La revue Patrimoines du Sud propose une magnifique exploration de l'eau en Occitanie à travers ses héritages patrimoniaux et usages productifs. Le regard des géographes et historiens montre le caractère intrinsèquement hybride de l'eau, à la fois puissance naturelle et construction sociale.
Murviel-lès-Béziers (Hérault), chaussée du moulin de Réals, 2022.
K. Orengo © Pays Haut Languedoc et Vignobles
Extrait de l'introduction à ce dossier par Virginie Serna et Gilbert Larguier :
"Longtemps axées sur le concept de continuum fluvial, les approches des cours d’eau, tant écologiques que géomorphologiques, archéologiques ou historiques, eurent longtemps un ton classique. Les débits, les profondeurs, les largeurs du cours d’eau ainsi que l’économie des échanges, la batellerie et son équipement associé furent abordés sous l’angle de sa fonction marchande tant en géographie qu’en histoire, la rivière étant perçue comme « un ruban d’eau », un « chemin qui marche1 ». L’ouverture conceptuelle proposée dès 1987 par J.-P. Bravard2 a ouvert le champ de la recherche et la parution de l’ouvrage d’Amoros et Petts3 en 1993 sur les hydrosystèmes fluviaux confirma les axes de la réflexion engagée. La rivière fut alors appréhendée sous une forme nouvelle. Sa liquidité, ses eaux, ses remous, courants et contre-courants, ses mouilles et ses seuils, ses berges, constituèrent autant d’entités à comprendre, à observer dans une lecture patrimoniale du paysage des cours d’eau, chaque structure d’exploitation, chaque équipement venant se poser dans cet espace liquide, produisant lui-même un nouveau paysage culturel.
Dans ce numéro, nous voyons encore autre chose. Nous entrons dans un autre territoire de l’eau, où la masse liquide est conduite, puisée, canalisée, dispersée, épanchée, gardée, distribuée, travaillée. Cette eau travaillée fait paysage en Occitanie et fait de l’Occitanie un grand Territoire de l’eau.
Les territoires de l’eau
Les territoires de l’Eau sont aujourd’hui, on le sait, des paysages fortement mobilisateurs. L’actualité du changement climatique, la force de l’aménagement du territoire pour un tourisme vert ou bleu, l’engagement des collectivités vers un développement durable témoignent de la qualité patrimoniale de ces espaces historiques. L’expression « Territoires de l’Eau » a été créée en mars 2004, à l’occasion d’une journée d’études à l’Université d’Artois, Arras, par deux géographes4. Leur définition renvoyait à deux dimensions complémentaires. La première s’attachait à la question de l’emprise territoriale de la gestion et des politiques de l’eau. La seconde étudiait l’espace d’influence du secteur de l’eau dans les politiques territoriales. C’est donc par la géographie de la gestion et des politiques publiques de l’eau que le terme est entré. Et la nature de ces enjeux a conduit les auteurs à s’interroger sur l’existence de « territoire(s) pertinent(s) pour cette ressource ».
La définition que nous proposons aujourd’hui des Territoires de l’eau diffère. L’appellation regroupe des espaces où l’eau – stagnante, courante, haute, basse, douce ou saumâtre – apparaît comme l’élément structurant du paysage. On y regroupe les zones humides, les lacs, les rivières (à toutes leurs échelles), les fleuves dans toutes leurs composantes (urbaines ou rurales, bras morts, chenaux secondaires, chemin de halage…), les espaces drainés, irrigués, inondés, inondables, mouillés – au sens commun du mot – humides, comme le fait le terme de wetlands de la Convention de Ramsar6. Les territoires de l’eau rassemblent donc des espaces fortement anthropisés, urbains (les ports, les fronts fluviaux...), ruraux (irrigation et drainage, ...) ou en réseau (les canaux), porteurs d’un patrimoine bâti construit en fonction de la présence (naturelle ou artificielle, permanente ou temporaire) d’une eau maitrisée, nourricière, énergétique ou menaçante. Les constructions de l’eau attachées à ces territoires sont nombreuses, modestes ou d’envergure et marquent par leur diversité, leur rythme et leur pérennité l’ensemble du territoire national.
Les auteurs de ce numéro nous proposent justement de découvrir ces formes des constructions de l’eau en Occitanie. En premier lieu, le patrimoine bâti sous de multiples formes. Autour du « grand » canal, par exemple : le canal d’irrigation, de navigation, les ouvrages de rejet, les épanchoirs, les déversoirs de surface, de fond, rigole de fuite, le tuyau, les écluses et les maisons éclusières, bollards, bajoyers, portes busquées à vantelles, les ouvrages d’évitement, aqueducs et ponts, les limnimètres, bornes de distances, repères de nivellement et les chemins de halage. En second lieu, des paysages agricoles décrits par les termes catalans de regadiu et de seca7, les canaux d’irrigation ; « véritables monument d’irrigation gravitaire » dans le Haut Adour, les canaux d’arrosage avec leur mur de soutènement, les agau. Mais aussi les réservoirs, citernes, fontaines, lavoirs, collecteurs et résurgences ; le moulin et ses infrastructures associées, le béal et la paissière, les gourges, les petits barrages, les clavades…
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On perçoit l’étendue spatiale et thématique des exemples traités – il faudrait encore ajouter l’irrigation de la plaine proche de Montpellier à l’aide de puits à roue et de norias construits à partir du XVIe siècle et menacés aujourd’hui par l’urbanisation galopante, l’eau employée pour inonder les vignes en plaine afin de prévenir les attaques du phylloxera, etc. Ils forment un dossier particulièrement consistant assorti de bibliographies substantielles ainsi que de riches annexes cartographiques et photographiques. Une attention particulière est accordée aux techniques ainsi qu’au vocabulaire, moins connu et souvent difficile à maîtriser car il concerne aussi bien les lieux, les ouvrages, que les matériaux employés, la manière de les disposer et de les utiliser. Une géographie linguistique fine s’esquisse, dont la pérennité est peut-être aussi fragile que celle du patrimoine monumental.
Au-delà de la substance de chaque contribution, leur mérite est de mettre en relief, s’il était besoin encore, la contribution déterminante des installations hydrauliques à la structuration des territoires, depuis les XIIe et XIIIe siècles jusqu’au début du siècle dernier notamment. Il était bienvenu de procéder à des inventaires sur des espaces précisément circonscrits afin de révéler la cohérente densité des équipements, malaisée à déceler de prime abord, même en parcourant les lieux. On voit là combien la mise en exergue d’ouvrages emblématiques tend parfois à occulter la diversité et la richesse du patrimoine hydraulique. Celle-ci ne « coule pas forcément de source »…
Référence : Serna V , Larguier G (2023), Avant-propos. Occitanie, la part de l’eau, Patrimoines du Sud [En ligne], 17 ; DOI : doi.org/10.4000/pds.12050
Neffiès (Hérault), moulin de Julien, le moulin et son réservoir, 2018.
V. Lauras © Les Arts Vailhan