17/11/2022

La renaturation fait l’apprentissage de la démocratie, réponse à Truites & compagnie

Par leur récente victoire au conseil d’Etat, notre association et ses consœurs ont rétabli la démocratie riveraine et la démocratie environnementale en soumettant à l’étude d’impact et à l’enquête publique tout chantier qui modifie un linéaire conséquent de milieux aquatiques. Un billet de Truites & compagnie déplore cette décision du conseil d’Etat, prétend qu’elle serait contraire à l’intérêt général et accuse notre association d'être mue par la simple quête d'un intérêt privé lié à l'hydro-électricité. Réponse et précisions à ce sujet.


L’article de Truites et compagnie est principalement axé sur l’idée que «l’intérêt général» et «les intérêts privés» s’opposent. En forçant le trait (mais à peine, car le billet est assez caricatural), il y a les gentils défenseurs de l’intérêt général qui veulent renaturer les rivières selon leur vision de l’écologie et sans qu’on les importune, les méchants défenseurs des intérêts privés qui osent leur mettre des bâtons dans les roues (car leur désir secret serait de se faire plein d’argent avec de l'hydro-électricité). 

L’intérêt général, ce n’est pas chacun qui le proclame
Depuis 1789, et comme l’observe un universitaire spécialiste du sujet (Truchet 2017), «l’intérêt général désigne toujours les besoins de la population, ou pour reprendre une expression de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, «la nécessité publique» : est d’intérêt général ce que ces besoins ou cette nécessité commandent ou permettent en un lieu donné et à un moment donné.» Il est donc pour le moins curieux de considérer comme contraire à l’intérêt général une avancée du droit qui permet à la population de donner son avis (ici, sur des chantiers en rivière). En fait, tout le sens de la démocratie environnementale depuis 30 ans est justement de conférer ce droit aux citoyens.

L’intérêt général s’exprime dans la loi, après que le législateur a entendu l’ensemble de la société. Eventuellement, si les citoyens sont en désaccord sur le sens de la loi, l’intérêt général se tranche par le juge. L’intérêt général n’est donc pas la décision arbitraire d’une faction administrative et gestionnaire qui estimerait être au-dessus des autres citoyens, ici dans sa vision et gestion de la nature. Ne pas comprendre cela, c’est avoir un problème profond de cohérence vis-à-vis de ce que sont la démocratie et l’état de droit. Ce n’est pas tenable longtemps pour une action publique.

L’auteur du billet de Truites & compagnie dit à ses pairs qu’il leur faut se pencher sur le droit. C’est en effet indispensable et il est bien dommage que le personnel d’instances publiques ou d’associations à agrément public ne dispose pas d’une solide formation en ce domaine. Se pencher sur le droit, c’est découvrir que les normes de l’action humaine ne sont pas réductibles à l’idéologie de tel ou tel citoyen ou de telle ou telle faction de citoyen. Le droit est donc une bonne école de découverte du pluralisme, de compréhension de la complexité et de respect de la diversité des vues en démocratie. 

Les chantiers de renaturation sont des chantiers comme les autres
Comme nous l’avions déjà exposé, le droit français et plus précisément le code de l’environnement définit les termes de la gestion durable et équilibrée de la rivière. Les chantiers dit de renaturation ou restauration de rivière sont des chantiers de gestion : ils doivent donc respecter ce que dit le droit à ce sujet. Or il suffit de lire le texte de la loi pour comprendre que les dimensions naturelles de l’eau (fonctionnalités, biodiversités, etc.) y sont équilibrées par des considérations sociales, sanitaires, sécuritaires, économiques. Demander un « blanc-seing » pour changer des linéaires importants de milieux aquatiques sans contrôle du citoyen et sans étude d’impact de ce que l’on fait, c’est évidemment arbitraire. 

Il faut aussi rappeler qu’un chantier est un chantier. N’importe quel manuel de génie écologique reconnaît que certains travaux, et en particulier les destructions d’ouvrages hydrauliques, ont des effets adverses et indésirables à contrôler. Citons notamment :
  • incision de lit,
  • affaissement de berge,
  • risque géotechnique par rétraction argile ou pourrissement de fondation bois, 
  • remobilisation de sédiments pollués, 
  • baisse du niveau de la nappe et effet sur les réseaux d’eau, 
  • changement du régime local des crues et des sécheresses, 
  • risque de destruction d’espèces protégées ayant colonisé l’habitat, 
  • risque de remontée d’espèces invasives. 
Cette liste ne concerne que des dimensions physiques, chimiques, biologiques, sans parler de l’appréciation des citoyens sur les usages et les paysages, ainsi que des droits de propriété protégés constitutionnellement. 

Et vous voulez que tout cela se passe d’étude d’impact et d’enquête publique ? C’est vraiment inquiétant si vous prétendez avoir un rôle de gestionnaire public… 

L’hydro-électricité sans caricature
Concernant l’hydro-électricité, le billet est franchement caricatural. Mais assez classique des éléments de langage du milieu pêcheur, qui fait croire aux élus que les personnes relançant des moulins à eau sont d’affreux capitalistes voulant amasser des fortunes immenses en tuant des poissons. Ce type de discours est un résidu assez archaïque des années 1980,  déconnecté de la réalité des sites et des pratiques. Il est à peu près inaudible à l’heure où tout le monde a désormais conscience des risques climatiques et où chaque kWh compte pour éviter les émissions carbone, tant en production (élimination du carbone) qu’en consommation (sobriété du carbone).

En tout état de cause, Hydrauxois n’est pas un syndicat de producteur d’hydro-électricité, c’est une association de riverains qui défend l'eau et le droit de l'eau (voir le PS plus bas). Cela inclut l’écologie et le climat mais aussi bien la culture, le paysage, la société, l’économie. Car justement, l’intérêt général ne peut pas être confisqué par une seule vision de l’eau, ses usages, ses imaginaires. 

L’hydro-électricité fait partie des énergies soutenues à échelle nationale, européenne et mondiale dans le cadre de la lutte contre le changement climatique et de l'urgence à ne pas dépasser les 2°C de hausse de température, si possible les 1,5°C. Elle est aussi promue comme option par le GIEC. C’est donc difficile de recevoir des leçons d’intérêt général de la part de gens qui s’opposent au développement de cette hydro-électricité, voire qui détruisent des ouvrages producteurs, même des ouvrages EDF détenus par l'Etat, donc les citoyens

La renaturation n’est pas une mission sacrée, elle est objet d’examen critique
A dire vrai, beaucoup de chantiers de restauration des milieux aquatiques sont intéressants et notre association y est favorable. Ce sont certains travaux qui ont focalisé une forte opposition, dont la nôtre, et il faut comprendre pourquoi. 

La restauration de continuité écologique en long est la plus contestée des politiques publiques de l’eau, car elle a de nombreux défauts quand elle se fonde sur la destruction des ouvrages hydrauliques (choix français ultra-majoritaire de la décennie 2010). Elle nuit en ce cas à des éléments de biens communs comme à des règles inscrites dans la loi sur la gestion durable et équilibrée de l’eau : protection des milieux aquatiques et humides en place, stockage de la ressource en eau, adaptation climatique, lutte contre la pollution, promotion de l’énergie renouvelable, protection du patrimoine culturel. C’est justement son défaut d’intérêt général qui a mené à sa réforme et, parfois, à sa condamnation par la justice. Cette destruction d'ouvrages et de milieux liés aux ouvrages est d'autant plus déplorable qu'il existe diverses options non destructrices pour assurer la continuité.

Plus largement, les politiques de renaturation ou restauration de rivière doivent être soumises à l’examen critique et à l’avis des citoyens. Les rivières sont un hybride de nature et de culture, il est impossible de prétendre les confisquer dans une vision purement naturaliste alors que c’est contraire à l’expérience humaine depuis toujours. L’écologique contre le social, cela ne marche pas. Il est symptomatique que l’auteur voit sa mission comme «offrir aux milieux les moyens d’être plus résilients face aux agressions de notre société».

Les humains vivent avec l’eau comme l’eau vit avec les humains, une séparation mentale à ce sujet est une sorte de contradiction insoluble (je défends l’eau contre les humains… alors que je suis humain et que mon action vise comme celle des autres humains à un certain état de l’eau). 

Même le choix de «renaturer» est lui aussi un choix humain de configuration de la rivière selon certains objectifs et certaines préférences. Mais ce choix se discute forcément, il ne peut pas être arbitraire. Au demeurant, les politiques de renaturation affirment en général qu’elles vont apporter d’autres choses que la seule nature (baisser des pollutions, réduire des crues, adapter au climat, élargir les services de la biodiversité, etc.) et il faut donc au minimum démontrer que leurs chantiers parviennent vraiment à de tels objectifs. 

Qui a gâché l’idée de continuité au nom de dogmes et d’intérêts particuliers ? 
La restauration de continuité écologique en long par démolition des sites et milieux en place échoue souvent à cette démonstration de son intérêt, elle a donc suscité une forte résistance citoyenne dont notre association est l'une des voix. Dans bien des cas, la continuité en long aura été l’alibi de publics particuliers pour des intérêts particuliers (par exemple, dépenser l'argent public rare de l'écologie pour maximiser des salmonidés à la demande des pêcheurs de salmonidés). Cela s’explique notamment par le fait que cette continuité a été reprise en France de la loi pêche 1984, c’est-à-dire par le petit bout de la lorgnette halieutique.

En fait, la continuité ou connectivité de milieux est plutôt une idée intéressante issue de la recherche écologique, mais elle a été largement gâchée par une approche dogmatique, une mise en œuvre brutale et centrée sur les buts de certains publics. 

Le principal enjeu de la continuité de l’eau est la continuité latérale, bien plus importante pour la biodiversité et pour la régulation de l’eau. Or elle a été ignorée dans la loi et reléguée au second plan parce que certains voulaient juste casser du moulin et de l’étang au nom de leurs dadas. Un autre enjeu est la continuité temporelle, les assecs sont un facteur de destruction massive de la biodiversité ainsi que de mise en péril de la santé et de la sécurité de nos sociétés. Mais cette continuité temporelle de l’eau n’a pas à être prisonnière, elle non plus, d’un dogme de «naturalité» : des solutions humaines et des habitats anthropiques peuvent aussi aider à conserver de l’eau, donc à avoir davantage de vivant aquatique et humide qu’en laissant les rivières et plans d’eau se vider. Opposer les solutions fondées sur la nature et sur la technique relève, là encore, d’un dogmatisme dont notre société n’a pas besoin. Et le vivant non plus.

En conclusion
Si certains se pensent comme des croisés de la nature en lutte contre la société, ils doivent donc mener un important travail de réflexion critique et de recul sur soi. Une telle posture mène à l’impasse. La nature (pour peu que ce terme ait un sens) est un objet de la discussion démocratique, elle n’est pas séparable de la société. Les citoyens sont égaux devant elle comme devant la loi.  C’est pourquoi les citoyens disposent du droit d’être informés et de donner leur avis sur toute évolution des milieux naturels, peu importe les motivations de cette évolution.  

Post scriptum
L'objet légal de l'association Hydrauxois est le suivant.
L’association a pour objet la protection de la nature, de l’environnement et des patrimoines de l’eau dans une perspective de développement durable, et donc notamment de :
Protéger et restaurer les espaces, ressources, milieux et habitats naturels, terrestres et marins, les espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres fondamentaux de la biosphère, l'eau, l'air, le sol, le sous-sol, les sites et paysages, le cadre de vie,
Promouvoir une utilisation de l'énergie sobre et efficace, un développement des énergies renouvelables compatible avec les intérêts environnementaux, sociaux, économiques et paysagers,
Prévenir les dommages écologiques et les risques naturels et technologiques et leurs impacts sanitaires, notamment dans le domaine des déchets et pollutions,
Exiger un urbanisme économe, harmonieux et équilibré dans l'aménagement du territoire et défendre la protection du littoral et de la montagne,
Susciter l'intérêt, la connaissance et la participation des citoyens à la protection des patrimoines naturels et bâtis, encourager l’information, la formation et l’éducation en ce sens,
Agir pour une meilleure transparence des décisions publiques, de favoriser l'information et la participation des organisations représentatives de la société civile et du public à l'élaboration des décisions ayant un impact sur l'environnement,
Veiller à la bonne application de la législation et de la réglementation ainsi qu'au bon emploi des fonds publics en matière d'environnement, cela dans tous les domaines liés à l'eau et aux usages de l’eau,
Agir en justice pour faire valoir la défense des intérêts qu'exprime son objet statutaire et ceux de ses membres.

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15/11/2022

Voici dix ans, le classement aberrant de continuité écologique des rivières françaises

La continuité en long des rivières avec destruction en rafale du patrimoine hydraulique des moulins, étangs et autres ouvrages est la plus contestée des politiques de l’eau. La première cause du problème a tout juste 10 ans : le classement totalement démesuré de 46 615 km de rivières et 20 665 ouvrages qui auraient dû être mis aux normes en 5 ans seulement. Comment la fonction publique a-t-elle pu concevoir un plan aussi dénué de réalisme ? On se le demande encore. Pourquoi ne révise-t-elle pas simplement à la baisse ce classement aberrant et largement arbitraire ? On se le demande autant. En attendant, la casse d’ouvrage au titre de ce classement a été interdite par la loi et vu que les agences de l’eau refusent toujours de couvrir les charges exorbitantes de mise en conformité – comme la loi le demande aussi –, tout est à peu près bloqué. Bienvenue en absurdie. 


La loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006 prévoyait des rivières où serait demandée au niveau de leurs ouvrages hydrauliques (seuils, barrages, écluses) la capacité de circulation des poissons migrateurs et de transit des sédiments. Cette loi posait ainsi le principe dit de "continuité écologique" mais sans préciser le détail des rivières où il y avait de tels enjeux. C’était le rôle de l’administration. 

Voici 10 ans, par une série d’arrêtés, les préfets de bassin hydrographique ont donc classé des rivières françaises au titre de cette continuité écologique en long. 

Dans le cas des classements dits en liste 1, cela signifie qu’aucun obstacle au franchissement de poisson ou au transit de sédiment ne peut être construit (mais un ouvrage assurant ces deux fonctions peut l'être). 

Dans les classements dits en liste 2, cela signifie que tous les obstacles présents (seuils de moulins et étangs, barrages) devaient obligatoirement être aménagés dans un délai de 5 ans, prorogé une fois de 5 ans par la suite.

Les listes 2 sont les plus contraignantes : l’intervention y est censément obligatoire. 

Plus de 20 000 ouvrages sur plus de 46 000 km de rivières
Le tableau (CGEDD 2016) ci-dessous indique le linéaire de rivière concerné par ces listes 2: 46 615 km



Le tableau (CGEDD 2016) ci-dessous indique le nombre d’ouvrages hydrauliques concernés par le classement en liste 2: 20 665.




Ce classement a été catastrophique à plus d’un titre.

Total irréalisme. A titre de comparaison, l’Union européenne envisage une régulation de continuité qui porterait sur 25 000 km pour toute l’Union, à traiter à horizon 10 ans. Les fonctionnaires en charge du classement français n’ont pas eu le début d’une exigence de réalisme sur la portée d’un acte réglementaire opposable, qui impliquait de lourds travaux. Des syndicats de rivières se sont retrouvés avec 20, 50, 100 ouvrages à traiter en peu de temps. Les instructions ont été plus ou moins bâclées pour faire du chiffre, mais très vite les premiers contentieux ont mis en évidence les nombreux abus de pouvoir dans la pression alors exercée sur les propriétaires. Donc au bout de 10 ans, nous sommes loin d'avoir traité les 20 000 ouvrages concernés. 

Arbitraire manifeste. Le classement aurait pu concerner un linéaire modeste avec présence avérée d’espèces amphihalines menacées (anguilles, saumons etc.), en commençant par l'aval avant de traiter l'amont, puisque le problème principal est la montaison et non la dévalaison des poissons. Là, il a souvent été étendu à de simples rivières à truite de têtes de bassin, pour faire plaisir au public pêcheur, sans preuve claire que les truites souffraient des ouvrages concernés. De plus, quand il y avait un grand barrage public sur le linéaire de la rivière, le classement était opportunément interrompu à l’amont et à l’aval. Autant dire qu'on laissait de côté les grandes discontinuités en s'acharnant sur les petites, tout en se permettant le ton le plus sévère et le plus définitif sur l'impact supposé de modestes ouvrages présents depuis des siècles.

Coût exorbitant. Un obstacle de type buse ou gué ne coûte pas bien cher à enlever ou à modifier, quand même 1000 à 10000 €. Mais la plupart des obstacles sont des chaussées de moulin ou des barrages, le coût devient nettement plus élevé, typiquement entre 100 000 et 1 million € à chaque fois (le record pour les barrages de la Sélune, 50 millions €). La loi exige indemnisation pour les charges spéciales et exorbitantes, mais les préfectures et agences de l’eau ont refusé de financer à 100% les travaux hors des seules destructions (payées quant à elles rubis sur l’ongle par l’argent des citoyens). Autant dire que tout est bloqué ailleurs. Et que cette inégalité devant les charges publiques tombera un jour ou l'autre devant la justice, les fonctionnaires s'étant permis de décréter sans aucune base législative ce qu'ils avaient envie de payer.

Sous-information structurelle. Le classement des rivières et ouvrages a été fait sans modèle scientifique sur la circulation des poissons migrateurs à échelle de tout le réseau hydrographique et sur les points les plus impactants de cette circulation. Il a totalement ignoré les sciences sociales et humanités de l'eau indiquant que les rivières et leurs ouvrages n'étaient pas juste des questions naturelles, mais relevaient de nombreuses dimensions dans l'esprit et la pratique des citoyens. Il a également négligé tout un pan de la littérature scientifique en écologie qui indique d'une part que les rivières sont modifiées par les humains depuis des millénaires avec création de nouveaux habitats et nouveaux écosystèmes, d'autre part que les usages du lit majeur sont les premiers déterminants des qualités et quantités d'eau où le vivant se déploie. Un ouvrage détruit sans autre réflexion risque d'aggraver la situation (lits plus incisés, eau moins retenue, pollution plus diffusée, etc.)


Nous entrons cette année en situation de non-droit de la continuité écologique
Aujourd’hui, nous nous trouvons dans une situation de non-droit : la majorité des ouvrages en liste 2 n’ont pas trouvé de solutions financées, les préfets continuent de faire la sourde oreille quand on leur rappelle l’exigence d’indemnisation. Mais la loi donnait un délai de 5 ans prorogé une fois, donc cela signifie que les ouvrages non mis en conformité entrent dans l’illégalité. Plus exactement : les préfectures sont en situation de carence fautive dans l'exécution de ce que dit exactement la loi, en ne proposant pas aux maîtres d'ouvrage une solution légale et indemnisée. 

Une instruction administrative de 2019 a inventé la notion d’«ouvrage prioritaire» – de manière tout aussi arbitraire que le reste –, mais ce bricolage juridique est illégal et non opposable aux tiers. Le conseil d’Etat n’a pas donné suite à notre requête d’annulation de cette instruction pour cause de délai échu, nous allons donc demander directement l’annulation au ministre à peine de contentieux si refus sous 2 mois, puisque cette notion d’ouvrage prioritaire est sans base dans la loi (et même formellement contraire à la loi dans la manière dont elle été énoncée en 2019). 

La loi Climat et résilience de 2021 a quant à elle posé l’interdiction de la destruction de l’usage actuel et potentiel des ouvrages. La plupart des études déjà faites et qui étaient orientées vers cette destruction sont aussi frappées d’illégalité dans leurs prescriptions.

Enfin, sauf si vous découvrez notre site, vous savez que la politique de continuité écologique par destruction d’ouvrages est la plus contestée des politiques publiques du ministère de l’écologie, avec déjà diverses victoires en justice lors de contentieux, une ambiance déplorable entre les gestionnaires publics et les riverains des ouvrages, des oppositions sociales diffuses à la disparation des plans d'eau et canaux. A l'irréalisme s'ajoute l'impopularité.


Une solution simple… que l’administration refuse évidemment
Il existe une solution simple pour réparer les bêtises : réviser à la baisse le classement de continuité écologique.

Cette solution est aussi légale puisque la loi de 2006 le prévoit expressément : «Les listes visées aux 1° et 2° du I sont établies par arrêté de l'autorité administrative compétente, après étude de l'impact des classements sur les différents usages de l'eau visés à l'article L. 211-1. Elles sont mises à jour lors de la révision des schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux pour tenir compte de l'évolution des connaissances et des enjeux propres aux différents usages.» (article L 214-17 code environnement, al. II).

De toute évidence, ce qui s’est passé depuis 10 ans a fait "évoluer les connaissances" en montrant les défauts innombrables de cette politique.

A date, l’administration fait la sourde oreille : pas responsable, pas coupable, pas concerné par l’acte réglementaire déraisonnable et problématique de 2012-2013,  elle laisse pourrir la situation. 

La direction eau & biodiversité du ministère de l’écologie se lave les mains de ses erreurs manifestes sans changer les têtes qui ont inspiré ces erreurs, pendant que sur le terrain les fonctionnaires de l'eau gèrent une situation plus ou moins absurde où il n’y a souvent ni base légale ni moyen financier des travaux envisagés. 

On attend une administration pragmatique, pas dogmatique
Dix ans, c’est aussi l’âge de notre association, qui est née de la contestation des premières tentatives de destructions d’ouvrages appréciés des citoyens. Dès le départ, nous avons perçu que le problème venait essentiellement d'une fraction de l’administration de l'eau, ses choix irréalistes, son idéologie hors-sol et son attitude agressive de destruction systématique contre l’avis des gens et contre l’intérêt général. Nous l’avons dit et expliqué, de manière argumentée. Et nous ne sommes logiquement pas très aimés pour avoir dit ainsi les choses clairement, dans un pays où l'Etat est censé avoir toujours raison. 

Dix ans plus tard, les événements nous ont donné raison : l’administration s’est mise en faute et a gâché une politique qui aurait pu être plus efficace et plus consensuelle, pourvu qu’elle soit moins dogmatique et moins démesurée. Pourvu aussi qu’elle n’essaie pas d'imposer partout des utopies de "renaturation" de rivière contre l’avis des riverains dans le cas des ouvrages hydrauliques et de leurs milieux. Les rivières anthropisées sont une réalité, de longue date, cette réalité ne s'élimine pas d'un claquement de doigt de bureaucratie. 

Nous sommes donc désolés de persister et signer dix ans plus tard, en espérant que l'on ne perde pas encore dix ans à de nouveaux contentieux pour arriver à des évidences déjà claires comme de l'eau de roche. 

Tant que l’administration ne reconnaîtra pas ses erreurs et ne fera pas évoluer sa doctrine des ouvrages hydrauliques en conformité à ce que disent les lois françaises, pas grand-chose ne bougera. Les options sont simples, et c'est l'administration qui a seule le pouvoir de les actionner pour corriger ses errements:
  • la direction eau et biodiversité du ministère doit émettre une circulaire reprécisant les lois et jurisprudences aux agents publics, 
  • les préfectures de bassin doivent réviser le classement de continuité à la baisse, 
  • les agences de l’eau doivent débloquer des fonds conséquents pour les seules solutions légales dans les rivières restant classées. 
Pour plus tard, il sera nécessaire de réviser complètement la loi sur l'eau de 2006 sur ce volet. Dans toutes les rivières, on doit proposer aux propriétaires d'ouvrages le même financement public pour toutes les options de continuité, sur base volontaire, sans faire de chantage financier, sans essayer d'imposer autoritairement des destructions. Pour les rivières à travaux obligatoires en raison d'espèces menacées, il faut s'inspirer de la science pour définir les axes à bon rapport bénéfice-coût, prévoir des financements élevés au vu du coût des travaux (mais sur un linéaire moindre). Et plus globalement, la politique publique a vocation à engager une valorisation écologique, hydrologique, énergétique et sociale des ouvrages hydrauliques et de leurs milieux.

12/11/2022

La fédération nationale de la pêche contre la transition énergétique et contre le partage des usages de l'eau

Dans un communiqué en date du 10 novembre 2022, la Fédération nationale de la pêche en France invective brutalement les sénateurs français en les accusant d’avoir engagé un «massacre» sur les rivières par des amendements favorables à la relance de la petite hydro-électricité dans l’examen de la loi d’accélération des énergies renouvelables. 

Cette position déplorable dans le fond et dans la forme, :
  • Va à l’encontre des lois françaises qui ont déjà demandé en 2019 la relance de la «petite hydro-électricité» face à «l’urgence climatique et écologique»
  • Va à l’encontre des directives européennes qui intègrent l’hydro-électricité dans les options de la transition bas-carbone, y compris en autoconsommation, mais aussi en projets plus ambitieux
  • Va évidemment à l’encontre de la mobilisation nécessaire pour la sauvegarde du climat et pour l’autonomie énergétique de l’Europe.
La difficulté des institutions de la pêche à mettre en œuvre partage et conciliation des usages de l’eau
On peut déjà se demander depuis quelle légitimité une fédération de pêche soumise à agrément public se permet de distribuer des mauvais points dans les choix démocratiques de la République française et de l’Union européenne.

Ce comportement très négatif de la FNPF n’est hélas pas une première. Et il diverge des avis plus pondérés de nombreuses associations de pêche locales. 

Les représentants officiels des pêcheurs ont parfois du mal à accepter les autres usages légaux et légitimes de l’eau, définis notamment dans le code de l’environnement. La «gestion équilibrée et durable de l’eau» (article L 211-1 code envi.) inclut de nombreuses dimensions, outre la nécessaire protection écologique : stockage et partage de la ressource, production d’énergie, patrimoine culturel, etc. Il n’est ni durable ni équilibré d’afficher une position assez systématiquement agressive vis-à-vis des dizaines de milliers d’ouvrages hydrauliques que comptent les bassins versants français et qui apportent de nombreux services écosystémiques aux riverains. D’autant que les pêcheurs sont eux-mêmes gestionnaires d’un important  patrimoine de plans d’eau qui servent de zones refuges aux poissons ou de pisciculture. 

Dans le cas de la transition énergétique et de l’urgence climatique, il est particulièrement inaudible qu’une fédération de pêche appelle à entraver les efforts des citoyens et des collectivités pour développer des énergies propres, locales et non fossiles – ici l’énergie de l’eau. 

Faire avancer ensemble la transition énergétique et la conservation écologique
Il existe des préoccupations très légitimes pour éviter la mortalité de poissons dans les dispositifs de production hydro-électrique. Cette mortalité est accidentelle et non volontaire (comme dans le cas de la pêche…). 

Les dispositifs à air libre comme les vis d’Archimède et les roues de moulin ont une mortalité faible à nulle, car ils n’ont pas de dépressurisation (problème de la mortalité par changement de pression) et tournent lentement (problème de la mortalité par choc). Les dispositifs immergés sous pression comme les turbines ont une mortalité plus importante pour ceux des poissons qui empruntent la voie de la turbine au lieu de dévaler par les autres dispositifs prévus à cet effet. Cette mortalité en turbine serait en moyenne de 22.3% (Radinger et al 2022, doi.org/10.1111/cobi.13870). Mais elle est très variable dans sa distribution (de 0 à 100%) : cela indique la nécessité de prendre en compte les contextes (non de faire des généralités sur tous les ouvrages) et d’identifier les pratiques les plus vertueuses (non de condamner par principe). 

Pour éviter cette mortalité accidentelle, le monde des producteurs hydro-électriques travaille à de nombreuses améliorations, d’abord pour faire en sorte que le minimum de poissons empruntent la voie turbinée : respect du débit environnemental réservé, zone de dévalaison sur les ouvrages ou en exutoire du canal d’amenée, grilles à entrefer étroit devant la chambre de turbine pour éviter le passage des animaux de plus grande taille, etc. Quand les sites sont bien conçus, la grande majorité des poissons n’empruntent pas la voie du dispositif hydromécanique, donc ne sont pas concernés par les taux de mortalité observés pour ceux qui s’y égarent.

Pour concilier transition énergétique et conservation écologique, nous devons viser ces démarches intelligentes et concertées avec les acteurs. Nous appelons les parlementaires à engager les réformes législatives qui permettent ce progrès  bénéfique pour les rivières, leurs usages, leurs milieux et leurs contributions au bien-être des citoyens. Cela inclut le développement de l’hydro-électricité responsable dans tous les territoires. 

Soyons lucides et agissons sur ce qui est important : les poissons comme le reste de la faune aquatique souffrent d’abord des eaux polluées, raréfiées, réchauffées, et non pas des relances de moulins ou petites usines à eau.

Merci à nos lecteurs de diffuser ce communiqué à leur sénateur, à leur député, à leurs élus locaux. 

10/11/2022

Quelles sont les minorités promouvant la destruction des plans d’eau, des canaux et des ouvrages en rivière?

Les riverains de France ne manifestent pas tous les week-ends pour dire combien ils ont horreur de vivre près d’un moulin ou d’un étang. C’est même le contraire, les enquêtes publiques sur les démolitions d’ouvrage en rivière ont des avis souvent très négatifs de la population. L’idée assez folle de détruire le maximum de ces héritages hydrauliques vient de publics précis. Non seulement ces publics sont fort minoritaires par rapport à la population, mais ils sont sur-représentés par l’administration au détriment des principaux concernés (propriétaires et riverains des rivières aménagées et des plans d’eau). Cette confiscation est connue et elle a été dénoncée par le CGEDD (audit administratif donc peu suspect de lobbying). Mais elle perdure sans aucun effort public pour changer. Une telle injustice démocratique ne peut que nourrir incompréhensions, conflits et contentieux, d’autant que le monde des ouvrages hydrauliques mesure désormais clairement combien il a été sciemment exclu par l’administration des débats le concernant. 


A la demande de notre association et de ses consoeurs, le conseil d'Etat vient de censurer le ministère de l'écologie et de rétablir l'enquête publique ainsi que l'étude d'impact pour les chantiers de destruction de moulins, d'étangs, de plans d'eau, de canaux au nom de la restauration de continuité dite "écologique". C'est une victoire pour la démocratie environnementale et riveraine. Mais c'est aussi l'occasion de rappeler que si le ministère de l'écologie avait tenté un incroyable coup de force en imposant ces chantiers sans consultation, la raison en est le faible soutien citoyen à cette politique.

Quand vous discutez avec vos proches des problèmes écologiques de notre temps, vous n’entendez sans doute pas souvent des phrases comme «je suis malade à l’idée qu’il existe ce moulin sur ma rivière» ou «c’est scandaleux de vivre non loin de cet étang». Non, les gens vous parlent plutôt de leurs soucis climatiques ou de leur crainte des pollutions ou du dernier bétonnage en date au nom d'un projet public. Et si par hasard ils parlent d’un moulin ou d’un étang, ce n’est pas vraiment de manière négative. Sauf exception.

Quelles sont ces exceptions, c’est-à-dire les gens qui émettent des avis systématiquement négatifs sur les moulins, étangs et autres éléments du paysage de bassins versants, au point de souhaiter leur disparition? 

Publics des pêcheurs sportifs de salmonidés
Ce point est classique : le pêcheurs sportifs de truites, saumons et autres salmonidés ont toujours été en pointe contre les barrages en rivière. Jadis, au début du 20e siècle, c’était contre les grands barrages dont l’impact est assez indéniable. Aujourd’hui c’est pour la destruction des petits seuils de moulins et étangs en rivières salmonicoles (fleuves côtiers et tête de bassin). Tous les pêcheurs sont loin d’être sur cette ligne, car beaucoup reconnaissent l’intérêt d’avoir des retenues pour les poissons. Mais les fédérations de la pêche, en lien direct avec l’Etat du fait de leur agrément public, mettent en avant des personnels en phase avec la direction eau et biodiversité du ministère de l’écologie. Le résultat est que de nombreuses fédérations départementales de pêche ont été en pointe du lobbying auprès des élus pour casser les ouvrages, voire ont exécuté ces destructions. Mais la pêche aux truites et aux saumons – qui en soi n’est pas très écologique – ne représente évidemment qu’une infime partie de la population.

Public des ONG naturalistes pro « nature sauvage »
Le monde de l’environnementalisme et de ses associations est vaste, car les sujets qui motivent les citoyens sont vastes aussi : pollution, climat, biodiversité, paysage, artificialisation du cadre de vie, etc. Dans le cas particulier de la biodiversité, une fraction des ONG de l’environnement est engagée pour la défense de la faune et de la flore sauvages avec une vision assez radicale d’élimination du maximum de présence humaine dans la nature. La destruction de barrage a été pour certains une cause iconique – on se souvient que c’était le thème du best-seller du Gang de la clé à molette d’Edward Abbey, roman ayant influencé l’association Earth First et l’aile radicale du naturalisme, mais aussi que le refus des barrages a été l'acte fondateur en France de Loire vivante dans les années 1970-1980. D’où une pression pour la «rivière sauvage» venant de ces milieux. Là encore, ces militants naturalistes radicaux peuvent avoir un agrément public et des moyens afférents pour certaines de leur structures, mais ils ne représentent pas pour autant un grand nombre de citoyens quand on en vient à l’idée que la rivière idéale devrait avoir fait disparaître tous ses aménagements humains et tous ses patrimoines hérités.

Public des chercheurs et experts en biologie et écologie de la conservation
Il peut paraître surprenant de citer des scientifiques, alors que la science est réputée objective, neutre, détachée des engagements et des subjectivités. Mais nous observons que ce n’est pas le cas, et au demeurant certains chercheurs aussi l’observent (Lévêque 2013, Dufour et al 2017). Des disciplines comme la biologie de la conservation ou l’écologie de la conservation ont développé des paradigmes où l’humain est analysé comme «impact» sur une naturalité pré-humaine, concluant immanquablement que l’ouvrage hydraulique en rivière représente une déviation de la naturalité et que sa destruction produirait un état alternatif plus désirable. Des chercheurs ou des experts peuvent s’engager en faveur de cette issue  dans des prises de position publiques – ne serait-ce que pour avoir des objets et budgets d’étude sur la manière dont évolue la rivière après destruction. La recherche appliquée étant liée à des enjeux politiques et des choix sociaux, la frontière entre connaissance et engagement y est plus poreuse qu’ailleurs. Ce n’est pas un problème au demeurant (la recherche est libre), mais du point de vue démocratique, combien de personnes sont dans cette recherche? Là encore très peu par rapport à la population. Et au sein même de la science comme démocratisation de la connaissance, pourquoi les sciences de l’eau mobilisées en vue applicative donnent-elles la prime à certaines disciplines scientifiques et pas d’autres?



Le problème démocratique de l’aménagement de rivière : des minorités sur-représentées, d’autres bâillonnées et la majorité ignorée
Que ces publics expriment une préférence pour la démolition du patrimoine hydraulique et pour des retours à des rivières de style «sauvage» avec éviction des usages et paysages humains, cela ne pose pas de problème en démocratie. Après tout, chacun est libre de ses opinions et préférences. Chacun est aussi libre en science de ses méthodes d’enquête menant à telles ou telles conclusions selon le choix des observables et des objectifs.

En revanche, ces publics sont très minoritaires. Les pêcheurs de saumons, les naturalistes militant pour la rivière sauvage et les biologistes ou écologues de la conservation ne forment pas un collège nombreux ni surtout représentatif de l’ensemble de la population. 

Là où le problème commence, c’est avec le personnel de l’administration, censément neutre du point de vue idéologique, devant exécuter les lois et concerter avec l’ensemble de la population. Nous parlons ici de la direction ministérielle (eau et biodiversité), des agences de l’eau, de l’office français de la biodiversité, des services DREAL et DDT-M des préfectures. 

Il est manifeste et démontrable que ces services administratifs ont accordé  un poids prépondérant à certains acteurs sociaux  mais pas à d’autres. Que ces services ont eux-mêmes porté une idéologie en manquant à leur devoir de neutralité, de représentativité des citoyens, de respect du texte et de l’esprit des lois.  Dans le cas des ouvrages hydrauliques, cela frise la caricature, au point que le conseil d’Etat a censuré plusieurs fois le ministère de l’écologie sur une politique environnementale, ce qui est assez rare (en général, le gouvernement est censuré sur un défaut d’exécution d’une politique environnementale, pas sur des abus de pouvoir et d’interprétation dans cette politique).

Un exemple simple : dans son rapport 2016, le CGEDD (audit administratif peu suspect de connivence) avait pointé qu’il est anomal que les riverains, les moulins, les étangs, les plans d’eau, les protecteurs du patrimoine historique ne disposent pas d’une place permanente dans toutes les instances administratives où l’on discute de leur cas. Cela des commissions locales de l’eau sur chaque rivière au comité national de l’eau à Paris en passant par les comités de bassins des agences de l’eau et les travaux départementaux des missions préfectorales sur l’eau. Rien n'a changé, en 2020 un décret a encore consacré la reconduction des exclusions de ces publics. Ou encore le tout récent plan national pour l’eau souhaité par le ministère de l’écologie, mais auquel les propriétaires et gestionnaires d’ouvrages hydrauliques n’ont évidemment pas été conviés en phase de concertation et de co-conception.

L'eau est un bien commun, mais tout le monde n'a pas le droit de dire ce qu'il veut pour l'avenir de ce bien commun...


La démocratie environnementale bafouée par des technocraties autoritaires
Connaissez-vous une seule politique publique qui n’est pas construite avec les principaux concernés par cette politique publique? Eh bien la continuité dite écologique et la «renaturation» de bassin ont été bâties ainsi. Pour être plus précis, on a entendu les représentants des 2500 ouvrages producteurs d’hydro-électricité (grands et moyens barrages souvent) mais on a complètement ignoré les 100 000 propriétaires et 10 millions de riverains des ouvrages hydrauliques de toute nature sur les rivières, sans parler du million de plans d’eau hors du lit mineur, invisibles dans les instances administratives, et même dans les nomenclatures administratives. Le même problème existe en Europe, comme le démontre la construction intellectuelle assez aberrante du projet de régulation Restore Nature, ou de la directive cadre sur l'eau.

La démocratie environnementale suppose que tous les citoyens participent à la discussion et la délibération sur les sujets relatifs à leur environnement. Elle suppose aussi une bonne qualité de l‘information sur l’environnement, donc une pluralité des recherches scientifiques en amont. Cette démocratie environnementale a été bafouée dans le cas des ouvrages hydrauliques. Elle est confisquée par quelques minorités sur-représentées au détriment de la diversité des opinions et des visions, des intérêts et des valeurs, de hypothèses et des méthodes. 

Tant que l’appareil administratif et politique n’admet pas cette anomalie et ne la corrige pas en rétablissant une approche concertée et équilibrée sur l’avenir des rivières, de leurs ouvrages, de leurs usages et de leurs paysages, les conflits et les contentieux ne pourront que perdurer.

08/11/2022

La gestion humaine passée des lacs d’Ecosse a pu créer de la biodiversité (Stratigos 2022)

Analysant la politique de protection des zones humides d’Ecosse et l’histoire de leurs aménagements, l’archéologue Michael J. Stratigos montre que des sites de haut intérêt actuel sont issus de gestions humaines passées, notamment de drainage de lacs ayant produit des tourbières. Cette gestion a donc la capacité de créer de la biodiversité, pas seulement de la dégrader comme on se le représente souvent. Le chercheur appelle à rediscuter des critères de «naturalité» qui sont retenus dans les politiques de protection de zones humides – de conservation écologique en général – et à éviter la négligence de principe pour des milieux créés et gérés par les humains, au profit de seuls sites perçus comme naturels. Un pas de plus vers la reconnaissance des écosystèmes anthropiques, aujourd’hui souvent ignorés dans la gestion et le droit de l’eau.


Restenneth Moss, site écossais de tourbière protégé pour sa biodiversité, qui résulte en fait du drainage d’un lac naturel au 19e siècle. Richard Webb, Creative Commons

Les environnements des zones humides de toutes sortes jouent un rôle important dans une grande variété de services écosystémiques. Ils couvrent environ 2% de la surface de la Terre, mais représentant jusqu’à 40% du total des services écosystémiques mondiaux, selon certains calculs. L’omniprésence historique du drainage pour l’agriculture a été identifiée comme un problème clé dans la conservation des milieux humides d’eau douce. Cette dégradation par drainage est reconnue comme le principal déterminant de la distribution, la quantité et la qualité des environnements des zones humides dans le monde – avec des estimations de perte de milieux humides au cours des derniers siècles allant d’environ 33% à 87%.

L’importance de ces milieux humides est reconnue dans les politiques de conservation biologique depuis au moins 50 ans. Une stratégie clé dans la conservation des zones humides a été de les désigner comme zones protégées, avec des limites sur les types d’activités humaines qui peuvent s’y dérouler (de pratiquement aucune restriction à une restriction minimale). Ces choix se sont positionnées conceptuellement et juridiquement le long d’un axe de «naturalité» – avec des environnements de zones humides désignés comme de grande valeur selon qu’ils montrent des degrés plus faibles d’influence anthropique. 

Cependant, come le rappelle Michael J Statigos dans ce travail sur les lacs d'Ecosse, «la définition du «naturel» et de l’étendue de l’influence humaine peut être très difficile. Des preuves archéologiques et paléo-écologiques ont parfois été utilisées pour définir ces états naturels de référence, mais la compréhension unique dont l’archéologie des zones humides dispose pour comprendre le drainage elle-même ne l’a pas été.»

En Ecosse, les sites d’intérêt scientifique spécial ( SSSI) ont été désignés pour la première fois par les National Parks and Access to the Countryside Acts (1949), et ils sont parmi les zones protégées les plus strictes du Royaume-Uni. Leurs caractéristiques sont fixées selon un ensemble de critères qui, depuis les années 1970, comprennent des orientations sur l’établissement du caractère naturel de l’entité désignée. Ce n’est pas spécifique aux zones humides, mais concerne n’importe quel habitat ou espèce (ainsi que des caractéristiques géologiques / géomorphologiques). Outre que les SSSI sont un moyen clé de protéger les zones humides en Écoss (plans de gestion détaillés, centres de restauration partagés entre services gouvernementaux et ONG.

La naturalité des lacs d'Ecosse et de leurs abords humides peut être analysée grâce au Roy Military Survey of Scotland (1747-1755), une carte unique du milieu du 18e siècle qui montre la situation avant la majorité du drainage de loch dans la phase de modernisation 1750-1850.

Michael J. Stratigos comment le résultat de cette comparaison : «Deux cent vingt-quatre lochs ont été identifiés dans l’ensemble de données du Roy Military Survey of Scotland en tant que SSSI désignés pour leur habitat lacustre ou apparenté. Près des deux tiers (n = 144) des lochs de l’ensemble de données ne présentaient aucun signe de drainage. (…) Plus surprenant, il existe également de nombreux SSSI qui désignent des bassins lacustres fortement modifiés. Trente-neuf des 224 lacs désignés comme SSSI sont partiellement drainés. Ces sites représentent un large éventail d'environnements lacustres modifiés, et parmi ceux-ci, il est probable que certains habitats SSSI désignés ont augmenté dans leur prévalence ou leur qualité en raison du drainage. Ceci est encore plus frappant dans les cas où les lochs ont été complètement ou presque complètement vidangés mais sont toujours désignés comme SSSI.» 


Exemple d'évolution de la surface d'u lac avant et après drainage, extrait de Stratigos 2022, art cit. Les abords humides du lac actuel, nés du drainage, peuvent être devenus des zones de haut intérêt en conservation écologique.

En fait, le drainage a pu créer de nouveaux habitats : «Il y a 32 des 224 SSSI identifiés comme complètement ou presque complètement drainés depuis leur enquête par le RMS au milieu du 18e siècle. Dans ces cas, l'habitat résultant maintenant protégé est complètement transformé par rapport à ce qui était avant c. 1750, passant d'un loch à un autre type de zone humide. Le plus souvent, la transition se fait d'un loch à un fen de bassin ou une tourbière haute (par exemple, Restenneth Moss, Angus, qui était un loch, mais maintenant une tourbière de bassin). En d'autres termes, la biodiversité valorisée de ces sites doit son existence au drainage lui-même, le type de milieu présent a été transformé par le drainage.» Le chercheur examine le cas particulier du Dowalton Loch, objet de nombreux aménagements dans le passé et aujourd’hui zone humide protégée. «Les résultats montrent également comment, dans certaines circonstances, ces types de zones humides modifiées et drainées par l’homme ont augmenté la biodiversité».

Le chercheur conclut : «La conservation de la biodiversité devrait envisager de s’éloigner de l’évaluation des environnements principalement pour la «naturalité» perçu (McNellie et al. 2020; Thomas 2020) et reconnaître que les changements anthropiques peuvent accroître la biodiversité valorisée à certaines échelles (par exemple, Danneyrolles et al. 2021), appuyant largement le cadre des nouveaux écosystèmes (Hobbs, Higgs et Hall,  2013; Morse et coll.  2014; Mac- Donald et King 2018). Bien qu’il ne s’agisse pas d’une approbation du drainage des zones humides en tant que stratégie de conservation écologique, il faut reconsidérer le caractère naturel et le fait que la restauration dans les milieux humides devrait chercher dans tous les cas à éliminer l’anthropogenèse.»

Discussion
Les actions des humains modifient le vivant et les habitats, souvent dans un sens négatif pour la biodiversité et la géodiversité, mais pas toujours. Et le vivant est dynamique, donc le bilan ne se fait pas forcément à l'instant t. La littérature scientifique en écologie porte aussi une attention à ce qu’elle nomme les «nouveaux écosystèmes» ou les «écosystèmes culturels», c’est-à-dire les héritages de la nature modifiée par la société dans l’histoire. De même, cette littérature scientifique insiste sur le fait que la biodiversité ordinaire des créations humaines d’habitats aquatiques ou humides (fossés, mares, gravières, plans d’eau, étangs, canaux etc.) doit être intégrée dans la trame de conservation et gestion du vivant. 

Ce point est aujourd’hui très négligé en France comme en Europe, car la politique publique de l’eau et des rivières préfère un paradigme de «naturalité» où l’on considère a priori que des aménagements anciens sont des zones dégradés, banalisés, sans intérêt. Nous devons faire urgemment évoluer cette représentation. Elle n'est pas seulement erronée par rapport à l'évolution de nos connaissances en archéologie et histoire environnementales : elle inspire aussi de mauvaises politiques publiques et conduit parfois à dépenser pour assécher des milieux anthropiques au lieu d'engager leur bonne gestion écologique. 

Référence : Stratigos MJ (2022), What wetland are we protecting and restoring? Quantifying the human creation of protected areas in Scotland, Journal of Wetland Archaeology, doi: 10.1080/14732971.2022.2101190

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