sujet particulier sera traité «plus tard», «dans une autre loi», car il est «compliqué». Le but de l'actuel projet de loi est d'accélérer et simplifier, mais pour l'hydro-électricité, il s'agirait surtout de retarder et de complexifier. Pendant ce temps-là, les catastrophes climatiques s'accumulent.

Croire le gouvernement sur ses bonnes intentions futures pour l'hydraulique, c’est mal connaître ce qui se joue depuis 10 ans sur la question des ouvrages en rivière et de la fameuse réforme catastrophique de continuité dite écologique. Plus largement ce qui se joue dans la vision technocratique actuelle de l’écologie. Les projets de loi sont préparés par les hauts fonctionnaires. Et les hauts fonctionnaires ont déjà tranché, ils ne veulent pas sérieusement relancer l'hydraulique en France, en particulier sur les dizaines de milliers de sites déjà présents sur les cours d'eau.

Les factions administratives essaient d'imposer leur idéologie et leurs clientèles, sans déranger les grands pollueurs
Le ministère de l’écologie – à travers la direction eau et biodiversité (DEB) de l’administration centrale, ses affiliées (DDT-M, DREAL, agences de l’eau, office de la biodiversité) et ses clientèles (minorités actives de pêcheurs de salmonidés et de naturalistes, syndicats de rivière dépendant des subventions publiques) – s’est lancé dans le projet fou de détruire le maximum d’ouvrages de moulins, forges, étangs, plans d’eau et même parfois de grands barrages EDF comme sur la Sélune (contre l'avis de leurs syndicats, indignés de ce sacrifice à un club de pêcheurs de saumons). Incapables de lutter contre les pollutions et d’atteindre le bon état des eaux, ces bureaucraties détournent l’attention en prétendant que les ouvrages hydrauliques sont la source de tous les maux. Elles ont fait de cet ouvrage un diable : impossible d’accepter des politiques publiques qui reconnaitraient ses usages et inciteraient même à les développer. 

De surcroît, ces bureaucraties n’ont aucune envie d’avoir à gérer des petits producteurs d’énergie sur les rivières : elles préfèrent liquider le maximum de sites, se concentrer sur quelques grands industriels, selon un tropisme français bien connu d’incapacité de l’Etat à travailler à échelle du terrain. Ce n’est pas pour rien non plus que les grands lobbies industriels et agricoles ayant l'habitude de négocier avec l'Etat n’ont pas objecté à la destruction des petits sites hydrauliques en zone rurale, peu peuplée et pauvre : la vitrine offerte par cette soi-disant «renaturation» est un alibi très commode pour tout le monde. Ses victimes n'ont guère de poids à Paris ni dans les comités de bassin, où de toute façon elles ne sont pas conviées

Mais voilà, les «petits» n’ont pas accepté d’être sacrifiés au nom des arbitrages faits dans les hautes sphères. 

La politique de continuité écologique destructrice est un échec qui a soulevé des centaines de confits sociaux et de contentieux en justice, qui a déjà suscité des jurisprudences adverses au conseil d’Etat et au conseil constitutionnel, qui a déjà été réajustée par plusieurs lois successives, dont celle de 2021 («climat et résilience») ayant été obligée d’interdire purement et simplement la casse des ouvrages – car un certain nombre de fonctionnaires militants étaient incapables de comprendre les avertissements maintes fois lancés par les parlementaires, les cours de justice et même des audits administratifs.

Ne surtout pas relancer les moulins et petites usines hydrauliques, en espérant pouvoir les casser à nouveau demain
Pour l’instant, la direction eau et biodiversité du ministère de l'écologie fait le dos rond, tout comme ses antennes en agences de l’eau et préfectures : elle n’a pas changé un iota de son idéologie, elle espère que de futures lois permettront d’autoriser ses casses, elle laisse pourrir la situation sur les rivières en n'ordonnant pas aux services instructeurs de respecter les nouvelles dispositions. Elle ne veut surtout pas que des lois rendent des usages aux ouvrages de moulins et usines à eau, comme par exemple la loi discutée en ce moment. Là encore c’est un tropisme français : les politiques ne dirigent plus leurs administrations, ces administrations se contentent d’attendre les alternances et ne jugent pas forcément utiles de modifier leurs habitudes, même quand les lois ont changé. 

Nous avons déjà signalé à M. Béchu et à Mme Pannier-Runacher que l’administration dont ils ont la charge est engagée dans une longue dérive, d’abord par surtransposition arbitraire des lois françaises et européennes, puis depuis 3 ans par refus d’appliquer les lois et jurisprudences. Sans réaction des ministres par une directive ou circulaire opposable qui abroge les dispositions réglementaires anciennes devenues illégales et ordonne aux fonctionnaires de l’eau de suivre les orientations nouvelles des législateurs et des cours de justice, nous serons contraints d’avoir recours au contentieux contre le gouvernement.

D’ici là, nous appelons les députés et les sénateurs à ne pas s’en laisser conter : non seulement la France ne détruira pas ses ouvrages hydrauliques au nom d’une vision extrémiste de soi-disant retour à la rivière sauvage, mais elle doit urgemment mobiliser ces ouvrages, tant en prévention du réchauffement climatique (production d’énergie propre) qu’en adaptation à ses effets déjà inévitables (gestion des crues et sécheresses). 

Il faut mettre fin aux gabegies d’argent public qui détruisent un patrimoine utile et apprécié, engager une politique de gestion écologique intelligente (et non de destruction stupide) des ouvrages de rivière, les intégrer dans le nouvel horizon de transition qui vise à retrouver notre souveraineté énergétique sur fond d’économie relocalisée et en circuits courts. Il faut aussi acter que la transition énergétique ne se fera pas uniquement par quelques grands acteurs industriels concentrés : elle devra impliquer la mobilisation des ménages, des entreprises et des collectivités, y compris par des productions locales. 

Trois dossiers à diffuser à vos députés, sénateurs, élus locaux :

28/10/2022

Après la destruction des ouvrages du Thouet, la nature fait mal les choses

Sur le Thouet, on a détruit des ouvrages hydrauliques mais la rivière ne fait pas ensuite ce qu'on attendait d'elle. Donc on remet près de 370 000 € de dépenses publiques au pot afin que les pelleteuses expliquent à la nature comment elle doit se comporter. Le tout avec des commentaires très autosatisfaits des responsables et techniciens du syndicat, mais sans aucun engagement clair pour les gains apportés à la société et aux riverains. 



Les pelleteuses s'activent à nouveau sur la rivière Thouet, au niveau de la commune de Saint-Martin-de-Sanzay (Deux-Sèvres). S'agit-il d'une nouvelle destruction de chaussée de moulin ou de barrage de plan d'eau? Non, cette fois il s'agit de gérer les conséquences de ces travaux de démolition déjà effectués voici quelques années. 

Problème : le profil de la rivière après la destruction des ouvrages et la disparition de leurs remous hydrauliques ne plaît pas à nos représentants officiels de la nature. Alors on reconvoque le BTP et ses pelleteuses pour créer le profil souhaité. "L'idée, c'est d'accompagner ce qu'aurait fait la nature sur plusieurs siècles", explique à la Nouvelle République le technicien de rivière. C'est formidable : on dit d'abord qu'il faut "renaturer", puis on constate que la "nature" ne fait pas ce qu'on espère, donc on change à nouveau le lit fluvial avec des engins mécaniques. 

Coût de ces travaux : une bagatelle de 368 800 €, payés par le contribuable. Une somme s'ajoutant aux destructions des ouvrages, de leurs usages et de leurs plans d'eau.

L'argument entendu dans la décennie 2010 selon lequel un effacement d'ouvrage coûte moins cher qu'un aménagement de continuité avec respect de l'ouvrage est donc mensonger : faire disparaître l'ouvrage implique des interventions lourdes en amont et aval pour éviter les effets d'incision, maîtriser les nouveaux écoulements pour éviter des dommages aux tiers, parfois rehausser en urgence car l'eau manque l'été, etc. 

Par ailleurs ces travaux sont le plus souvent faits sur la base d'hypothèses théoriques d'évolution des écoulements et des sédiments, sans modélisation dynamique du bassin versant, alors que ces paramètres dépendant d'autres choses que les ouvrages (l'évolution du climat, des usages des sols, des pompages de l'eau, etc.).

Quelques questions non posées par les journalistes :
  • comment ces anciens et nouveaux travaux vont réagir aux sécheresses et aux crues de la "nature" qui est, faut-il le rappeler, un tout petit peu transformée par le changement hydroclimatique?
  • les services écosystémiques du Thouet avec et sans ouvrage ont-ils été estimés de manière objective (sans oublier des services dans un cas et sans les exagérer dans d'autres) ?
  • le suivi de biodiversité va-t-il concerner le lit mineur et majeur, toutes les espèces et non pas seulement quelques poissons et insectes d'eaux courantes?
  • les citoyens ont-ils donné leur avis sur la rivière qu'ils souhaitaient, en étant correctement informés des différents enjeux, en se voyant proposer des alternatives, sans a priori?
  • l'agence de l'eau respectait-elle l'avis des citoyens ou exerçait-elle un chantage financier en prévenant qu'elle ne paierait le taux maximum de subvention qu'en faveur de certains travaux et pas d'autres? 
  • quels sont les critères objectifs de succès que ces gestionnaires de l'eau s'engagent à suivre dans le temps, en prenant leur responsabilité face aux citoyens si les critères ne sont pas remplis?
  • ces critères de succès correspondent-ils à un intérêt général conforme à la gestion équilibrée et durable de l'eau telle que définie par la loi, ou plutôt à une passion naturaliste sans base juridique claire?

27/10/2022

Vers une analyse critique et une appropriation démocratique de la restauration de rivière

La restauration de rivière est devenue un fétiche des politiques de l’eau – et une véritable industrie drainant les subventions publiques comme le marché des compensations écologiques. Un ouvrage vient de paraître qui analyse les dimensions sociales, économiques et politiques de cette restauration. Celle-ci s’est présentée depuis 25 ans sous un angle naturaliste, avec fort peu de distance critique, comme si le fait d’invoquer des thèmes génériques et généreux (la nature, la biodiversité) suffisait à ne pas discuter plus avant des choix faits, de leurs motivations, de leurs objectifs, de leurs conséquences, de leurs alternatives. Mais la rivière est un fait historique et social autant qu’un fait naturel. Il n’y a aucune légitimité intellectuelle et politique à n'envisager les trajectoires de cette rivière que sous l'angle exclusif d'une nature séparée des aspirations humaines.


Marylise Cottet, Bertrand Morandi et Hervé Piégay viennent de diriger un livre sur les perspectives sociales, économiques et politiques de la restauration de rivières. Cet ouvrage s’adresse aux experts et aux chercheurs, mais aussi aux praticiens de la restauration et aux acteurs impliqués dans les enjeux de cette politique publique.

Cet ouvrage est bienvenu car la rivière a été saisie dans la seconde partie du 20e siècle par ce que l’on peut appeler une «hégémonie naturaliste» : la quasi-totalité des publications à son sujet concernait les champs de la physique, la chimie, la biologie, l’hydrologie, l’écologie, c’est-à-dire une approche de la rivière comme fait naturel (voir notre recension de Wei et Wu 2022). Ces sciences sont évidemment fort utiles, leurs travaux enrichissants pour la connaissance et pour le débat démocratique. Mais il y a un absent de taille dans la pièce : les humains, dont les attitudes, les préférences et en dernier ressort les actions ont modifié le visage des rivières depuis des millénaires. Car la rivière est aussi un fait historique, un fait social, un fait économique. Sans une approche inter- ou trans-disciplinaire, il est impossible de comprendre les dimensions multiples de la rivière, impossible d’avoir une information correcte pour alimenter des politiques publiques. Sans un dépassement de l’opposition nature-culture, il est aussi difficile d’interpréter ce qui se passe au bord de l'eau, puisque les humains transforment leurs milieux par leurs choix autant que l'évolution des milieux incite les humains à changer leurs préférences.

L’ouvrage note que si les sciences sociales et humanités de l’eau sont peu mobilisées sur les restaurations de rivière, la tendance est néanmoins à la hausse des recherches : 10% des publications dans la décennie 2010 contre 5% dans la décennie 2000 et 2% dans la décennie 1990. C’est une bonne nouvelle de notre point de vue, mais cela signifie aussi que, vu le décalage entre la réflexion et l’action, les politiques actuelles de restauration de rivières ont été théorisées, conçues et portées dans le cadre d’une hégémonie quasi totale des sciences naturelles. On ne verra les impacts des travaux des sciences sociales et humanités de l’eau que dans l’avenir, lorsque l’élargissement du champ de vision sur la rivière au-delà du cadre naturaliste permettra de prendre un peu de distance critique, d’évaluer des effets négatifs, indésirables ou imprévus, de comprendre comment certaines décisions ont été fabriquées.

De quoi parlent les sciences sociales et humanités de l’eau ? Les auteurs discernent trois grands enjeux d’investigation en passant en revue la littérature récente :
  • Les relations entre les humains et les rivières, sous l’angle des représentations, des aspirations, des éthiques et des pratiques
  • Les enjeux politiques et de gouvernance des choix publics d’intervention sur les rivières, avec les questions du rôle des experts, des jeux d’acteurs avançant chacun leur vision et de la co-construction des projets par les riverains concernés
  • L’approche économique de la restauration fluviale, avec la question de l’estimation des coûts et bénéfices, en particulier de l’objectivation de bénéfices non-marchands et non-monétaires
Ces points sont exposés de manière synthétique dans le chapitre introductif, puis déclinés dans une quinzaine de monographies. L’une d’elles est dédiée aux controverses autour des démolitions de petits barrages aux Etats-Unis et en France (travaux de Marie-Anne Germaine, Ludovic Drapier, Laurent Lespez et Beth Styler-Barry).

Diversité des vues sur la restauration écologique
Si la restauration écologique est déjà devenue une politique publique, elle n’est pas pour autant une ambition toujours clairement définie. On «restaure» quoi? En vue de quoi? Selon quelle vision «écologique»? Les choses ne sont pas si claires qu’elles le paraissent dans la communication de ces politiques. Nous traduisons ci-après différentes définitions d'experts de la restauration de rivière rappelées par les auteurs, y compris à la fin celle choisie par les trois chercheurs ayant dirigé le livre.

CNRC 1992, p. 18 : «La restauration est définie comme le retour d’un écosystème à une approximation de son état d’avant la perturbation. Lors de la restauration, les dommages écologiques causés à la ressource sont réparés. La structure et les fonctions de l’écosystème sont recréées.»
 
Stanford et coll., 1996, p. 393 : «L’objectif de la restauration des rivières devrait être de minimiser les contraintes d’origine humaine, permettant ainsi la réexpression naturelle de la capacité de production. Dans certains, sinon la plupart, des cours d’eau à intensément régulés, les contraintes d’origine humaine peuvent avoir progressé au point que la pleine réexpression de la capacité n’est ni souhaitée ni possible. Néanmoins, cela implique que les principes écologiques de base appliqués aux rivières dans un contexte naturel et culturel peuvent conduire à la restauration de la biodiversité et de la bioproduction dans l’espace et dans le temps. Mais les contraintes doivent être supprimées, et non atténuées.»
 
Downs et Thorpe 2000, p. 249- 250 : «Il est maintenant largement reconnu que la restauration des rivières au sens de Cairns (1991) – 'Le retour structurel et fonctionnel complet à un état d’avant la perturbation' – est rarement réalisable.  « La 'restauration des rivières' pratique est, en fait, un exercice historiquement influencé d’amélioration de l’environnement par la modification morphologique. Il est probablement plus exact de parler de réhabilitation de la rivière.» 

McIver et Starr 2001, p. 15, citant le site Web de SER : «La restauration écologique peut être définie comme ‘ le processus d’aide au rétablissement et à la gestion de l’intégrité écologique’, y compris une ‘gamme critique de variabilité de la biodiversité, des processus et structures écologiques, du contexte régional et historique, et des pratiques culturelles durables’.»

Wohl et coll., 2005, p. 2. : «Nous définissons la restauration écologique des rivières comme l’aide au rétablissement de l’intégrité écologique dans un système de bassin versant dégradé en restaurant  les processus nécessaires pour soutenir l’écosystème naturel dans un bassin versant. Parce que les contraintes techniques et sociales empêchent souvent la restauration ‘complète’ de la structure et de la fonction de l’écosystème, la réhabilitation est parfois distinguée de la restauration.»

Palmer et Allan 2006, p. 41-42 : «La restauration des rivières signifie réparer les cours d’eau qui ne peuvent plus remplir des fonctions écologiques et sociales essentielles telles que l’atténuation des inondations, la fourniture d’eau potable, l’élimination des niveaux excessifs de nutriments et de sédiments avant qu’ils n’étouffent les zones côtières, et le soutien des pêches et de la faune. Des rivières et des ruisseaux sains améliorent également la valeur des propriétés et constituent un hub pour les loisirs.»

Chou 2016, p. 2 : «La restauration des rivières signifie différentes choses pour différentes personnes. En termes d’échelle et de portée, il peut s’agir d’un retour structurel et fonctionnel complet à l’état pré-perturbateur, d’un rétablissement des conditions partiellement fonctionnelles et/ou structurelles des cours d’eau (c’est-à-dire la réhabilitation), d’un rétablissement de l’état naturel d’un écosystème fluvial sans vraiment viser l’état vierge d’avant perturbation (c’est-à-dire la renaturation), ou d’un aménagement de l’état actuel des cours d’eau et de leurs environs dans le but d’améliorer leur environnement,  les caractéristiques sociales, économiques ou esthétiques (c’est-à-dire l’amélioration).»

Cottet, Morandi et Piégay 2021 : «En adhérant à l’affirmation de Chou (2016, p. 2) selon laquelle ‘la restauration des rivières signifie différentes choses pour différentes personnes’, nous adoptons une définition relativement large de la restauration dans ce livre. Nous ne faisons pas de distinction entre certains concepts couramment utilisés tels que la restauration, la réhabilitation, la renaturation ou les actions de revitalisation. Nous considérons comme restauration toute intervention humaine couvrant une qualité considérée comme dégradée ou perdue. Cette qualité peut être perçue en termes de biodiversité, de dynamique hydromorphologique, de paramètres physico-chimiques, de beauté du paysage ou même de possibilité d’usage récréatif.»

Ces citations permettent de comprendre plusieurs choses :
  • Les définitions de la restauration de rivière sont variables, certaines veulent recréer totalement un écosystème sans impact humain quand d’autres se contentent d’énumérer des pistes d’amélioration ou des services écosystémiques (logiques de naturalité ou de fonctionnalité).
  • Il n’y a pas vraiment de consensus sur la possibilité réelle de «restaurer» des écosystèmes anciens ou antérieurs, et même un scepticisme apparent chez beaucoup sur la possibilité de le faire.
  • L’exercice n’est pas exempt chez certains d’une indifférence au facteur humain et d’une circularité autoréférentielle (il faut restaurer la nature parce que la nature a été modifiée, sans qu’on sache en quoi c’est forcément un problème ni si les humains ayant modifié la nature pour certaines raisons sont d’accord avec l’implication des objectifs de restauration).
  • Quand l’exercice se réfère à une préférence humaine, il devrait exposer comment cette préférence se crée et se manifeste (si elle est le simple avis d’experts, si elle exprime réellement l’avis des citoyens, ou de fractions des citoyens et dans ce cas lesquelles, si elle répond à une évolution du milieu perçue comme négative et pourquoi, etc.)
Pour notre part, et comme nous l’avions exposé dans un article précédent, nous doutons qu’il existe une  «restauration» à proprement parler. Nous observons que les humains instaurent des états de la rivière, aujourd’hui comme hier. Même quand ils le font en se réclamant de l’écologie et d’une certaine référence naturelle, cela reste un choix humain parmi les possibles. Cela reste aussi de manière très prosaïque des chantiers modifiant l'état existant de milieux, suivis d’observations, de contrôles et de règles d’usage. Donc cela reste le lot commun de ce que font les humains depuis toujours. Il est ainsi «artificiel» ou «culturel» d’entretenir une condition ou une trajectoire de naturalité au nom d'une préférence pour cette naturalité. La référence à la «restauration» ou à la «nature» paraît  davantage un choix lexical, symbolique et sémantique de légitimation, parce que ce vocabulaire répond à certaines aspirations de l’époque, en tout cas dans certains milieux sociaux. 

En France, des choix radicaux ont été faits sur la continuité écologique
Subsidiairement et de manière plus politique, cet état des lieux confirme de notre point de vue le caractère radical des choix des agents publics de l’eau en France (agence de l’eau, DDT-M, OFB, syndicats) toutes les fois où ils ont fait pression financière et règlementaire pour exiger la destruction complète de site (moulin, étang, plan d’eau), à savoir la forme la plus aboutie de la «renaturation». Cela de manière peu démocratique puisque les instances de décision réelle sur les programmes d'intervention en rivière sont opaques, fermées, ignorées de l'immense majorité des riverains.

Etant nous-mêmes des acteurs engagés sur ces sujets, nous utiliserons donc ces données pour exposer aux juges et aux élus combien ces agents ont  procédé à une interprétation orientée, située à un extrême parmi la diversité réelle des options de la recherche appliquée. Et cela sans fondement dans la loi française, qui n’a jamais validé ces formes extrêmes de renaturation comme relevant d’une quelconque obligation ni d’une gestion équilibrée de l’eau. (C’est même le contraire : le droit français agrège des strates anciennes et nouvelles dont la cohérence ne permet pas d’exclure le facteur humain comme guide des choix publics.)

Une des informations du livre est d’ailleurs ce constat de fait : «Au-delà des rapports de force latents, de nombreuses publications analysent également les projets de restauration sous l'angle des conflits ouverts, ou du moins des oppositions qu'ils suscitent. Ces oppositions sont particulièrement fortes concernant certaines mesures de restauration. Les projets de restauration de continuité, notamment de suppression de barrages, qui entraînent généralement des bouleversements majeurs des paysages et des usages, apparaissent comme les plus controversés.»

Il y a donc bien un problème avec la continuité écologique destructrice. Parce qu’il y a des humains qui n’y voient aucune forme de justice ni de bienfait. Parce qu’il y a des non-humains (ouvrages, paysages, héritages, nouvelles biodiversités) suffisamment attracteurs pour susciter leur protection et la promotion d’une configuration alternative des eaux, des sédiments, des espèces, des modes d’existence. 

Une politique publique n’a pas pour vocation de créer des problèmes, mais de proposer des solutions : l’avenir de la continuité est donc en suspens. Le combat que nous menons avec les personnes, associations, collectifs, syndicats, élus dont la voix était ignorée ou marginalisée commence à porter ses fruits. 

Pour aller plus loin, il faudra penser et proposer une nouvelle direction de la restauration de rivière, dépassant par le haut les limites de son approche naturaliste, reposant sur un cadre démocratique plus élargi.  Il est de ce point de vue assez navrant que la direction générale environnement de la commission européenne ne soit pas informée de ces controverses dont les chercheurs observent qu’elles sont fréquentes, et ne propose que la «suppression d’obstacle» comme option de restauration de rivière dans le projet actuel de règlementation Restore Nature. Manifestement, les bureaucraties du sommet sont toujours coupées des réalités sociales à la base. Et elles semblent choisir pour les conseiller des experts peu informés (ou alors eux-mêmes biaisés par un engagement naturaliste assez situé). 

Il est important que le mouvement des ouvrages hydrauliques oppose non seulement la légitimité de son existence aux projets de destruction de cette existence, mais aussi ces travaux réalisés par des universitaires et scientifiques sur les controverses en cours concernant l’avenir des rivières.

Référence : Cottet M., Morandi B., Piégay H. (2021), What are the political, social, and economic issues in river restoration? Genealogy and current research issues, in Morandi, B.,Cottet, M., Piégay, H., River restoration: Political, social, and economic perspectives, John Wiley & Sons, chapter 1, 1-47.