20/04/2023

Pas d'impact sédimentaire notable d'un seuil en rivière (Rollet el al 2022)

Des chercheurs ont étudié le seuil le plus important du fleuve côtier Gapeau, dans le sud de la France. A l'occasion de trois crues, ils montrent que la retenue de 700 m créée par cette chaussée ancienne ne sédimente pas la charge grossière et évacue les charges plus fines de sables et graviers. Les scientifiques concluent que se focaliser sur les seuils dans ce contexte ne sera pas de nature à recharger en sédiment les côtes et les plages à l'aval, car le déficit sédimentaire a d'autres causes. Leur travail rappelle aussi que la plupart des recherches menées sur la sédimentation dans les ouvrages modestes (seuils, chaussées, petits barrages et déversoirs) ne montrent pas d'effet notable. Soit le contraire de ce qui est affirmé dans le discours du gestionnaire public.



Le seuil de Sainte-Eulalie, étudié par les chercheurs. DR.

Anne-Julia Rollet, Simon Dufour, Romain Capanni et Mireille Lippmann Provansal ont analysé l'impact sédimentaire d'un seuil sur une petite rivière du Sud de la France. Le Gapeau est un fleuve côtier de 47,5 km de long (pente : 0,7 m.m-1) qui draine un bassin versant de 564 km² entre les crêtes montagneuses de la Sainte Baume et de Morières au nord et à l'ouest et la crête montagneuse des Maures à l'est. La rivière s'ouvre au sud sur la plaine et se jette dans la rade d'Hyères. Le bassin versant du Gapeau contient deux sous-bassins aux caractéristiques géologiques contrastées : le sous-bassin versant ouest, où la rivière Gapeau coule sur un substrat calcaire, perméable et favorable à l'infiltration, et  le sous-bassin versant est de la rivière Réal-Martin (principal affluent de la rivière Gapeau), qui coule sur des substrats métamorphiques imperméables. La rivière Gapeau présente un chenal étroit et profond sur la majeure partie de sa longueur ainsi que des berges élevées. Cette morphologie est particulièrement adaptée au transit des flux d'eau et de sédiments. 

Dans la partie aval du Gapeau, le seul ouvrage pouvant piéger les sédiments en transit est le seuil de Sainte Eulalie. Cette chaussée est un ouvrage en maçonnerie de 3,75 m de haut et génère en amont un plan d'eau d'environ 700 mètres de long en régime d'étiage. Sa date exacte de construction est inconnue, mais elle est indiquée sur des cartes de 1896. 

Pour déterminer l'influence du seuil sur la continuité sédimentaire de la rivière, les chercheurs ont suivi l'évolution du stock sédimentaire en amont du seuil de Sainte Eulalie, qui est la principale zone de piégeage. La capacité de piégeage des sédiments du déversoir a été évaluée en analysant les différentiels bathymétriques avant vs après les crues, avec quatre mesures par point pour assurer une marge d'erreur verticale de ± 0,10 m après post-traitement. Trois relevés bathymétriques ont été réalisés pour décrire la mobilité sédimentaire générée lors de crues de trois intensités différentes : débit d'eau instantané de 42 m3.s-1, 57 m3.s-1 et 67 m3.s-1.

Voici le résumé de leur travail :
"Dans les systèmes littoraux et fluviaux en déficit sédimentaire la restauration du transport solide fait aujourd’hui l’objet d’une attention particulière. La suppression d’ouvrages transversaux (seuils, barrages) est parfois préconisée même si l’effet réel   des petits seuils sur le transport de la charge de fond n’est pas démontré dans tous types de contexte. Dans ce cadre, notre étude a pour objectif d’apporter des éléments quantifiés pour (i) documenter l’interruption des transferts sédimentaires grossiers (> sables fins) par un petit seuil sur un système fluvial côtier méditerranéen (le Gapeau), et (ii) discuter la pertinence de sa suppression pour la restauration de la continuité sédimentaire. Ces éléments sont produits partir d’approches croisées de suivis de la dynamique sédimentaire du fond du lit (bathymétrie, traçages sédimentaires, chaines d’érosion et suivis topographiques) et de modélisation de capacités de transport. Nos résultats nous permettent de conclure que le seuil étudié ne semble pas constituer d’entrave physique au transfert de la charge de fond dans la mesure où aucune accrétion nette n’a été observée en amont de l’ouvrage malgré des crues importantes enregistrées durant le suivi. Néanmoins, la mesure indirecte du transport solide montre qu’il n’existe pas ou plus de charriage sur ce cours d’eau qui connait un fort déficit sédimentaire. Ainsi, la suppression de seuil sur le Gapeau serait insuffisante pour atténuer le déficit sédimentaire fluvial et/ou littoral. Il conviendrait plutôt de concentrer la réflexion sur la réalité des entrées sédimentaires et l’efficacité des connexions entre les versants et le chenal."
Les auteurs précisent encore :
"La mesure indirecte du transport sédimentaire a montré que la charge de fond n'est pas (ou plus) transportée le long de la rivière Gapeau (à l'exception d'un peu de transport résiduel de sable et de gravier que nous n'avons pas réussi à quantifier). Le transport sédimentaire mesuré, même lors d'une crue de 5 ans, avait un volume extrêmement faible (456 m3) et était très inférieur à la capacité de transport (20 200 m3). Cette différence indique que la rivière Gapeau présente un important déficit sédimentaire. Nous avons également observé un pavage important du lit de la rivière qui variait de 2,1 à 10,5 en aval de la zone d'étude. Le lit de la rivière Gapeau est ainsi quasi stable lors des crues les plus courantes, et il ne reste qu'une faible coulée sédimentaire composée de sable et de gravier. Ce débit est trop faible pour être détecté par des mesures indirectes de transport sédimentaire, mais nous l'avons détecté lors du suivi de la retenue de Sainte Eulalie.

Des mesures bathymétriques supplémentaires effectuées à l'embouchure de la rivière Gapeau avant et après la crue de décembre 2008 ont indiqué que 1 300 à 1 400 m3 de sédiments (sable moyen à grossier) ont été apportés aux plages (Brunel, 2010; Capanni, 2011). Cependant, ces apports en conditions hydrologiques actives (Q5) ne compensent pas les 2 700 m3.an-1 estimés d'érosion côtière (Capanni, 2011). Ainsi, les apports fluviaux de la rivière Gapeau semblent peu contribuer au trait de côte. Les volumes actuels de sédiments grossiers fluviaux ne sont pas suffisants pour maintenir la rivière en bon état, et le système fluvial du Gapeau présente un déficit sédimentaire sévère malgré la présence du seuil de Sainte Eulalie. Ces éléments soulèvent ainsi des questions sur l'utilité de retirer le seuil pour rétablir la continuité sédimentaire et entretenir le trait de côte. Le déversoir n'entrave pas l'écoulement du sable, dont le volume est beaucoup trop faible pour contrebalancer les déficits côtiers en sable. Sur la base de nos observations du seuil de Sainte Eulalie, nous émettons l'hypothèse que la plupart des autres ouvrages du bassin versant ne gênent pas le transfert sédimentaire soit parce qu'ils sont déjà engorgés soit parce qu'ils n'ont jamais complètement interrompu le transfert sédimentaire. Le seuil de Sainte Eulalie, comme tous les seuils de la rivière Gapeau, était déjà présent dans le « profil des grands efforts hydrauliques » en 1954 (et probablement bien avant). Avant les années 1970, cependant, les données topographiques indiquent qu'aucune incision ou rétraction n'a eu lieu (Capanni, 2011). Les autres ouvrages sont situés en amont dans la zone du bassin versant, dans des contextes aux pentes souvent plus fortes que ceux de Sainte Eulalie, qui est aussi l'ouvrage le plus haut (3,5 m, contre 2,0 m pour les autres). Ainsi, si le seuil de Sainte Eulalie ne stocke pas de charriage, les autres seuils ne le sont probablement pas non plus. Ces observations sont cohérentes avec les résultats de la plupart des études sur l'influence des petites structures sur le transport du charriage dans des contextes géomorphologiquement dynamiques."

Discussion
Le faible effet sédimentaire des petits ouvrages hydrauliques est un trait récurrent des recherches menées sur ce sujet. Dans leur travail, les chercheurs le rappellent : "De nombreuses études ont mis en évidence l'influence des petites structures sur la morphologie des chenaux (Fencl et al., 2015), mais seules quelques études morphologiques se sont concentrées sur l'influence des déversoirs sur la continuité des sédiments grossiers. Les modifications morphologiques qu'entraînent les seuils couvrent souvent une superficie relativement réduite et sont liées soit à un engorgement de l'ouvrage en amont (ex. : sédimentation), soit à une poussée hydraulique en aval (ex. : incision en aval de l'ouvrage, apparition de berges médianes). A ce jour, aucun changement morphologique en aval des seuils n'a été explicitement corrélé au déficit sédimentaire qu'ils ont généré. Les quelques études portant sur l'influence des déversoirs sur la continuité sédimentaire suggèrent qu'ils ne l'influencent pas fortement (Csiki et Rhoad, 2010 ; Pearson et Pizzuto, 2015 ; Peeters et al., 2020 ; Casserly et al., 2021). Les sédiments de charriage peuvent quitter un réservoir lors d'épisodes de débit élevé (Pearson et al., 2011; Casserly et al., 2021) ou après avoir dépassé la capacité de stockage du réservoir (Major et al., 2012). Pearson et Pizzuto (2015) ont suggéré que toutes les fractions granulométriques dans le matériau du lit fourni en amont auraient pu être transportées à travers le réservoir qu'ils ont étudié, le long de la rampe en pente et au-dessus du barrage de 2,5 m, tandis que Peeters et al. (2020) ont observé un transfert sélectif de particules autour de la médiane. Cependant, la réponse des rivières à l'existence à long terme de déversoirs varie considérablement (Csiki et Rhoad, 2010) et dépend principalement des caractéristiques des ouvrages (c'est-à-dire la forme, la hauteur de la crête, la présence ou l'absence de systèmes de vannage), la rivière (c.-à-d. occurrence de grandes crues, taille des sédiments, capacité de l'hydraulique fluviale à transporter les sédiments au-dessus de la crête du déversoir) et les caractéristiques générales du bassin versant (p. ex. densité du déversoir en amont, apport de sédiments disponible) (Pearson et Pizzuto, 2015) . Par conséquent, comprendre l'influence des déversoirs sur les flux de sédiments (et donc la pertinence de les enlever) nécessite une approche de recherche et de gestion différente et plus intégrée que l'approche individualiste qui a été appliquée aux grands barrages (Fencl et al., 2015)."

A rebours du discours public tenu depuis 15 ans pour justifier la destruction des petits ouvrages, ceux-ci ne représentent donc pas a priori un problème grave de transfert sédimentaire. Le même discours public avait déjà menti sur la soi-disant "auto-épuration" des rivières, que les barrages entraveraient alors que l'inverse est vrai (toutes choses égales par ailleurs, une retenue tend à éliminer divers intrants et polluants). La rhétorique est désormais connue : on ne met en avant que des aspects négatifs des ouvrages hydrauliques, quitte à les exagérer voire les inventer dans certains cas, alors que l'on passe sous silence leurs aspects positifs. Cette politique publique partisane et nuisible aux patrimoines des rivières doit cesser.

Référence : Anne-Julia Rollet et al (2022), Is removing weirs always effective at countering the sediment deficit? Case study in a Mediterranean context: the Gapeau River, Géomorphologie : relief, processus, environnement, 28,3, 187-200

08/04/2023

Le gouvernement reconnaît la nécessité de mieux stocker l'eau dans les ouvrages hydrauliques déjà en place

Confronté aux sécheresses, le gouvernement français vient d'annoncer un "plan eau". On y observe la timide reconnaissance de la nécessité de stocker l'eau avec, parmi les mesures citées, l'aide à l'entretien des ouvrages existants. Pour le moment, cette mesure est limitée à l'hydraulique "agricole". Mais il faut bien évidement l'étendre aux centaines de milliers de retenues, plans d'eau, canaux issus de l'hydraulique ancienne et permettant de stocker l'eau un peu partout sur le territoire. 


Après avoir financé pendant une décennie la destruction à marche forcée des seuils, digues, barrages, avec en conséquence l'assèchement des retenues et canaux dérivés de ces ouvrages hydrauliques, le ministère de l'écologie entame une timide marche arrière. Il faut dire que là où cette politique a été appliquée, le retour à la rivière dite "naturelle" n'a nullement tenu les promesses naïves de paradis retrouvé: on a observé partout en 2022 des rivières et ruisseaux à sec ou réduits à un filet d'eau chaude. Ceux des riverains qui jouissaient auparavant de retenues y ont vu à juste titre une catastrophe locale pour l'eau, le vivant, l'agrément. La délégation à la prospective du Sénat avait déjà publié quelques mois plus tôt un rapport appelant à cesser la disqualification du stockage

Le plan eau, révélé au début de ce mois par le président de la république et porté par le ministère de l'écologie, reconnait la nécessité d'améliorer le stockage de l'eau dans les ouvrages, et d'investir à cette fin afin déjà d'améliorer les ouvrages existants. 

Dont acte. Mais que les préfets fassent immédiatement cesser les programmes de syndicats de rivière et financements des agences de l'eau qui persistent à dilapider l'argent public dans ces destructions et assèchements, alors que cette nouvelle politique exige l'aménagement et la gestion des ouvrages. Ce que demandait déjà la loi de 2006, non appliquée par une administration eau & biodiversité ayant préféré un programme douteux de retour aux rivières sauvages. Nous le payons aujourd'hui par le retard dans l'adaptation hydroclimatique comme dans la transition énergétique

Extraits :

AMÉLIORER LE STOCKAGE DANS LES SOLS, LES NAPPES, LES OUVRAGES

OBJECTIF : Remobiliser les ressources existantes et répondre au besoin de développer l’hydraulique agricole, dans le respect de la réglementation

• La préservation des zones humides sera renforcée avec 50 M€/an supplémentaires de paiements pour services écosystémiques et le Conservatoire du littoral consolidera sa stratégie d’acquisition foncière. Dès 2024

• Un fonds d’investissement hydraulique agricole sera abondé à hauteur de 30M€/ an pour remobiliser et moderniser les ouvrages existants (curages de retenues, entretien de canaux…) et développer de nouveaux projets dans le respect des équilibres des usages et des écosystèmes. Dès 2024

• Une stratégie nationale et un guide technique relatifs à la mise en place de systèmes de recharge maîtrisé des aquifères seront élaborés. 2024

28/03/2023

Les seuils et ouvrages en rivière aident à stocker l'eau face aux sécheresses

Un ouvrage en lit mineur de rivière ralentit, retient et infiltre l'eau. C'est vrai pour les ouvrages de castors comme pour ceux des humains. Le mouvement de défense des ouvrages hydrauliques le sait bien, mais il affronte un déni totalement aberrant de la part des pouvoirs publics en charge de l'eau et de la biodiversité, qui s'obstinent à nier, minimiser ou invisibiliser les intérêts des seuils et barrages.  Toutefois, lors d'une audition au Sénat, c'est la pdg du Bureau des ressources géologiques et minières (BRGM) qui a cru bon rappeler aux parlementaires les règles élémentaires de l'hydrologie, et notamment ce rôle des seuils. Les élus vont-ils en tirer la conclusion qui s'impose, à savoir valoriser et non plus vandaliser ces ouvrages? 



En février dernier, le Sénat a créé une mission d’information intitulée : "Gestion durable de l'eau : l'urgence d'agir pour nos usages, nos territoires et notre environnement". Le 15 mars, cette mission auditionnait les experts en hydrogéologie du Bureau de recherches géologiques et minières.

A cette occasion, une mise au point intéressante a été faite : "Sur un sujet qui est polémique dans le domaine de l'eau, sur le sujet des obstacles ou seuils en rivières, quand il y a des seuils l'eau stagne un peu et donc cela s'infiltre davantage", a expliqué Michèle Rousseau (présidente-directrice générale du BRGM), en faisant le panorama des possibilités d'amélioration du stockage de l'eau en France métropolitaine.

En fait, ce phénomène est connu. Dans le monde naturel de l'aire européenne et nord-américaine, ce sont les barrages en série de castors qui jouent ce rôle de création de multiples retenues par petits barrages, et tous les travaux étudiant le phénomène concluent que ces aménagements ont un bilan hydrologique positif, tant pour l'infiltration dans les sols que pour les débordements par rehausse de niveau de la lame d'eau (voir nos publications sur le thème castor).  

Les propriétaires ou riverains de retenues et de biefs observent eux aussi le phénomène : si le niveau est baissé un certain temps par ouverture de vanne, alors le niveau des puits baissent, comme celui des éventuelles zones humides d'accompagnement à eau affleurante de type mare, prairie humide. Au demeurant, quand un projet d'aménagement de seuil concerne une retenue en zone de captage, des relevés piézométriques sont faits et la conclusion est immanquablement que le niveau du captage va baisser en cas d'effacement de la retenue et d'abaissement de sa ligne d'eau. On peut aussi lire la remarquable monographie de l'ingénieur public Pierre Potherat, qui a documenté le rôle des ouvrages dans le cas particulier des bassins sédimentaires des sources de la Seine et de l'Ource (voir cette recension). 


Ces constats n'ont rien d'extraordinaire, ils relèvent de lois bien connues en hydrostatique et hydrodynamique depuis le 19e siècle.

Ce qui est assez extraordinaire en revanche, c'est la politique de déni de ces réalités par les politiques publiques de l'eau, qui sont en France et pour partie en Europe arcboutées sur le nouveau dogme de la "continuité écologique", vu sous l'angle de l'effacement des ouvrages humains et du retour à une supposée "naturalité" de type sauvage. 

Refusant de reconnaître le moindre élément négatif de ce choix public, ces politiques passent sous silence le rôle des ouvrages dans la rétention et régulation de l'eau. Elles ne parlent immanquablement que de l'évaporation – comme si une zone humide naturelle ou une prairie ou une forêt n'évaporaient pas aussi en été, par un étonnant miracle physique! En fait, des travaux de recherche scientifique ont quantifié toutes ces évaporations et montré qu'elles sont du même ordre de grandeur, voire pire dans le cas de milieux naturels (cf Al Domany et al 2020).

La politique de continuité écologique est devenue le faux-nez d'une écologie assez radicale et polémique, dont la philosophie sous-jacente entend diaboliser et interdire la présence humaine au bord des rivières. Non seulement elle est nuisible à la régulation de l'eau alors que nous affrontons une multiplication des risques crues et sécheresses, mais elle heurte de nombreuses autres dimensions qui concourent à l'intérêt général et au bénéfice des riverains : patrimoine historique, culturel et paysager, production d'énergie renouvelable locale, réserve incendie, stockage pour abreuvement et irrigation, adaptation climatique, usages partagés. 

Nous demandons donc à nouveau à l'administration eau et biodiversité de respecter le choix parlementaire plusieurs fois réaffirmé de la nécessité de préserver, valoriser et exploiter les ouvrages hydrauliques, au lieu d'envisager leur effacement au nom d'un idéal non légal et non légitime de retour à la rivière sauvage. Nous demandons également au financeur public de solvabiliser les aménagements écologiques de ces ouvrages, qui optimisent certaines dimensions environnementales (franchissement piscicole, transit sédimentaire) sans en perdre les avantages. Nous demandons enfin une politique positive et intelligente des ouvrages hydrauliques, car l'amélioration de leur gestion et la responsabilisation de leur propriétaire sont un vrai enjeu public, bien plus nécessaire que la tentative d'ores et déjà ratée de détruire et assécher ces biens utiles. 

22/03/2023

La complexité des relations nappes-rivières dans les crues et sécheresses (Pelletier et Andréassian 2023)

En ces temps de sécheresse hivernale laissant craindre un été très sec, on parle beaucoup de la question des nappes. Une étude menée par des hydrologues montre que la relation entre nappe, crue et sécheresse est toutefois complexe et dépend de la géologie locale. Le travail distingue 5 sous-groupes selon le niveau de corrélation entre l’état de l’eau souterraine et le comportement de l’eau de surface, notamment lors des événements extrêmes qui inquiètent les riverains. Un travail utile pour rappeler d’une part la nécessité de données informant les politiques de l'eau, d’autre part le besoin d’étudier l’eau dans chaque bassin, et non par des excès de généralités. 


Diversité géologique des aquifères et réseau des piézomètres.

Les rapports du GIEC préviennent de longue date : les événements hydrologiques extrêmes seront plus intenses et/ou plus fréquents dans un climat modifié disposant de davantage d’énergie pour évaporer et transporter l'eau tout en modifiant les cycles régionaux de circulation océanique et atmosphérique. Pour s’adapter, il faut anticiper. Et pour anticiper, il faut disposer de modèles efficaces des crues et sécheresses, incluant aussi l’eau invisible qui est dans les nappes souterraines. Antoine Pelletier et Vazken Andréassian (Ecole des Ponts, U. Paris Saclay) ont posé une brique de ce travail en analysant les relations entre aquifères, crues et sécheresse dans des bassins représentatifs de la diversité géologique de la France métropolitaine. 

Voici le résumé de leur étude :
« Le rôle des aquifères dans les événements hydrologiques extrêmes a été souligné dans divers contextes, tant pour les crues que pour les étiages. De nombreux aquifères sont surveillés par des réseaux de piézomètres, qui mesurent le niveau piézométrique : là où de longues chroniques sont disponibles, une analyse conjointe avec les séries de débits observés est possible. Pourtant, les données de niveaux piézométriques sont rarement utilisées en modélisation hydrologique de surface, à cause de la grande complexité des relations nappes–rivières. Nous proposons ici une simple étude de corrélation entre les extrema annuels de la piézométrie et du débit, entreprise sur un ensemble de 107 bassins versants et 355 piézomètres, répartis sur l’ensemble du territoire de France métropolitaine. Avec cette étude, il est possible de distinguer les aquifères où la piézométrie est corrélée uniquement avec les crues, uniquement avec les étiages, avec les deux ou avec aucun des deux. Cette catégorisation ouvre de nouvelles opportunités pour caractériser la relation nappe–rivière, ce qui peut être crucial pour comprendre les événements hydrologiques extrêmes. »
L'analyse en sous-groupes selon le contexte géologique montre des schémas divers : certains aquifères d'échelle régionale ont une réponse univoque à la fois aux événements d'étiage et de haut débit, tandis que d'autres ne répondent qu'à un type d'événement, et certains ne semblent pas suivre une trajectoire liée à des événements fluviaux. 

Voici les 5 groupes de relation nappe-rivière identifiés :
  • groupes à fortes corrélations pour les sécheresses et les inondations : mélasse du Dauphiné et craie picarde ;
  • groupes à fortes corrélations pour les crues et comportement incertain pour les sécheresses : plaine d'Alsace, craie de Champagne et de Bourgogne, craie du Nord, Jurassique du Bassin parisien ;
  • groupes à fortes corrélations pour les sécheresses et comportement incertain pour les crues : aquifères tertiaires du bassin parisien, craie normande, aquifères du bassin secondaire aquitain ;
  • groupe à faibles corrélations pour les sécheresses et les inondations : graves du graben de la Dombes et de la Bresse ;
  • groupes au comportement incertain à la fois en crue et en sécheresse : sables crétacés du bassin parisien, aquifères triasiques et soubassements, aquifère multicouche cénozoïque, craie du bassin ligérien.
Les auteurs observent : « la mise en place d'une modélisation couplée fleuve/eaux souterraines est généralement une tâche complexe et conséquente et ce type d'analyse préalable permet d'évaluer la pertinence d'un tel établissement à des fins de modélisation opérationnelle, comme la prévision des crues et des sécheresses. Par exemple, la remarquable corrélation entre les faibles niveaux d'eau souterraine et les événements de sécheresse hydrologique dans la région de la Beauce et de son aquifère tertiaire montre la nécessité d'inclure dans un modèle la composante souterraine du cycle de l'eau — voir, par ex. Flipo et al. [2012] pour un exemple de modélisation couplée. Un autre cas intéressant est la nappe de craie, du fait de la variabilité spatiale de son comportement – elle a été identifiée comme le principal habitat des monstres hydrologiques [Le Moine et Andréassian, 2008], c'est-à-dire des bassins versants dans lesquels l'écoulement est particulièrement difficile à simuler et prédire  pour les modèles hydrologiques. La zone de craie peut également bénéficier d'approches de modélisation utilisant des informations sur le niveau des eaux souterraines, mais pas dans toutes les régions. Il est également à noter que plusieurs aquifères, bien que d'importance majeure pour les ressources en eau régionales, présentent des relations équivoques avec les eaux de surface, par exemple les sables du Perche du Cénomanien et les grès du Trias vosgien.»

En conclusion, ils soulignent la nécessité d'avoir une politique cohérente d'acquisition de données pour nourrir des politiques de l'eau informées et adaptatives : «Comme dernière recommandation, nous encourageons le développement de mesures de niveau des eaux souterraines à long terme et à haute fréquence dans les bassins hydrographiques jaugés, pour que les hydrologues de surface puissent mener des études approfondies de modélisation couplée.»

Référence : Pelletier A, V  Andréassian (2023), An underground view of surface hydrology: what can piezometers tell us about river floods and droughts?, Comptes Rendus. Géoscience, 355,S1, 1-11

11/03/2023

La crise de la ressource en eau réveille le problème de l'inefficacité et de l'incohérence des politiques publiques

La cour des comptes consacre une partie de son rapport annuel à la critique de l'inefficacité de l'Etat et des collectivités publiques dans la gestion quantitative de l'eau. La cour critique l'organisation trop complexe et trop redondante, l'excès d'ambition de contrôle de l'Etat qui ne met pas les moyens et personnels à hauteur de ses règlementations et programmations, le manque de leadership politique local, le manque d'information de qualité à échelle bassin versant alors que la donnée est cruciale pour la discussion et la décision. Nous publions un extrait de ce rapport agrémenté de quelques commentaires. Car la crise de la ressource révélée par les sécheresses hivernales concerne aussi un modèle de pensée adoptée dans les années 1990 par le ministère de l'écologie et certaines agences de l'eau.


Extraits du rapport de la cour des comptes, "Une organisation inadaptée aux enjeux de la gestion quantitative de l’eau".

Une action affaiblie par son manque de cohérence

"Les administrations de l’État ne partagent pas la même vision stratégique de la gestion des ressources hydrologiques du pays. Le ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires privilégie l’atteinte des objectifs de bon état des masses d’eau fixés par la directive-cadre sur l’eau à l’échéance 2027. Le ministère chargé de l’agriculture entend pour sa part préserver les possibilités de prélèvement d’une agriculture confrontée à des épisodes de sécheresse plus fréquents et prolongés. Le ministère de la santé veille d’abord à la qualité sanitaire de l’eau potable.

C’est ainsi que le Gouvernement a convoqué des Assises de l’eau, de novembre 2018 à juin 2019, dont les conclusions ont privilégié la préservation qualitative et quantitative de l’eau en limitant les prélèvements et en protégeant les zones de captage. Puis, au milieu de l’année 2021, le Gouvernement a organisé un « Varenne de l’eau et du changement climatique », boycotté par une partie des participants aux Assises de l’eau, pour répondre aux revendications de certains syndicats agricoles qui souhaitent constituer des réserves d’eau à certains moments de l’année pour irriguer. Un délégué interministériel a été nommé pour suivre la mise en œuvre des décisions prises à cette occasion, ce qui ne simplifie pas l’organisation administrative.

De la même façon, les ministères chargés de l’industrie et de l’énergie cherchent à préserver les intérêts de ces secteurs d’activité, qui connaissent des difficultés croissantes d’approvisionnement en eau conduisant à des pertes de production.

Les décisions prises par les représentants de l’État sur le territoire sont le fruit de compromis entre ces intérêts et priorités contradictoires.

Au niveau local, un bassin hydrographique s’étend généralement sur plusieurs régions administratives et le territoire d’une région peut recouper plusieurs bassins hydrographiques. Un sous-bassin versant peut s’étendre sur plusieurs départements et le territoire d’un département être partagé entre plusieurs sous-bassins versants. Ainsi, les préfets de région et de département sont en lien avec plusieurs préfets coordonnateurs de bassin et doivent composer avec des réalités politiques locales diverses, voire contradictoires, qui sont autant de motifs d’apporter des solutions différentes dans un territoire administratif donné à des problèmes de même nature.

Cette situation rend la coordination des services déconcentrés de l’État complexe. Les préfets coordonnateurs de bassin parviennent difficilement à maîtriser la diversité des situations de vastes bassins hydrographiques. Les préfets de départements limitrophes prennent parfois des mesures contradictoires pour un même cours d’eau. C’est pourquoi une nouvelle procédure de gestion de crise a été instituée en 2019, qui permet au préfet coordonnateur de bassin de désigner des préfets coordonnateurs de sous-bassins versants interdépartementaux. C’est ainsi que le préfet coordonnateur du bassin Adour-Garonne a désigné les préfets de département coordonnateurs interdépartementaux des principaux cours d’eau du bassin hydrographique.

Pour surmonter l’inadéquation entre la carte administrative de l’État et celle des organismes de gestion de l’eau, des dispositifs de coordination ont été mis en place. Les missions interservices de l’eau et de la nature coordonnent ainsi au niveau départemental les services de l’État ayant des missions de gestion et de police de l’eau et élaborent un plan de contrôle interservices. Mais cela ne suffit pas toujours pour surmonter les divergences de position.

Le rôle de l’Office français de la biodiversité (OFB), issu de la fusion récente de plusieurs organismes publics, reste mal connu des parties prenantes. De ce fait, il est parfois mis en cause.

Enfin, l’État se présente comme le garant d’un système d’information et de connaissance sur l’eau. Il est certes chargé du réseau de surveillance national mais la connaissance est partagée entre diverses administrations (ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, agences de l’eau, BRGM, OFB, entités locales, etc.) et il reste difficile d’obtenir une vision globale de la situation d’un cours d’eau ou d’une nappe et d’en déduire des mesures de gestion qui puissent être considérées par tous comme légitimes.

Les contrôles réalisés par les chambres régionales des comptes montrent à quel point l’information dont disposent les directions départementales des territoires est fragmentaire et peu fiable. Les systèmes d’information utilisés pour remonter les contrôles ne sont pas utilisés par tous les partenaires et contiennent des données partielles et discordantes avec les bilans des missions interservices de l’eau et de la nature.

L’État éprouve des difficultés réelles à faire respecter les règles du jeu qu’il détermine. Il doit concilier une logique administrative (régions, départements) et une logique hydrographique (sous-bassins versants). Les moyens dont il dispose pour assurer ses missions de police et de contrôle sont insuffisants. Présent partout, l’État est souvent trop faible pour assumer les responsabilités auxquelles il prétend. L’intrication entre ses responsabilités et celles des collectivités locales rend leur répartition incompréhensible et contribue à la dilution des responsabilités de chacun.

Conscient de ces difficultés, le Gouvernement a donné mission à quatre inspections de tirer les leçons de la crise de l’été 2022, marquée par une chaleur et une sécheresse exceptionnelle, afin de faire des propositions d’amélioration de la gouvernance territoriale de l’eau et de la coordination des services de l’État."

Commentaires
  • Depuis 50 ans, l'essentiel de l'effort public porte sur la qualité de l'eau, soit la qualité chimique dès les années 1970, soit la qualité biologique et morphologique (milieux naturels, biodiversité) depuis les années 2000. Or, le focus sur la qualité (nécessaire évidemment par rapport à l'indifférence des 30 glorieuses) a parfois fait oublier la question de la quantité (régulation et stockage de l'eau). L'hydro-écologie (gestion de l'eau vue comme milieu naturel) a supplanté l'hydraulique (gestion de l'eau vue comme ressource), notamment à compter de la loi de 1992 et des programmes subséquents des agences de l'eau (voir Morandi et al 2016). Mais l'eau est aussi une ressource critique pour l'économie et la société, pas juste pour le vivant non-humain. 
  • Les crises de sécheresse, dont les chercheurs nous disent qu'elles vont devenir plus fréquentes ou plus intenses dans certains territoires, révèlent ainsi certaines absurdités publiques, comme par exemple la destruction des ouvrages de retenues et diversions d'eau au prétexte que le retour à la rivière sauvage (vue hydro-écologique naturaliste) prime sur la régulation des écoulements (vue éco-hydraulique de maîtrise raisonnée).
  • La décentralisation n'a été faite qu'à moitié, donc il n'existe pas de portage politique fort sur les territoires, faute de responsabilité clairement assignée et de moyens à disposition. En réalité, le contrôle normatif appartient toujours aux instances supérieures (Bruxelles, Paris, agences de l'eau) et les territoires ne sont vus que comme exécutants de programmes très cadrés réglementairement et très fléchés financièrement. Ce système manque de liberté et d'agilité, il manque aussi de représentativité démocratique. Les rapporteurs de la cour des comptes appellent à renforcer les SAGE comme outils locaux, mais encore faut-il que les parlements de ces SAGE (les commissions locales de l'eau) soient représentatifs de tous les acteurs (par exemple, les moulins, étangs, riverains n'y sont généralement pas représentés d'office) et que les débats au sein des SAGE puissent conduire à des alternatives en choix publics (au lieu d'acter ce qui est de toute façon imposé par l'échelon supérieur et exigé par le préfet).
  • Les contradictions entre les ministères pointées par la cour des comptes sont, fondamentalement, des divergences idéologiques ou philosophiques dans la vision de l'eau. Une partie de l'action publique défend une approche naturaliste (la prime à la nature non impactée par l'humain, le retour à la rivière et aux zones humides "sauvages"), une autre défend une approche fonctionnaliste (continuer l'usage humain de l'eau mais en l'aménageant dans un sens plus durable et notamment plus écologique). 
  • Les représentants élus des citoyens doivent trancher parmi ces choix et les administrations doivent les exécuter. Il n'est pas normal que des administrations non élues infléchissent les politiques publiques par des débats internes opaques alors que la seule légitimité à définir des choix publics réside dans la sanction du vote.
  • La dispersion de l'argent public dans tout et n'importe quoi (greensplashing) est une catastrophe à l'époque où les tensions et crises s'accélèrent. Nous pointons depuis la naissance de notre association l'absolue nécessité de disposer d'un système d'information solide, interopérable, ouvert (accessible à tous), avec des données bancarisées et des politiques cohérentes dans l'acquisition de ces données. C'est à cette condition qu'il sera facile sur chaque bassin versant de trouver toutes les données nécessaires pour connaître le diagnostic et observer les dynamiques (précipitation, eau de surface, humidité du sol, eau souterraine, etc. au niveau quali et quanti), pour débattre sur des bases tangibles et pas des effets d'autorité ou des déclarations non fondées sur des faits. Ce système scalable à échelle locale et interprété par modèle robuste n'existe toujours pas. Au lieu de servir des politiques cohérentes d'acquisition de données et de créations de bases / modèles interopérables, l'argent public se disperse dans des études locales non exploitables ailleurs, souvent non normalisées et aux résultats non versés dans un système d'information commun. 
Source : Cour des comptes (2023), Rapport public annuel, Chapitre 6: Une organisation inadaptée aux enjeux de la gestion quantitative de l’eau, 471sq