01/12/2022

Comment les grands barrages ont bloqué l’accès des deux-tiers des rivières européennes aux poissons migrateurs (Duarte et al 2021)

Si les barrages des moulins, forges et autres sites de l’hydraulique traditionnelle ont été partiellement franchissables aux poissons migrateurs en phase de montaison, il n’en va pas de même pour les grands barrages massivement construits au 20e siècle. Une publication de chercheurs analyse pour la première fois l’évolution spatiale et temporelle de la discontinuité fluviale par grands barrages sur le réseau hydrographique européen. Elle conclut qu’en l’espace de 60 ans, les deux-tiers de ce réseau ont été bloqués. Dans la mesure où les barrages voient leur importance plutôt renforcée en situation de réchauffement climatique et de transition énergétique, cela pose question sur les objectifs des politiques européennes de restauration et leur niveau de réalisme.


Les grands bassins européens analysés par Duarte et al 2021, art cit, classés selon leur exutoire maritime. 

Les rivières sont fragmentées de longue date par des barrages de toutes dimensions. Cela pose problème en particulier au comportement migratoire de certaines espèces de poissons diadromes (par exemple saumon, anguille), dont le cycle de vie passe d’une phase océanique à une phase continentale ou inversement, avec besoin de nager sur de grandes distances. Mais on manque de donnée concernant la dynamique spatiale et temporelle de la construction des barrages en lien à la connectivité, en particulier ceux de grandes dimensions qui bloquent totalement le franchissement des poissons. Dans quelle mesure la construction de ces grands barrages a-t-elle altéré la connectivité longitudinale des réseaux fluviaux européens? Comment le phénomène a-t-il évolué en Europe tout au long du XXe siècle? 

Gonçalo Duarte et ses collègues ont analysé l’histoire des barrages et leur  implantation spatiale dans le grands bassins fluviaux pour répondre à ces questions. Un grand barrage est défini comme un ouvrage mesurant plus de 15 m de sa fondation à sa crête, ou mesurant de 5 à 15 m mais stockant plus de 3 millions de m3 d'eau. Voici le résumé de leur travail :
« La connectivité longitudinale du fleuve est cruciale pour que les espèces de poissons diadromes se reproduisent et grandissent, sa fragmentation par de grands barrages pouvant empêcher ces espèces d'assurer leur cycle de vie. Ce travail vise à évaluer l'impact des grands barrages sur la connectivité longitudinale structurelle à l'échelle européenne, du point de vue des espèces de poissons diadromes, depuis le début du 20e siècle jusqu'au début du 21e siècle. 

Sur la base des emplacements des grands barrages et de l'année d'achèvement, une multitude de paramètres de dégradation des rivières ont été calculés à trois échelles spatiales, pour six régions océaniques européennes et douze périodes. Le nombre de bassins touchés par les grands barrages est globalement faible (0,4 %), mais pour les grands bassins fluviaux, qui couvrent 78 % de la superficie de l'Europe, 69,5 % de tous les bassins, 55,4 % des sous-bassins et 68,4 % de la longueur du fleuve sont altérés. La dégradation de la connectivité du réseau fluvial est devenue de plus en plus importante au cours de la seconde moitié du 20e siècle et est aujourd'hui spatialement répandue dans toute l'Europe. À l'exception de l'Atlantique Nord, toutes les régions océaniques ont plus de 50 % de la longueur des rivières touchées. Si l'on considère les grands bassins fluviaux, les régions de la Méditerranée (95,2 %) et de l'Atlantique Ouest (84,6 %) sont les plus touchées, tandis que les régions Mer Noire (92,1 %) et Caspienne (96,0 %) se distinguent comme celles dont la longueur fluviale est la plus compromise. 

En 60 ans, l'Europe est passée d'une altération réduite à plus des deux tiers de ses grands fleuves avec des problèmes structurels de connectivité dus aux grands barrages. Le nombre de ces barrières a considérablement augmenté dans la seconde moitié du 20e siècle, en particulier les barrages majeurs à distance décroissante de l'embouchure de la rivière. Actuellement, la connectivité longitudinale structurelle des réseaux fluviaux européens est gravement touchée. Cela concerne toutes les régions considérées, et celles du sud de l'Europe seront confrontées à des défis encore plus importants, étant donné qu'il s'agira d'un futur point chaud pour le développement de l'hydroélectricité et, de manière prévisible, d'une zone plus affectée par le changement climatique. »


Ces graphiques montrent l’évolution de la détérioration de la connectivité structurelle des fleuves européens décennie par décennie depuis la fin du 19e siècle jusqu'au début du 21e siècle. Graphique A, le nombre de grands barrages et la distance moyenne à l'embouchure du bassin pour les barrages principaux (# Mst Dams ; avg_dist_mouth_Mst) et les barrages présents dans les affluents (# Tb dams ; avg_dist_mouth_Tb) tout au long des intervalles de temps considérés. Graphique B, analyse à l'échelle du segment en utilisant trois métriques, le pourcentage de longueur de rivière affectée par un, deux à quatre et cinq barrages ou plus dans le chemin vers le segment de l'embouchure du bassin (%S_aff_length_1, %S_aff_length2-4 et %S_aff_length5+) et à échelle de sous-bassin utilisant deux métriques (%SB_Taff et %SB_Taff). Graphique C, pourcentage de longueur de rivière (%S_aff_length-1, colonnes) altérée et pourcentage de grands bassins altérés (B_aff_Lr, lignes pointillées) dans six régions océaniques. (La France est située pour partie dans le bassin Ouest Atlantique en rouge, pour partie dans le bassin Méditerranée en  orange.)

Discussion
Cette étude permet de situer le poids relatif de la fragmentation des cours d’eau entre la grande hydraulique du 20e siècle et la petite hydraulique qui l’a précédée. On observe que l'impact de la première est nettement plus important que ne le fut celui de la seconde. Ce travail est à mettre en parallèle avec une précédente publication des chercheurs qui, analysant l’histoire de la régression de certains espèces migratrices de poissons (en France), trouvaient que le phénomène s’accélérait surtout au 20e siècle (Merg et al 2020). Il est aussi à lire en complément de la recherche récente montrant que les rivières européennes sont probablement fragmentées par 1,2 million de barrières de toute dimension (Belletti et al 2020).

Gonçalo Duarte et ses collègues assument dans leur publication un angle plutôt naturaliste, qui place la question de la conservation des poissons migrateurs comme principal élément de réflexion sur l’avenir des barrages. Toutefois, leur travail et d’autres permettent d’interroger le réalisme et la désirabilité de cet horizon d’interprétation.

Ces recherches posent en effet question sur le sens que l’on donne aujourd’hui à la politique de restauration de continuité longitudinale en Europe. Les barrages de diverses dimensions sont utiles à la société et ne vont pas disparaître, d’autant que le réchauffement climatique risque de renforcer leur demande en stockage d’eau ou production d’énergie bas-carbone (Kareiva et Caranzza 2017). Même s’il est possible de rendre en partie franchissables des ouvrages, les poissons migrateurs ne pourront probablement pas retrouver l’expansion qu’ils avaient à l’époque où les ouvrages étaient de petite dimension, encore moins à celle du début du Holocène avec des rivières n’ayant que des barrières  naturelles de type barrages de castors, embâcles, chutes, cascades ou torrents. D'autant que les fleuves et rivières ont aujourd'hui bien d'autres impacts, allant de la pollution chimique à la sécheresse hydrologique en passant par l'altération sédimentaire ou l'introduction d'espèces exotiques. Il faut noter que le cycle océanique des poissons diadromes est également perturbé, même si le sujet est moins bien connu étant donné les difficultés d'observation. 

La politique de restauration de continuité longitudinale a des coûts non négligeables. Elle soulève des oppositions sociales, politiques et judicaires quand elle prétend démolir les ouvrages, leurs usages et leurs services écosystémiques. La France a été pionnière dans ce domaine de restauration du fait du fort soutien apporté par l'Etat, mais elle est aussi pionnière dans le retour critique sur l'expérience : les poissons migrateurs ne justifient pas tout du point de vue des populations riveraines ; et la protection de la part endémique de la biodiversité est aussi obligée de composer avec d'autres enjeux des politiques d'intérêt général. Il paraîtrait sage de définir une écologie de conservation des espèces menacées qui se limite à des axes où la continuité est moindrement impactée et plus facile à restaurer. Mais sans espoir à court terme de rendre à nouveau parfaitement transparent à la migration un très vaste linéaire hydrographique. D'autant que le rythme du changement climatique en Europe, plus rapide qu'attendu selon certains chercheurs, est susceptible de redéfinir substantiellement les conditions d'efficacité et faisabilité de la conservation écologique des espèces aquatiques. 

Référence : Duarte G et al (2021), Damn those damn dams: Fluvial longitudinal connectivity impairment for European diadromous fish throughout the 20th century, Science of The Total Environment, 761, 143293

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28/11/2022

Pluies et sécheresses en France, ce que les modèles climatiques prévoient pour ce siècle

Les modèles du climat appliqués à la France et couplés à des modèles de l’eau prévoient tous une tendance à l’aggravation des sécheresses et à la hausse de la variabilité des précipitations, avec des phénomènes plus extrêmes que ceux connus dans les archives historiques. Il pourrait y avoir en tendance un niveau égal ou supérieur de précipitation en saison pluvieuse, mais une baisse nette en saison sèche. Les tendances ne sont pas les mêmes au nord et au sud. Au regard de ces prévisions, il est critique de maintenir les outils de régulation de l’eau dont nous disposons, et d’en créer de nouveaux. L'interdiction de destruction des ouvrages de stockage d'eau devrait être généralisée à tous les bassins, et non seulement à ceux classés continuité écologique. L'évolution des pratiques estivales les plus consommatrices d’eau sera nécessaire afin d’augmenter leur résilience. 

Concernant l’évolution des précipitation, il faut garder à l’esprit une mise en garde : les prévisions des modèles climatiques sur l’eau restent entachées d’incertitudes, par rapport à celles des températures de surface. La raison en est que certains phénomènes physiques sont difficiles à modéliser comme l’évolution des nuages dans un climat réchauffé ou la modification des oscillations naturelles du climat (des couplages régionaux océan-atmosphères qui vont changer avec l’influence des gaz à effet de serre).  De plus, l’hydrologie ne dépend pas que du climat mais aussi des usages des sols, le couplage entre modèles climatologiques et hydrologiques ajoutant de l’incertitude sur les projections. En outre, il est plus difficile d’avoir des séries longues sur la pluviométrie que sur la température.

Cela étant dit, ces modèles physiques restent notre meilleur outil pour essayer d’anticiper et ils dégagent quelques tendances centrale ayant une plus haute probabilité de décrire l’avenir de l’eau dans nos territoires. 

Observations depuis 1900
Concernant déjà  les observations, le Hadley Center a fait récemment une synthèse sur l’évolution des précipitations en Europe entre 1901 et 2018 dans le cadre d’un exercice de détection-attribution des causes des observations (Christidis et al 2022).

Ce graphique montre l’évolution saisonnière en hiver (DJF), printemps (MAM), été (JJA) et automne (SON) :
On note en France une tendance dominante à la hausse des précipitations en hiver et à la baisse en été, avec des signaux plus divers les autres saisons. En revanche, la zone méditerranéenne a une tendance à la baisse dans quasiment toutes les saisons.

Autre enseignement des données : il existe une tendance à la variabilité des précipitations, leur caractère moins constante prévisible d’une année sur l’autre. Ce graphique montre la différence entre les 30 dernières années et les 30 premières du 20e siècle, une forte variabilité au printemps, un peu moins en hiver et en automne. En revanche les étés ont évolué vers une moindre variabilité sur la majeure partie du territoire en France :


Prévisions pour ce siècle
Venons en aux prévisions. Rappelons que celles-ci dépendent de scénarios d’émission (les RCP) qui changent selon la quantité de gaz à effet de serre que nous émettrons, donc le forçage radiatif de ces gaz (capacité de changement du bilan énergétique, RCP 2.5, 4.5 ou 8.5 W/m2) .

Les chercheurs français (Meteo France, CNRM, Cerfacs, IPSL) développent des projections climatiques de référence pour la France au 21 siècle, selon un modèle appelé DRIAS. Il y a toutefois des phases d’ajustement en cours entre ce modèle (qui est régionalisé) et les modèles globaux utilisés pour les rapports du GIEC (qui sont utilisés en simulations multi-modèles appelées CMIP). 

Concernant la projection climatique de référence de DRIAS et pour les précipitations, voici ce que donnent les résultats (selon les scénarios RCP et les périodes du 21e siècle)  :

On aurait un maintien ou une hausse légère des précipitations en hiver, un signal incertain au printemps et en automne, une baisse des précipitations en été.

Un autre publication (Dayon 2018) a utilisé les modèles globaux et analyser ce qu’ils disent pour la France, dans le scénario « business as usual » de poursuite des émissions de gaz à effet de serre.

Ce graphique montre les tendances des précipitations à la fin du siècle (2070-2100 par rapport à 1960-1990) en hiver (DJF), été (JJA) et moyenne de l’année :

Sur un tiers nord et est du pays, la tendance serait sans variation voire avec un peu plus de précipitations, mais pour les deux-tiers sud et ouest, la tendance est à la baisse. Mais il y aurait une hausse des précipitations hivernales dans le nord, une baisse dans la pointe sud. Et les précipitations estivales seraient plus faibles partout, surtout dans le sud. 

On le retrouve dans ce graphique des tendances de sécheresses hydrologiques (QMNA5), météorologique (PMNA5) et agricole / édaphiques (SMNA5) : 

Les sécheresses seront plus sévères dans tous les bassins versants. 

Cet autre graphique montre les tendances sur les quatre grand bassins versants métropolitains (Seine, Loire, Garonne, Rhône), où l’on peut voir par saison et à l’année les tendances estimées des précipitations (bleu), de l’évapotranspiration (vert) et du débit en résultant (rouge), avec les traits indiquant la valeur centrale selon les scénarios d’émission carbone : 


Les débits annuels diminueraient environ de 10 % (±20 %) sur la Seine, de 20 % (±20 %) sur la Loire, de 20 % (±15 %) sur le Rhône et de 40 % (±15 %) sur le Garonne.

Préparer la société à affronter un climat plus variable aux épisodes extrêmes plus dangereux
Face à ces évolutions, les mesures sans regret sont celles qui vont conserver ou augmenter la capacité de notre société à stocker et réguler l’eau, pour les besoins humains, pour la prévention des crues dangereuses et pour le soutien aux milieux naturels menacés d’assèchement. La difficulté pour le gestionnaire est de faire des choix avec deux cas extrêmes et contraires en hypothèse : des précipitations plus fortes que celles connues dans l'histoire (ce qui est probable en épisodes ponctuels), des sécheresses plus intenses que les cas archivés (idem).

Par ailleurs,  le climat et l’hydrologie ne suivent ne suit pas nos divisions politiques et administratives, il n’y a pas une seule stratégie nationale cohérente aux prévisions. Le sud et le nord de la France n’auront probablement pas les mêmes évolutions hydroclimatiques. Chaque bassin versant doit donc s’approprier les données et réflexions pour réfléchir depuis les réalités de son territoire. 

Concernant la question des ouvrages hydrauliques (retenues, plans d’eau, canaux), les prévisions des chercheurs sur la variabilité des précipitations, le risque accru de sécheresse, la possibilité de précipitations extrêmes, le décalage entre maintien des pluies en saison froide et nette baisse en saison chaude indique qu’il faut impérativement les conserver. La loi de 2021 interdit seulement de les détruire en rivière classée continuité écologique, mais cette interdiction devrait être étendue à tous les bassins versants. La France doit se doter d'une politique éco-hydraulique cohérente et prudente, au lieu des choix troubles et inefficaces faits depuis une dizaine d'années. En particulier, aucun chantier ne doit réduire le stockage d'eau en surface et en nappe, tout chantier devrait au contraire prévoir de l'augmenter. 

En revanche, ces systèmes hydrauliques vont avoir des contraintes plus fortes liées au réchauffement (eutrophisation, bloom, biofilm, etc.) : cela suggère d'en améliorer la gestion et surtout d’accélérer la dépollution des eaux, qui aggrave ses effets toxiques lors de la sécheresse. 

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25/11/2022

Les Parisiens (comme les autres) aiment bien profiter des barrages fluviaux


Ci-dessus, on voit à quoi ressemble le cours naturel estival de la Seine à Paris, ce qui vaut pour la région parisienne.


Ci-dessus, on voit le bord de Seine lors de la terrible sécheresse de 2022.

Par quel prodige Parisiens et Franciliens bénéficient-ils d'un fleuve au si bon maintien de sa ligne d'eau, malgré le manque de précipitations?

La raison est simple à comprendre : la première photo a été prise en 1942, dans le cadre d'une inspection de piles de ponts de la Seine. Pour l'occasion, tous les barrages à l'aval de Paris ont eu leurs vannes ouvertes, tandis que les barrages à l'amont laissaient passer le débit minimum. Cette image donne donc une idée du cours "naturel" de la Seine en étiage. En année sèche dans le passé, on pouvait même traverser le fleuve à pied. Il faut noter qu'en crue, ce serait l'inverse : s'il n'y avait pas les réservoirs de stockage et les protections de berges latérales, Paris serait régulièrement noyée car la ville est dans le lit majeur d'inondation du fleuve. Le quartier du Marais est, comme son nom l'indique, une ancienne zone humide. Il en va de même pour beaucoup d'habitations de l'Ile-de-France.

La seconde photo montre que le débit de la Seine est artificiellement soutenu par les grands barrages et lacs réservoirs gérés par Seine Grands Lacs. Mais aussi par des milliers d'ouvrages plus modestes en amont, qui forment de petits stocks d'eau. Par ailleurs, le niveau est aussi soutenu par les barrages aval de la Seine, qui rendent le fleuve navigable en rehaussant sa lame d'eau. Même en année sèche comme 2022, les riverains ne voient guère la différence.

Les Parisiens sont évidemment heureux de profiter d'un fleuve assez constant, en particulier dans le cadre du réchauffement climatique qui peut augmenter les étiages et les crues sévères. Alors comme beaucoup de décisions françaises se prennent à Paris, les élus et les hauts fonctionnaires doivent comprendre que de nombreux territoires sont comme la capitale: ils apprécient si des barrages maintiennent et régulent l'eau, agrémentent l'existence en été et préviennent les dangers en hiver. 

En situation de changement climatique qui peut favoriser la survenue de sécheresses de plusieurs années, l'amont comme l'aval des bassins versants ont désormais vocation à retenir l'eau. Il est peu acceptable d'entendre certains suggérer aujourd'hui que l'amont peu peuplé pourrait plus ou moins accepter de voir ses rivières à sec au cours de ce siècle, pour que toute l'eau serve à l'aval davantage peuplé. Si nous ne retenons pas l'eau partout, de la source à l'estuaire, nous souffrirons de terribles déconvenues et de redoutables conflits dans les années et décennies à venir. 

24/11/2022

Mortalité des poissons dans les dispositifs hydro-électriques (Radinger et al 2022)

Trois chercheurs viennent de publier un passage en revue de ce que l’on sait et ne sait pas sur la mortalité des poissons passant dans des dispositifs de production hydro-électrique : turbines, roues, vis d’Archimède. La bonne nouvelle est que cette mortalité (en moyenne autour de 22%) peut tendre vers zéro sur les meilleurs sites, ce qui indique les voies de progrès pour les décennies de transition à venir. Mais pas mal de données manquent encore pour analyser l’impact sur les populations de poissons, en particulier la proportion réelle de ces poissons qui s’aventurent dans les zones de turbinage plutôt que dévaler ailleurs. 
 
Johannes Radinger, Ruben van Treeck et Christian Wolter ont passé en revue les données disponibles sur la mortalité des poissons en turbine et autres dispositifs hydro-électriques. Leur ensemble de données contenait 1058 évaluations de la mortalité obtenues à partir de 249 expériences rapportées dans 91 études. Des évaluations de la mortalité ont été menées sur 122 sites dans 15 pays. Les types de turbines comprenaient des Kaplan (n = 119 expériences), Francis (n = 72), les turbines à très basse chute (VLH) (n = 15), les vis d'Archimède (n = 22), les roues hydrauliques (n = 11), les turbines cross-flow (n = 5) et quelques autres types de turbines (par exemple, turbine hydrostatique et turbine Pelton) (n = 5). Les données ont fourni 276 890 individus de 75 espèces dans 27 familles et 15 ordres.

Ce graphique montre les mortalités observées dans le passage de l’équipement hydro-électrique, selon la nature de celui-ci.


Extrait de Radinger et al 2022, art cit.

Légende : relations entre l'ordre taxonomique, l'échelle hydroélectrique, le type de turbine et la mortalité dans les évaluations de la mortalité des poissons dans les turbines hydroélectriques (Oth, autres ordres de poissons n = 11 906 ; VLH, turbine à très basse chute n = 14 598 ; vis, vis d'Archimède n = 18 427 ; Ww, roue hydraulique n = 5178 ; Cf, turbine tangentielle n = 5359 ; Ott, autre type de turbine n = 2862). La largeur des bandes est proportionnelle au nombre d'individus. L'échelle hydroélectrique fait référence à la capacité de production d'une centrale hydroélectrique (vSHP, très petite hydroélectricité de < 1 MW ; SHP, petite hydroélectricité de 1 < 10 MW ; et LHP, grande hydroélectricité de ≥ 10 MW). Le nombre de poissons n'est fourni que pour les groupes de plus de 20 000 individus. 

Parmi toutes les études, espèces et milieux, en moyenne 22,3 % (n = 61 797 individus) de tous les poissons passant par les turbines ont été tués ou ont subi des blessures graves, potentiellement mortelles. Les 77,7 % restants (n = 215 093 individus) ont été évalués comme indemnes ou sublétalement blessés.

Ce graphique montre les mortalités rapportées selon les poissons et les types de turbines étudiées (on remarque en mauve la fourchette importante d'incertitude à 95%):


Extrait de Radinger et al 2022, art cit.

Légende : relation entre la longueur du poisson et le taux de mortalité moyen pour les six principaux types de turbines (lignes, effets moyens prédits basés sur un modèle mixte linéaire généralisé avec un terme d'interaction du type de turbine × longueur du poisson ; ombrage, bandes de confiance à 95 % ; points, taux de mortalité spécifiques pour une longueur de poisson et un type de turbine donnés [parfois hors des bandes de confiance de la moyenne]).

La mortalité en turbine n’est pas la mortalité totale des poissons, puisque les poissons peuvent emprunter d’autres voies que le canal usinier et la chambre d’eau où se situe le dispositif hydro-électrique (toute l'eau de la rivière ne passe pas dans l'usine). Et ce dispositif est généralement protégé par des grilles visant à réduire le nombre de poisson y circulant. Les chercheurs observent :
« Les évaluations des impacts de l'hydroélectricité sur la mortalité des poissons dans les turbines ne doivent pas être considérées isolément. Il est également important de prendre en compte le risque d'entraînement des poissons, qui est la probabilité de passer devant les turbines par rapport à des voies alternatives, telles que des déversoirs ou des installations de dérivation ou de migration des poissons (Harrison et al., 2019 ; Schilt, 2007). (…) Il est essentiel de contextualiser le taux de mortalité à un taux réalisé par poisson ou par espèce pour tirer des conclusions plus larges au niveau de la population, en particulier pour les poissons non migrateurs qui n'ont pas nécessairement besoin de passer par les centrales hydro-électriques pour réaliser leurs cycles de vie. »

La conclusion donne le point de vue des chercheurs :
« Tous les avantages de l'hydroélectricité en tant qu'énergie propre et renouvelable doivent être débattus en rapport avec les blessures des poissons et les autres impacts qu'elle exerce. Nous soutenons que dans ces conflits d'intérêts, il est difficile de s'entendre sur des taux de mortalité tolérables et que les parties prenantes doivent tenir compte des aspects du bien-être animal, de l'écologie des populations et de la conservation de la biodiversité, mais aussi de l'économie de l'hydroélectricité, de la politique environnementale et de l'acceptation sociétale. Compte tenu de l'exhaustivité de notre ensemble de données et de nos analyses, qui tenaient également compte des incertitudes généralement négligées, nos résultats soutiennent un choix éclairé et un débat holistique sur la durabilité de l'hydroélectricité et l'importance d'élucider les coûts écologiques encourus sur les rivières. Pour les très petites et petites centrales hydroélectriques, la charge de justification est importante en raison d'un taux de mortalité global de 22,3 % et de leur grand nombre à l'échelle mondiale malgré leur part négligeable dans la production d'hydroélectricité renouvelable (ARCADIS & Ingenieur büro Floecksmühle, 2011 ; Schwarz, 2019).

La gamme de mortalités observées empiriquement a indiqué qu'il existait des centrales hydro-électriques avec des types communs de turbines, des configurations techniques et opérationnelles et des mesures de protection des poissons mises en œuvre qui ont réussi à réduire la mortalité, dans plusieurs cas même à 0. Ces centrales exemplaires ouvrent la voie à une hydroélectricité plus durable. En revanche, les configurations préjudiciables qui entraînent une mortalité élevée doivent être identifiées et fermées ou au moins substantiellement rénovées. Les turbines à rotation plus lente, telles que les vis d'Archimède, les turbines VLH et les roues hydrauliques, sont moins nocives pour les poissons que la plupart des types de turbines conventionnelles (Bracken et Lucas, 2013). Néanmoins, nous soulignons l'importance de poursuivre les recherches sur le développement de turbines généralement plus protectrices pour les poissons et les ajustements des turbines courantes (Čada, 2001 ; Hogan et al., 2014). Le fonctionnement et les effets protecteurs de ces turbines sur les poissons doivent être évalués avec des méthodes normalisées et contrôlées dans des conditions de terrain réalistes. Les turbines protectrices des poissons accompagnées d'installations fonctionnelles de migration des poissons vers l’amont et l’aval doivent devenir l'étalon-or. Compte tenu de l'essor actuel de l'hydroélectricité dans les grands systèmes fluviaux mégadivers (Anderson et al., 2018 ; Winemiller et al., 2016), l'adoption d'une telle norme à l'échelle mondiale est encore plus importante pour équilibrer les besoins en énergie renouvelable avec ceux de la protection de la biodiversité et et de l’amélioration envronnemental des écosystèmes fluviaux. »

Discussion
Ces données montrent que la mortalité des poissons en turbines, vis ou roues est un sujet réel, qui doit inspirer un souhait de généralisation progressive des bonnes pratiques. Cela concerne surtout les poissons de grande taille qui ont des migrations ou des mobilités importantes dans leur cycle de vie. Il convient de rechercher les meilleures options pour continuer à réduire cette mortalité, la bonne nouvelle étant qu’elle peut être quasi nulle dans les configurations les plus favorables. Au lieu de perdre de l’argent public à détruire des ouvrages utiles et appréciés en rivières, les gestionnaires publics eau et biodiversité seraient avisés de travailler davantage dans cette direction avec les exploitants.

Ce qui manque le plus à notre connaissance, ce sont des études assez massives et concluantes sur la proportion des poissons qui passent vers la turbine (ou vis, ou roue) par rapport à ceux qui prennent une autre voie de dévalaison (déversoir dans la zone de débit réservé, goulotte de dévalaison avant les grilles, etc.). En effet, l’impact réel sur les poissons au plan écologique (populationnel) tient à cette proportion des individus qui passent dans la turbine par rapport à celle qui dévalent autrement. Il existe quelques suivis radiotélémétriques (taggage de poisson pour analyser leur comportement de l’amont vers l’aval), mais ils sont sur de faibles populations. Et l’analyse de la configuration hydraulique des sites n’est pas standardisée (un seuil de moulin de 1 ,5 m déversé en permanence sur toute sa largeur n'est pas un barrage de 15 m avec un seul exutoire dévalant).

Il faut aussi signaler que dans le bilan global et holistique de l'hydro-électricité, on doit inclure les dimensions positives des retenues et canaux : ces milieux d'origine artificielle servent aussi de refuges et de zones de croissance à certains espèces. Et dans un contexte de réchauffement climatique, ils sont parfois les options de dernier ressort face aux mortalités massives impliquées par les assecs (voir par exemple la revue de Beatty et al 2017).

Aucun scénario de sortie du carbone ne prévoit la possibilité de se passer de l’hydro-électricité, la tendance étant d'augmenter sa part dans le mix énergétique, en particulier pour compenser les pertes pouvant être liées à de moindres débits en suite au réchauffement climatique et à de meilleurs aménagements écologiques au droit des ouvrages. Le GIEC intègre cette source d'énergie dans les options de prévention d'un réchauffement dangereux dans son dernier rapport. Il convient donc d’aborder ce sujet avec un esprit constructif où l’on cherche les meilleurs compromis entre la protection des poissons d’une part, la décarbonation et relocalisation de l’énergie d'autre part.  

Référence : Radinger J et al (2022), Evident but context-dependent mortality of fish passing hydroelectric turbines, Conservation Biology, 36, 3, e13870

21/11/2022

Pour que les rivières vivent et nous fassent vivre

La France dispose d'un riche héritage hydraulique de moulins, forges et autres petits barrages. Des dizaines de milliers de sites en place peuvent être équipés pour produire de l'énergie locale et propre, très appréciée des riverains car déjà intégrée dans le paysage des vallées. Ces sites doivent aussi retrouver leur usage de gestion de l'eau, alors que le stress climatique risque de devenir extrême en période de crues et de sécheresses. A l'occasion de la loi sur les énergies renouvelables, et en réponse à la campagne du lobby de la pêche tentant à nouveau d'entraver la transition énergétique, la coordination Eaux & rivières humaines appelle les députés français à tourner définitivement la page de la continuité écologique destructrice et à valoriser le patrimoine hydraulique de nos rivières. Face à la nécessité de baisse drastique et rapide des émissions carbone, face au besoin critique de conserver tous nos outils de régulation de l'eau.


Evaluation régionale des sites de moulins pouvant faire l'objet d'une relance énergétique selon le projet européen de recherche Restore Hydro.


Pour que les rivières vivent et nous fassent vivre
La petite hydro-électricité mérite votre soutien !

La Fédération nationale de la pêche en France (FNPF) mène une campagne de lobbying visant à empêcher le développement de la petite hydro-électricité en France et in fine à détruire les ouvrages des moulins et usines à eau, en les prétendant «sans usage et sans utilité». Cette politique voulue et soutenue par la FNPF a déjà soulevé des conflits sociaux partout. Et quand les ouvrages ont été détruits, les résultats ne sont bons ni pour le vivant, ni pour les sécheresses, ni pour les crues, ni pour le bilan carbone. Conscient de leur intérêt, le Parlement a déjà interdit en 2021 par la loi de remettre en question l’usage actuel et potentiel des ouvrages hydrauliques, en particulier la production d’énergie. 

Localement, beaucoup de pêcheurs apprécient les zones poissonneuses des retenues, biefs, lacs associés à des productions énergétiques. Certaines de leurs associations ont d’ailleurs milité contre la disparition de barrages producteurs, entraînant la disparition locale de leur loisir. Il conviendrait donc de vérifier si le propos de la fédération nationale reflète véritablement l’expérience des pêcheurs de terrain sur ce sujet. 

Concernant les rapports entre hydro-électricité, environnement et biodiversité, la CNERH a produit une synthèse que vous trouverez en pièce jointe. Le sujet est important : les acteurs y sont tous attentifs. Aujourd’hui, les techniques employées pour produire de l’énergie hydroélectrique travaillent à réduire au minimum la mortalité des poissons : dispositifs ichtyocompatibles (roues, vis), zone de dévalaison, grilles fines, etc. 

Mais il faut surtout avoir une vision d’ensemble des enjeux de l’eau : par exemple, la sécheresse terrible de 2022 a démontré que sans les retenues des moulins et petits barrages, les rivières tendent à s’assécher complètement, produisant des mortalités massives de poissons, qu’ils soient migrateurs ou pas, comme du reste de la faune aquatique et amphibie, non moins importante que les poissons. Moulins et barrages aident à sécuriser la présence permanente d’eau pour le vivant. Et quand il y a un stress de sécheresse ou de pollution, les préfets disposent dans leurs arrêtés du pouvoir d’indiquer aux moulins et barrages les manœuvres les plus à-mêmes de protéger l’eau pour le vivant et la société. Les outils de production d’énergie peuvent donc aussi servir à nos régulations d’intérêt général en hydrologie et écologie. 
 
Pour mettre fin au réchauffement climatique, la recette est connue de tous : il faut réduire nos émissions de CO2. La petite hydroélectricité contribue de manière non négligeable à cet objectif, grâce à sa production hivernale d’énergie renouvelable, tout en répondant à une urgence absolue pour le futur : préserver de l’eau pour la biodiversité aquatique et terrestre en créant des retenues et en ajoutant à la rivière des canaux de diversion qui se remplissent en saison pluvieuse. 

Selon M. Hamid Oumoussa, directeur général de la FNPF s’exprimant dans Actu Environnement (17/11/2022), les dégâts soi-disant causés à l’environnement par cette production énergétique «artisanale» ne pourraient pas être compensés par leur production «confidentielle» d’énergie renouvelable, égale à 1% de la production française. Pourtant, face aux menaces de délestage, le Ministère de la Transition écologique a remis en route la centrale thermique de Cordemais qui, pour produire le même 1% d’électricité, va brûler 1,2 million de tonnes de charbon, importé d’Afrique du Sud et d’Australie. Anéantissant du même coup une bonne partie des efforts des citoyens pour réduire les émissions de CO2 de notre pays. La petite hydroélectricité peut faire la même chose mais sans émettre un gramme de CO2 !

La loi examinée aujourd’hui par le Parlement vise l’accélération de l’énergie renouvelable. L'accord de la COP 27 vient encore de rappeler que la première urgence est «d'accélérer le déploiement des énergies propres». Les mots des traités signés par la France ont un sens : accélérer, ce n'est pas entraver.

 L’énergie hydraulique est la plus populaire et la plus bas-carbone des énergies renouvelables, ainsi que la mieux intégrée dans les paysages. Poursuivre son blocage et sa destruction comme c’est le cas depuis 20 ans en France s’apparente à un désormais à un choix climaticide Mais aussi un choix écocide, puisque le changement climatique est en train de devenir le premier facteur d’impact sur le vivant aquatique. Par exemple, les truites et les espèces d’eau froide ne sont pas menacées par l’hydro-électricité, mais par la disparition totale de leur zone thermique en France au cours de ce siècle, si le réchauffement continue au rythme actuel. 

Alors que des particuliers, des communes, des entreprises veulent relancer un site en énergie, ils affrontent trop souvent une administration hostile. Pourtant, les ouvrages hydrauliques dont nous parlons ne sont pas des nouvelles artificialisations : ils sont déjà autorisés. La seule chose requise, c’est de relancer leur dispositif énergétique. Il est incompréhensible que l’administration impose des procédures à coûts inaccessibles et à complexités exorbitantes sur des sites déjà en place. Les administrations eau, biodiversité et énergie doivent désormais travailler ensemble à une hydro-électricité durable, avec un triple réalisme des délais, des coûts et des enjeux. 

Nous vous remercions par avance de votre soutien à cette belle cause, si chère à nos territoires ruraux et si nécessaire à l’heure où toutes les sources d’énergie renouvelable doivent se mobiliser.