02/10/2023

Détruire les moulins, étangs, biefs, canaux et plans d'eau sans enquête publique ni étude d’impact, le retour du décret scélérat

Après avoir subi une annulation en conseil d’Etat à la demande de notre association et de ses consoeurs, le décret du gouvernement visant à empêcher les enquêtes publiques et les études d’impact des destructions d’ouvrages hydrauliques vient d’être reformulé de manière cosmétique et republié au journal officiel. Le ministère de la transition écologique veut donc s’acharner à imposer une politique décriée de destruction et assèchement des retenues, réservoirs, lacs, étangs, canaux et biefs, à contre-courant des impératifs de stockage de l’eau et de production d’énergie hydraulique. Nous appelons nos consoeurs à nous rejoindre demander une nouvelle annulation de ce décret tout aussi scélérat que le précédent. 



Rappel des faits : sous la pression de lobbies très minoritaires, la France s’est engagée depuis 20 ans dans une politique décriée et déplorable de destruction systématique du patrimoine hydraulique des rivières, sur argent public. Cette politique est parmi les plus contestées du ministère de l’écologie, comme l'a reconnu très officiellement un audit du CGEDD en 2016. D’une part, les riverains ont un attachement réel au patrimoine hydraulique, au paysage qu’il dessine et aux usages qu’il permet. D’autre part, en situation de changement climatique, les urgences du pays sont de produire de l’énergie bas carbone locale et de retenir l’eau, pas de détruire le maximum d’ouvrages pour que cette eau file plus rapidement à la mer. Cette politique dite de "continuité écologique" par destruction d'ouvrage, qui avait été théorisée au 20e siècle, est devenue contre-productive et déconnectée des besoins réels du pays. Une gabegie d'argent public doublée d'un motif de conflits sociaux évitables.

La préservation, restauration et utilisation des ouvrages hydrauliques est donc une cause d’intérêt général pour notre pays. Leur destruction, une erreur funeste, au nom d’une utopie du retour à la «nature sauvage».

Le ministère de l’écologie et ses administrations n’ont jamais voulu entendre les protestations que suscite leur politique. Au contraire, ils ont tenté de les faire taire par un premier décret de l’été 2019  qui créait un régime administratif spécial pour les destructions d’ouvrages. Sous ce régime spécial, un ouvrage peut être détruit sur simple déclaration (formalité minimale), loin des débats citoyens, sans enquête publique permettant aux citoyens de d’exprimer et aux associations de s’organiser, sans étude d’impact approfondi de la destruction.

Or, contrairement à ce que dit la doxa du ministère de l’écologie, tant les travaux scientifiques que les guides d’ingénierie écologique reconnaissent l’existence de nombreux impacts possibles lors de la destruction d’ouvrage hydraulique. Par exemple, sont documentés comme issues :
  • Baisse du niveau de la rivière et de la nappe
  • Erosion régressive
  • Remobilisation de sédiments pollués
  • Déstabilisation ou destruction des espèces (biocénoses) ayant colonisé l’écosystème artificiel d’eau douce
  • Diffusion plus aisée d’espèces invasives venant de l’aval
  • Disparition de biotopes aquatiques et humides autour des retenues et canaux
  • Fragilisation du bâti riverain, pourrissement des fondations bois, rétraction argile
  • Fragilisation des berges, érosion des propriétés riveraines
  • Accélération des ondes de crue, augmentation du risque aval
  • Aggravation des assecs, perte de zones refuges pour le vivant
  • Perte de patrimoine culturel et d’aménité paysagère
  • Perte d’usage actuel ou potentiel (énergie, pisciculture, loisir)
Imposer ces désagréments, dégradations et risques sans les étudier sérieusement et sans consulter les riverains concernés est inacceptable, totalement contraire aux principes mêmes de la démocratie environnementale posés par l'Europe et la France. 




Face à ces réalités, le gouvernement et ses administrations de l’écologie opposent le déni idéologique. Le retour à un profil de rivière sauvage est forcément meilleur (dogme), les écosystèmes aménagés par l’histoire humaine sont forcément dégradés (dogme), la priorité publique en réglementation et en subvention doit être détruire le maximum d’ouvrages et d’assécher les milieux attenants.

Le conseil d’Etat a choisi en 2022 d’annuler le décret de 2019, considérant qu’il créait un régime d’exception pour la destruction des ouvrages hydrauliques sans prendre en compte les risques afférents. Ce fut une victoire pour notre association et ses consoeurs.  Mais le gouvernement revient à la charge en se contentant de reprendre la même formulation que le décret de 2019, sauf une précision sur la nature des barrages concernés en cas de destruction. En substance, on peut tout casser sur simple déclaration, mais pour les grands barrages on va tout de même faire l'effort d'une procédure complète d'autorisation...

Le tableau annexé à l'article R. 214-1 du code de l'environnement est ainsi modifié :
Après la rubrique 3.3.4.0. est insérée une rubrique 3.3.5.0. ainsi rédigée :

« 3.3.5.0. Travaux mentionnés ci-après ayant uniquement pour objet la restauration des fonctionnalités naturelles des milieux aquatiques, y compris les ouvrages nécessaires à la réalisation de cet objectif (D) :
« 1° Arasement ou dérasement d'ouvrages relevant de la présente nomenclature, notamment de son titre III, lorsque :
« a) Ils sont implantés dans le lit mineur des cours d'eau, sauf s'il s'agit de barrages classés en application de l'article R. 214-112;
« b) Il s'agit d'ouvrages latéraux aux cours d'eau, sauf s'ils sont intégrés à un système d'endiguement, au sens de l'article R. 562-13, destiné à la protection d'une zone exposée au risque d'inondation et de submersion marine;
« c) Il s'agit d'ouvrages ayant un impact sur l'écoulement de l'eau ou les milieux aquatiques autres que ceux mentionnés aux a et b, sauf s'ils sont intégrés à des aménagements hydrauliques, au sens de l'article R. 562-18, ayant pour vocation la diminution de l'exposition aux risques d'inondation et de submersion marine ;
« 2° Autres travaux :
« a) Déplacement du lit mineur pour améliorer la fonctionnalité du cours d'eau ou rétablissement de celui-ci dans son talweg;
« b) Restauration de zones humides ou de marais;
« c) Mise en dérivation ou suppression d'étangs ;
« d) Revégétalisation des berges ou reprofilage améliorant leurs fonctionnalités naturelles;
« e) Reméandrage ou restauration d'une géométrie plus fonctionnelle du lit du cours d'eau;
« f) Reconstitution du matelas alluvial du lit mineur du cours d'eau;
« g) Remise à ciel ouvert de cours d'eau artificiellement couverts;
« h) Restauration de zones naturelles d'expansion des crues.
« La présente rubrique est exclusive des autres rubriques de la nomenclature. Elle s'applique sans préjudice des obligations relatives à la remise en état du site et, s'il s'agit d'ouvrages de prévention des inondations et des submersions marines, à leur neutralisation, qui sont prévues par les articles L. 181-23, L. 214-3-1 et L. 562-8-1, ainsi que des prescriptions susceptibles d'être édictées pour leur application par l'autorité compétente.
« Ne sont pas soumis à la présente rubrique les travaux mentionnés ci-dessus n'atteignant pas les seuils rendant applicables les autres rubriques de la nomenclature. »
Notre association demandera l’annulation partielle de ce décret, non pour tout ce qui concerne la continuité latérale (zones humides, expansion de crue etc.) mais pour les dispositions relatives à la destruction des ouvrages hydrauliques accompagnée de l’assèchement de leurs milieux et de la disparition de leurs usages, soit le 1°, le 2° alinéa a) et c). 

16/09/2023

La notion de "limite planétaire" de l'eau douce a-t-elle un sens?

Une étude récemment parue et fort commentée affirme que l'humanité aurait dépassé la "limite planétaire" de l'eau douce. Voilà qui soulève stupeur et frayeur. Mais qu'en est-il vraiment? L'analyse de la publication concernée montre que le calcul choisi est pour le moins étrange : les scientifiques y considèrent simplement qu'un écart de 10% des écoulements (en excès ou en défaut) par rapport à l'époque pré-industrielle formerait une "limite". Nous suggérons ici que ce choix méthodologique (contesté par d'autres chercheurs) n'a guère de sens, une déviation de la situation passée du Holocène n'étant pas assimilable en soi à une limite, ni même forcément à un danger. Cette approche facile à médiatiser mais difficile à justifier n'offre de surcroît aucun intérêt pour les enjeux concrets de gestion de l'eau douce : l'agrégat planétaire théorique est un artefact statistique découplé des réalités physiques et socio-économiques du cycle de l'eau.


Les médias ont parlé ces derniers temps du travail de Katherine Richardson et de ses collègues, qui aurait montré que l'humanité a franchi la "limite planétaire" de l'eau douce. Cette assertion pour le moins étonnante et inquiétante nous a conduit à examiner comme les chercheurs avaient calculé une telle limite.

Nous reproduisons ci-dessous l'extrait complet de l'article concerné sur l'eau douce (eau bleue des rivières et des nappes, eau verte du sol), résumant la méthode et la conclusion : 

"Afin de refléter de manière exhaustive les modifications anthropiques des fonctions de l’eau douce dans le système terrestre, cette limite est révisée pour prendre en compte les changements sur l’ensemble du cycle de l’eau sur terre. Nous utilisons ici le débit comme indicateur pour représenter l’eau bleue (eaux de surface et souterraines) et l’humidité du sol dans la zone racinaire pour représenter l’eau verte (eau disponible pour les plantes). Les variables de contrôle sont définies comme le pourcentage de la superficie annuelle mondiale libre de glace présentant des écarts de débit des cours d’eau / d’humidité du sol dans la zone racinaire par rapport à la variabilité préindustrielle. La nouvelle composante eau verte représente directement la régulation hydrologique des écosystèmes terrestres, du climat et des processus biogéochimiques, tandis que la composante eau bleue représente la régulation des rivières et l’intégrité des écosystèmes aquatiques. De plus, cette limite capture désormais les impacts sur le système Terre des augmentations et des diminutions d'eau sur une échelle mensuelle et inclut leurs modèles spatiaux.

Les variables de contrôle décrivent les écarts par rapport à l’état préindustriel (ici, 1661-1860), déterminés pour la première fois à l’échelle de la grille de 30 minutes d’arc, puis regroupés en une valeur annuelle globale. Pour les variables de contrôle de l'eau bleue et verte, les limites sont fixées au 95e centile de la variabilité préindustrielle, c'est-à-dire la variabilité du pourcentage de la superficie mondiale présentant des écarts [~ 10 % pour l'eau bleue et ~ 11 % pour l'eau verte]. Nous supposons que les conditions préindustrielles sont représentatives des conditions à plus long terme de l’Holocène et qu’un écart notable par rapport à cet état met en danger les fonctions du système terrestre d’eau douce. En attendant une évaluation complète des impacts des différents niveaux de transgression des limites des eaux bleues et vertes (par exemple, capacité réduite de séquestration du carbone, régulation climatique et perte de biodiversité ; voir les documents supplémentaires), les paramètres des limites sont préliminaires et hautement prudents. Actuellement, environ 18 % (eau bleue) et environ 16 % (eau verte) de la superficie terrestre mondiale connaissent des écarts humides ou secs d’eau douce. Ainsi, contrairement aux évaluations précédentes des limites planétaires où seule l’élimination de l’eau bleue était prise en compte, cette nouvelle approche indique une transgression substantielle de la limite de changement d’eau douce. Les transgressions des limites des eaux bleues et vertes se sont produites il y a un siècle, respectivement en 1905 et 1929. Ainsi, avec la définition révisée des variables de contrôle, l’eau douce aurait déjà été considérée comme transgressée lors des précédentes évaluations des limites planétaires. La précédente variable de contrôle à l’échelle mondiale indiquerait toujours que l’utilisation de l’eau douce reste dans la zone de sécurité, même avec des sources de données plus récentes que celles utilisées dans (1, 2). Les estimations récentes de la consommation mondiale d’eau bleue s’élèvent à environ 1 700 km3 an−1, soit bien en dessous de la limite précédente fixée à 4 000 km3 an−1."
(Source : Richardson et al 2023, Earth beyond six of nine planetary boundaries, Science Advances, DOI: 10.1126/sciadv.adh2458)

Plusieurs points de méthode posent problème dans cette démarche, en particulier dans le domaine de l'eau bleue (les écoulements des rivières ou nappes) :
  • la notion de limite planétaire est ici ramenée à un simple écart par rapport à la moyenne pré-industrielle du Holocène, mais sans préciser en quoi un écart représente en soi une limite, en comptant les excès d'eau comme des limites au même titre que les défauts (alors que l'idée de limite est associée à l'idée que la ressource est indisponible, pas simplement à l'idée qu'elle varie dans le temps selon différents facteurs de variation) ;
  • le choix du débit comme variable de contrôle est réducteur par rapport à la complexité des dimensions de l'eau;
  • l'anthropisation de l'eau ne signifie pas la disparition des structures et fonctions écologiques de l'eau, un bassin anthropisé peut aussi entrer dans un état écologique alternatif durable (pas les mêmes populations biologiques, pas les mêmes traits fonctionnels, mais un nouvel équilibre après perturbation initiale), ce qui a déjà été documenté dans la littérature scientifique examinant notamment l'aménagement de fleuves au fil des siècles;
  • la recherche scientifique montre que la modification du cycle de l'eau et du fonctionnement des bassins versants s'inscrit dans le temps long de la sédentarisation des sociétés humaines, sur plusieurs millénaires; il est intellectuellement peu sensé de suggérer que la forte croissance démographique et économique des sociétés humaines au fil des siècles pourrait se traduire par le maintien de conditions similaires de variabilité;
  • le calcul est globalisé alors que le cycle continental de l'eau douce se réalise dans des bassins versants qui n'ont pas la même situation et qui ne transfèrent pas entre eux les écoulements ; on ne voit pas le sens ni l'intérêt opérationnel d'une agrégation planétaire alors que la réalité de l'eau et de la tension sur l'eau dépend toujours de conditions locales (géologie, hydrologie, climatologie, écologie, démographie, usages des sols et de l'eau).
En fait, ce calcul des "limites planétaires" est loin de faire consensus dans la recherche internationale, pas seulement sur l'eau qui en est une dimension. La démarche a été initiée par l'équipe de Johan Rockström à la fin des années 2000, et elle a bénéficié d'une certaine médiatisation car elle donne des raccourcis frappants que les médias apprécient. Mais elle a reçu diverses critiques scientifiques concernant le cadre méthodologique et les conclusions (voir par exemple Brook, Ellis et Buettel 2017, une synthèse dans Biermann et Kim 2020). 

Dans une période déjà marquée par un scepticisme croissant sur des travaux scientifiques et leur vulgarisation, il paraît important que le débat public discerne plus clairement ce qui relève d'hypothèses de travail et ce qui relève de connaissances robustes. Pour la gestion de l'eau douce en particulier, le cadre des "limites planétaires" ne semble apporter ni pertinence ni efficacité pour les décideurs et les populations, confrontés avant tout à des équilibres locaux entre ressources et usages. Enfin, il se développe un discours selon lequel nous pourrions et devrions revenir à une "nature antérieure" d'il y a quelques siècles vue comme la "normalité" ou la "référence" : ce refus de l'évolution mène souvent à des impasses car il radicalise l'opposition entre la nature et l'humanité, nie les réalités déjà anciennes de leur hybridation, paralyse certaines réponses urgentes au changement climatique, n'offre guère d'horizon réaliste et consensuel pour guider l'action de 8 milliards d'humains.

27/08/2023

Pas d’effet cumulatif d’une chaîne d’étangs sur la température de l’eau (Touchart et al 2023)

Etudiant une chaîne d’étangs sur une petite rivière du Limousin, des chercheurs montrent qu’il n’existe pas d’effet cumulatifs de réchauffement de l’eau. L’ombrage est le premier facteur de prévention de la hausse de température qui, avec une moyenne de 2°C en été, reste cependant raisonnable. Ces travaux font suite au constat de manque de connaissance scientifique de terrain sur l’effet cumulé des plans d’eau.


Dans le décret du 29 décembre 2011 «portant réforme des études d'impact des projets de travaux, d’ouvrages ou d’aménagements», l’Etat français a imposé que, pour toute nouvelle création de retenue d’eau, les effets cumulés du projet avec ceux des plans d’eau déjà existants soient analysés. Cette obligation institutionnelle a réveillé une attention scientifique à un sujet déjà étudié par la recherche, mais de manière peu poussée : l’effet d’une chaîne de plans d’eau sur l’hydrologie et la température de l’eau. Une expertise collective sur l’état du savoir a acté en 2016 que les connaissances de terrain sont encore très rares.

Laurent Touchart et ses collègues ont étudié un cas sur le bassin de l’Oncre, en Limousin.

Au nord-ouest de Limoges, les plateaux du Haut Limousin sont drainés par un affluent de rive droite de la Vienne d’une quarantaine de kilomètres de longueur, la Glane. La rivière a trois plus grands affluents: la Vergogne (cours influencé par une grande retenue), le Glanet (cours peu impacté) et l’Oncre (cours influencé par une succession de plans d’eau). L’Oncre a donc été choisi comme objet d’étude. Les chercheurs exposent le système de retenues : « D’amont en aval, les superficies et les hauteurs e chaussée sont de 0,48 ha et 2,2 m pour l’étang à moine de Boscartus, 0,93 ha et 1,5 m pour les étangs Jumeaux (séparés par une digue longitudinale), dont 0,24 ha pour la partie ouest, la seule suivie, 3 ha et 3,5 m pour l’étang de la Cascade, 2 ha et 2 m pour celui Trois Iles, 17,5 ha et 4,5 m pour celui de Fromental et 2,5 ha et 2,5 m pour celui du Brudou. »

Ce schéma montre le site de l’étude (cliquer pour agrandir).


Cet autre schéma montre le bilan thermique sur un an (cliquer pour agrandir) :




Nous reproduisons la conclusion des chercheurs :

«Tant en valeur moyenne de réchauffement (environ 2 °C en été) qu’en longueur d’influence sur l’émissaire (environ 1,5 km), l’effet des cinq derniers étangs de la chaîne de l’Oncre est finalement du même ordre que celui d’un seul grand étang isolé (Touchart, 2001) ou d’un petit barrage (Zaidel et al., 2021) à déversoir. Le sixième étang, en remontant de la fin de la chaîne vers l’amont, étant le seul pourvu d’un moine, la température de référence de cette recherche, sans pouvoir être assimilée à celle de la source de l’Oncre, a néanmoins des caractères de fraîcheur et de faible amplitude diurne qui permettent de l’envisager comme un point de départ.

Dans le cas de la valeur de la température de l’eau, l’effet de la succession des plans d’eau est infraadditif, au sens de LaGory et al. (1989). L’impact cumulé géographique correspond ici à la somme du linéaire directement modifié par la chaîne étangs et du linéaire de l’émissaire influencé en aval sur la distance précédemment citée. Au lieu d’un effet cumulatif en valeur de réchauffement, il y a plutôt un fonctionnement presque indépendant de chaque étang de la chaîne. Cela tendrait à confirmer ce que Bolsenga (1975) avait exprimé il y a déjà longtemps pour les grands lacs naturels et qui a été validé depuis par Momii et Ito (2008), c’està-dire que la part radiative du bilan thermique d’un plan d’eau est en général si écrasante que la part hydrologique d’entrée et de sortie des cours d’eau est comparativement négligeable. Ici, dans le cas de la chaîne de l’Oncre, le filet d’eau qui passe d’un étang à l’autre, très réduit en été, ne pèse pas grand-chose sur le plan calorifique par rapport au bilan radiatif. Précédemment, Choffel (2019) avait montré qu’il existait des différences de température notables entre les parties ombragées et ensoleillées d’un étang isolé. Quant à Maxted et al. (2005) et Zaidel et al. (2021), ils concluaient que le réchauffement du réseau hydrographique dû aux petits plans d’eau à déversoir était surtout causé par le fait qu’ils fabriquent un espace plus large, donc ensoleillé, là où le cours d’eau était à l’ombre avant leur construction. D’une façon plus générale, la littérature internationale des dernières années commence à montrer que, même non barrés de plans d’eau, les petits cours d’eau présentent une hétérogénéité thermique conditionnée non seulement par les apports d’eau souterraine ou hyporhéique, mais aussi par les différences entre les parties à l’ombre et au soleil (Story et al., 2003, Malcolm et al., 2004, Webb et al. 2008, Marteau et al., 2022, Hoess et al., 2022).

Dans ce cadre, la présente étude aura donné quelques premiers résultats mesurant que, dans le cas d’étangs en chaîne, cette variable ombre/soleil est plus forte que l’effet de cumul de la succession des plans d’eau. Au moins de façon ponctuelle, un étang à l’ombre situé en milieu de chaîne est capable de laisser sortir de son déversoir une eau plus froide que celle qui y entre. Dans les moyennes cependant, la chaîne étudiée ici est construite de sorte que les deux étangs les plus en amont sont aussi les plus forestiers, les plus ombrés, si bien que, à l’intérieur du bilan calorifique, la variable radiative va dans le même sens que la variable hydrologique. Il conviendrait à l’avenir de lancer des études sur une autre chaîne d’étangs, où ces variables iraient dans un sens opposé.

En termes de recherche appliquée, il semblerait opportun de préconiser l’ombrage des déversoirs de surface des étangs et des premiers décamètres de leur émissaire fluvial là où ce n’est pas le cas, car l’efficacité de cette opération n’est pas n’est pas loin d’atteindre à celle de la construction d’un moine. D’autre part, le dernier étang de la chaîne est celui sur lequel doivent porter les principaux efforts. C’est lui qui, plus que le cumul de ce qui se passe en amont, conditionne la qualité de l’eau de l’émissaire fluvial.»

Discussion
L’absence d’effet de cumul thermique est une bonne nouvelle si elle se confirme par d’autres travaux comme un trait constant du bilan énergétique des successions de plans d’eau. La prédominance du terme radiatif du bilan (ensoleillement) suggère que le gestionnaire public doit avant tout proposer des bonnes pratiques de gestion des berges (ombrage).

Avec plus de 100 000 ouvrages formant retenues en lit mineur et sans doute près de 1 million de plans d’eau de toutes dimensions en lit majeur, les systèmes lentiques et semi-lotiques sont une composante à part entière des bassins versants français.  Ils ont été très négligés comme objet d’étude, hormis les lacs (plus de 50 ha) et grands réservoirs pouvant être reconnus dans une nomenclature administrative. Ce décalage important entre la connaissance scientifique et la politique publique a suscité des controverses lorsque la seconde a prétendu statuer sur les plans d’eau d’origine artificielle en le désignant presque toujours comme des problèmes, mais sans réellement disposer à leur sujet de données hydrologiques, écologiques, sociologiques, géographiques ou historiques. Statuer sans savoir ou en sachant très peu est la définition du préjugé. Nous assistons à une lente correction de cette anomalie, ce dont il faut se féliciter.

15/08/2023

Définir scientifiquement les plans d’eau pour les intégrer dans les politiques publiques (Richardson et al 2022)

C'est un paradoxe : les mares, étangs, bassins, retenues et autres petits plans d'eau sont largement reconnus par la science comme ayant des fonctions écologiques et rendant des services écosystémiques importants, mais ils sont quasiment absents des législations de l'environnement. Ces dernières reconnaissent des rivières, des lacs ou des zones humides, mais sans identifier clairement la place du petit plan d'eau, bien qu'il forme 90% des systèmes lentiques (eau calme ou stagnante). Une équipe de chercheurs a passé en revue la littérature scientifique pour proposer une définition fonctionnelle du plan d'eau, notamment dans l'espoir que les gestionnaires de l'eau l'intègrent pleinement dans leurs analyses et préconisations. Ce sera un enjeu pour les prochaines révisions de la directive européenne sur l'eau en Europe et de la loi sur l'eau en France. 


Les Anglo-Saxons utilisent le mot "pond" pour désigner indifféremment la mare, l'étang, le petit plan d'eau, que son origine soit naturelle ou artificielle, connectée ou non à l'écoulement d'une rivière. Nous conserverons ici l'idée de plan d'eau pour restituer la diversité des sens de "pond". Dans une publication de la revue Scientific Reports, David C. Richardson et ses collègues observent qu’il n’existe pas de définition claire du plan d’eau. Le mot est utilisé de manière intuitive mais variable dans la littérature scientifique en hydrologie, limnologie et écologie pour désigner des milieux lentiques distincts des lacs (lakes) et des zones humides (wetlands). Dans les choix administratifs, cette difficulté se traduit par des délimitations très diverses. Eventuellement, la notion de lac est étendue : par exemple le Wisconsin définit comme « lac » des plans d’eau de moins de 0,1 ha, et au Danemark c’est même à partir de 100 m2 que commence un lac. Parfois, comme dans le Minnesota, tout petit plan d’eau est assimilé à une zone humide. Mais souvent, ce plan d’eau est purement et simplement absent de la nomenclature officielle, ne faisant donc pas l’objet d’une réflexion et d’un examen propres par les politiques publiques. 

Voici comment les chercheurs résument leur démarche et leur proposition de définition du plan d'eau en vue de l'intégrer plus systématiquement dans les nomenclatures :
« Les plans d'eau (ponds) sont souvent identifiés par leur petite taille et leur faible profondeur, mais l'absence d'une définition universelle fondée sur des preuves entrave la science et affaiblit la protection juridique. Ici, nous compilons les définitions existantes des plans d'eau, comparons les paramètres de l'écosystème (par exemple, le métabolisme, les concentrations de nutriments et les flux de gaz) entre les plans d'eau, les zones humides et les lacs, et proposons une définition du plan d'eau fondée sur des preuves. Les définitions compilées mentionnaient souvent la superficie et la profondeur, mais étaient largement qualitatives et variables. La législation gouvernementale définit rarement les plans d'eau, malgré l'utilisation courante du terme. 

Les plans d'eau, tels que définis dans les études publiées, variaient en origine et en hydropériode et étaient souvent distincts des lacs et des zones humides dans la chimie de l'eau. Nous avons également comparé la relation entre les paramètres de l'écosystème et trois variables souvent observées dans les définitions des plans d'eau : la taille du plan d'eau, la profondeur maximale et la couverture végétale émergente. La plupart des paramètres de l'écosystème (par exemple, la chimie de l'eau, les flux de gaz et le métabolisme) présentaient des relations non linéaires avec ces variables, avec des changements de seuil moyens à 3,7 ± 1,8 ha (médiane : 1,5 ha) en surface, 5,8 ± 2,5 m (médiane : 5,2 m) en profondeur, et 13,4 ± 6,3 % (médiane : 8,2 %) de couverture végétale émergente. 

Nous utilisons ces preuves et les définitions antérieures pour définir les petits plans d'eau comme des masses d'eau modestes (< 5 ha), peu profondes (< 5 m), avec < 30 % de végétation émergente et nous mettons en évidence les zones à étudier à proximité de ces limites. Cette définition éclairera la science, la politique et la gestion des écosystèmes de plans d'eau mondialement abondants et écologiquement importants. »
Cette infographie illustre les critères de décision en trois dimensions :



Ces graphiques montrent les relations entre la taille des masses d'eau lentiques (à l'exclusion des zones humides) et la structure et les fonctions de l'écosystème : (a) production primaire brute (GPP), (b) concentrations totales de phosphore (TP), (c) production nette de l'écosystème (NEP), (d) méthane (flux de CH4), (e) respiration (R), (f) concentrations de chlorophylle a (Chl a), (g) concentrations totales d'azote (TN), (h) plages de températures journalières (DTR) et (i) vitesse de transfert gazeux (k600). Les traits indiquent les zones de rupture de linéarité entre les propriétés des plans d’eau et des lacs :




Discussion
L’absence des plans d’eau dans les nomenclatures administratives et les politiques publiques a aussi été observée par des chercheurs français spécialistes des limnosystèmes (cf Touchart et Bartout 2020). C’est peu compréhensible au regard des enjeux attachés à ces milieux, et de leur nombre important. On peut faire plusieurs conjectures à ce sujet : caractère privé, abondant et dispersé de plans d’eau qui décourage l’intervention publique (mais beaucoup de zones humides sont aussi en propriété privée) ;  faible appétence de gestionnaires de plans d’eau privés (agriculteurs, pisciculteurs, forestiers) pour des politiques écologiques ayant tendance à ajouter des coûts sans soutien public à hauteur des demandes et sans paiement des services écosystémiques ; acteurs publics dans le domaine de la connaissance (par exemple Onema-OFB en France) ayant davantage une culture de la rivière et des systèmes lotiques ; vieille méfiance vis-à-vis des eaux stagnantes qui ont davantage été incitées au drainage qu’à la valorisation dans l’histoire politique moderne ; préjugés naturalistes sur le fait que des milieux souvent d’origine artificielle ne pourraient pas avoir un intérêt significatif en écologie.

Quoiqu’il en soit, une littérature scientifique désormais très abondante souligne que les plans d’eau sont une composante à part entière des hydrosystèmes et que leur gestion éclairée pourrait avoir des conséquences très appréciables sur la conservation de la biodiversité, la régulation et la stockage de l’eau, la dépollution et la décarbonation, les usages et aménités. Il est donc impératif de faire connaitre ces travaux scientifiques aux décideurs et aux administrations afin que les lois évoluent et que ces systèmes aquatiques soient reconnus comme tels.

Référence : Richardson DC et al (2022), A functional definition to distinguish ponds from lakes and wetlands, Sci Rep, 12, 10472

07/08/2023

Les zones humides peuvent atténuer les sécheresses... mais pas toujours (Wu et al 2023)

Face aux sécheresses appelées à devenir plus fréquentes et intenses, les politiques publiques de l’eau présentent parfois la recréation de zones humides comme une idée nouvelle susceptible d’apporter la solution au problème. Toutefois, les observations empiriques sont ambivalentes et une modélisation hydrologique par des chercheurs chinois et canadiens vient de le confirmer. Les zones humides tendent à réduire le risque de sécheresse – ce qui légitime l'intérêt de leur protection ou restauration –, mais avec un effet modeste. Et dans certains cas, les zones humides peuvent au contraire aggraver un déficit de débit superficiel autour d’elles. Il ne faut donc pas donner de faux espoirs aux populations et il est nécessaire d’augmenter le niveau de rigueur sur les bilans d’expérimentations dans les bassins versants.


La sécheresse est un aléa exerçant une pression considérable sur les ressources en eau et les systèmes socio-écologiques. En raison du réchauffement climatique, la fréquence et la gravité des sécheresses ont augmenté au cours des dernières décennies, et ces caractéristiques devraient être encore exacerbées dans les décennies à venir. 

En prévention des sécheresses, on propose aujourd’hui des solutions fondées sur la nature comme les zones humides. L’idée est que la zone humide ralentit le passage d’une sécheresse météorologique (déficit de pluie) à une sécheresse hydrologique (déficit d’eau superficielle et dans les sols). 

Toutefois, la littérature scientifique ne donne pas des résultats clairs, certains travaux trouvant même que des zones humides peuvent jouer négativement sur les débits de surface en cas de sécheresse. Yanfeng Wu et ses collègues ont donc creusé le sujet par un modèle hydrologique intégrant les zones humides, dont la qualité de simulation a été confrontée à deux bassins versants (en Chine et au Canada). 

Voici le résumé de leur étude :
"Les zones humides ont été désignées comme une solution potentielle fondée sur la nature pour améliorer la résilience et réduire les risques d'extrêmes hydrométéorologiques. Cependant, si et dans quelle mesure les zones humides peuvent affecter les sécheresses hydrologiques n'est pas bien compris. Pour combler cette lacune, nous avons proposé un cadre général permettant de discerner l'effet des zones humides sur : (i) les caractéristiques (durée, sévérité, processus de développement et de récupération) des sécheresses hydrologiques, et (ii) la propagation des sécheresses météorologiques aux sécheresses hydrologiques. 

Premièrement, une modélisation hydrologique a été réalisée avec un modèle spatialement explicite intégré à des modules de zones humides. Ensuite, la théorie de la course et la méthode de mise en commun ont été sélectionnées pour reconnaître les événements de sécheresse hydrologique et identifier leurs caractéristiques. En outre, le coefficient de corrélation de Pearson, la méthode de décalage temporel et la transformée en ondelettes croisées ont été utilisés pour explorer les processus de propagation. Enfin, les caractéristiques et les processus de propagation ont été comparés pour quantifier les services d'atténuation des zones humides sur les sécheresses hydrologiques. Pour valider le cadre proposé, deux bassins fluviaux de Chine et du Canada (le Gan River Bain et le Nelson River Bain), avec une couverture terrestre distincte, ont été choisis pour effectuer une modélisation hydrologique et quantifier les effets des zones humides. 

Les résultats indiquent que les zones humides contribuent principalement à atténuer les sécheresses hydrologiques en ralentissant le processus de développement, en accélérant la récupération, en raccourcissant la durée et en réduisant la gravité des épisodes de sécheresse hydrologique. Cependant, les effets sont variables car ils peuvent avoir des impacts faibles et même aggraver les conditions de sécheresse. Les zones humides peuvent prolonger le temps de propagation de la sécheresse et affaiblir la transition des sécheresses météorologiques aux sécheresses hydrologiques. La probabilité de formation de sécheresse hydrologique due aux conditions météorologiques a diminué de 19% et 18% respectivement, pour le Gan River Bain et le Nelson River Bain, grâce aux services d'atténuation des zones humides. Ces résultats mettent en évidence les rôles d'atténuation de la sécheresse des zones humides et le cadre de modélisation proposé a le potentiel d'être utile pour aider la gestion du bassin sur les risques de sécheresse dans le contexte de l'atténuation du changement climatique."

Discussion
La discussion publique sur l’eau et les sécheresses parle souvent des « solutions fondées sur la nature ». Mais s’il est aisé d’en comprendre le principe, il est difficile de trouver des bases scientifiques précises sur les mécanismes et, surtout, sur les résultats attendus. Or, à moyens limités et face à un enjeu critique comme l’eau, une politique publique doit garantir l’efficacité de ses investissements. 

L’étude de Yanfeng Wu et de ses collègues est donc bienvenue. Ses résultats, encore très préliminaires, tendent à confirmer deux intuitions que l’on peut avoir : les zones humides ont un rôle plutôt bénéfique d’atténuation des sécheresses, mais ce rôle reste modeste (ce n’est pas une solution miracle) ; dans certains cas l’effet peut être négatif (c’est une solution à manipuler avec précaution). 

Nous souhaitons donc que les politiques publiques de l’eau accordent davantage d’importance à la nécessité de collecter des données précisés sur des expériences pilotes avant de généraliser à tous les bassins versants des outils dont on ne maîtrise pas vraiment les conditions d’efficacité. Les zones humides ont toutes sortes d’intérêt, y compris pour la riche biodiversité qu’elles hébergent. Mais si la promesse première est de sécuriser l’eau pour la société et le vivant, c’est ce critère hydrologique qu’il convient d’analyser plus en détail.