17/05/2024

Mares, étangs et petits plans d'eau pour préserver les amphibiens (Moor et al 2024)

Les amphibiens préfèrent les plans d'eau calmes tels que les mares, étangs et petits lacs. En Suisse, une équipe de chercheurs a étudié les conditions favorables à ces espèces pour la création et la gestion de tels habitats. Ce travail, réalisé dans le canton d'Argovie sur 856 sites entre 1999 et 2019, met en lumière les facteurs environnementaux influençant la colonisation et la persistance des amphibiens. Il conclut à la nécessité d'avoir une forte densité et diversité de plans d'eau. Des données dont devraient s'inspirer les gestionnaires de l'eau en France, alors que l'on assiste parfois dans notre pays à de déplorables campagnes pour supprimer et non valoriser ces plans d'eau.


Triton alpestre (wikimedia commons).

Les amphibiens sont des espèces appréciant des plans d'eau calme comme les mares, étangs, petits lacs peu profonds. Une équipe de chercheurs a étudié en Suisse si des conditions sont particulièrement favorable aux amphibiens en ce qui concerne la création et la gestion de plans d'eau

L'étude a été réalisée dans cinq régions du canton d'Argovie, dans les basses terres suisses. Au total, 856 sites de mares et étangs, dont 422 nouveaux plans d'eau, ont été surveillés de 1999 à 2019. Les étangs étudiés avaient des surfaces variant de 0,4 à 65 000 m², avec une moyenne de 782 m². La fluctuation des niveaux d'eau et la couverture forestière environnante faisaient partie des variables environnementales analysées.

Le travail a porté sur les 12 espèces d'amphibiens se reproduisant dans les étangs, dont sept espèces cibles de conservation : le crapaud accoucheur (Alytes obstetricans), le triton ponctué (Lissotriton vulgaris), le triton crêté (Triturus cristatus), le sonneur à ventre jaune (Bombina variegata), le crapaud calamite (Epidalea calamita), la rainette verte (Hyla arborea) et les grenouilles vertes (complexe d'espèces Pelophylax). Les espèces communes incluaient le triton alpestre (Ichthyosaura alpestris), le triton palmé (Lissotriton helveticus), le crapaud commun (Bufo bufo), la grenouille rousse (Rana temporaria) et la grenouille rieuse invasive (Pelophylax ridibundus).

La recherche montre que les mares et étangs construits ont été rapidement colonisés par les 12 espèces d'amphibiens, même les plus rares, à condition que les populations sources soient proches et que les caractéristiques des étangs correspondent aux préférences des espèces. La densité des étangs dans un rayon de 0,5 km augmentait significativement l'incidence des espèces cibles.

Les mares et étangs avec une plus grande surface totale d'eau (≥100 m²) et qui se desséchaient temporairement étaient bénéfiques pour plusieurs espèces cibles. La couverture forestière environnante, jusqu'à 50%, favorisait la colonisation et la persistance de plusieurs espèces. La connectivité aux populations existantes était cruciale pour la colonisation et la persistance, tandis que la connectivité structurelle était moins prédictive. Des métriques simples comme la distance à la population voisine la plus proche et la densité de population étaient des prédicteurs efficaces des dynamiques de colonisation et de persistance, facilitant ainsi la planification pour les praticiens.

Voici la conclusions des chercheurs :

"La construction de plans d'eau dans ce paysage a stoppé le déclin et amorcé le rétablissement des métapopulations en déclin d'amphibiens en voie de disparition (Moor, Bergamini et al., 2022). Ce programme de construction de mares et étangs a été un succès pour plusieurs raisons. Premièrement, la conservation des amphibiens a une longue histoire en Suisse (Schmidt & Zumbach, 2019). Une cartographie systématique des sites de reproduction des amphibiens a commencé dans les années 1970 et des enquêtes répétées dans le canton d'Argovie ont été essentielles à l'élaboration d'un plan d'action pour la conservation des amphibiens (Meier & Schelbert, 1999). Le plan d'action a fixé des priorités, mais a également profité des opportunités pour construire des étangs. La construction de l'étang était accompagnée d'un programme de surveillance avec des bénévoles, qui a généré des données à long terme et a contribué à bâtir une communauté de défenseurs de l'environnement des amphibiens. Les écologues ont également testé différentes approches de construction d'étangs dans différentes conditions environnementales (types de sol, hydrologie) et ont partagé les connaissances qu'ils ont acquises (par exemple, Pellet, 2014).

Nous avons constaté que pour cibler de manière optimale des espèces individuelles, il faut tenir compte de la connectivité aux populations sources existantes et des exigences en matière d'habitat spécifiques à chaque espèce. Il est encourageant de constater que de simples mesures de connectivité constituaient d’importants prédicteurs de la colonisation et de la persistance. Pour optimiser les probabilités de colonisation, les distances jusqu'à la population source la plus proche peuvent être prises en compte. Ceux-ci doivent être considérés dans le contexte des capacités de déplacement spécifiques à l’espèce. Certaines espèces cibles ont des taux moyens de colonisation généralement faibles. Cela inclut les espèces à dispersion plus limitée, le triton lisse et le triton huppé, mais aussi le crapaud calamite, plus mobile mais rare. Pour optimiser l'occupation à long terme (incidence), la persistance dans un nouvel habitat est plus pertinente. Nous recommandons donc de prendre en compte la densité de population au kilomètre carré lors du choix de l'emplacement de la construction de nouveaux étangs. Des densités de 2 à 4 étangs occupés par kilomètre carré favorisent non seulement la colonisation mais également la persistance dans un nouvel habitat pour la plupart des espèces cibles. Cela implique que la distance jusqu'à la population source la plus proche ne doit pas dépasser ∼0,5 km. Cet effet positif de la densité de population saturée à environ 4 étangs occupés par kilomètre carré, de sorte que l'ajout de plus d'étangs pour une espèce dans cette situation n'améliorerait pas beaucoup plus son incidence. Cependant, étant donné que les densités de population sont spécifiques à chaque espèce et que les espèces diffèrent dans leurs préférences en matière de type d'étang, un nombre encore plus élevé d'étangs différents par kilomètre carré est nécessaire pour bénéficier à plusieurs espèces.

Bien que les espèces aient des préférences individuelles concernant les caractéristiques des étangs, les 7 espèces cibles dans leur ensemble bénéficieraient de sites de reproduction avec une plus grande surface d'eau totale (≥100 m2) dans un environnement plus ouvert (≤50 % de couverture forestière). Le crapaud calamite en particulier pourrait bénéficier de grands plans d’eau peu profonds (> 1 000 m2) et temporaires dans des zones ouvertes. Enfin, des étangs temporaires avec des fluctuations du niveau d'eau et un assèchement occasionnel seraient bénéfiques pour la plupart des espèces cibles (Van Buskirk, 2003).

Il n’existe pas de plan d'eau idéal qui convienne également à toutes les espèces. Une variété de différents types d’étangs, permanents et temporaires, de différentes tailles et dans différents environnements, dans des sites de reproduction et à travers le paysage, présenteront probablement le plus grand bénéfice pour la diversité globale des amphibiens. L'hétérogénéité des paysages engendre la diversité des espèces (Tews et al., 2004). La réinstallation de zones humides dans le paysage à une densité plus élevée contribuera non seulement à une infrastructure écologique pour les amphibiens, mais favorisera également une multitude d'autres taxons et fonctions écosystémiques."

Discussion
La contribution des petits plans d'eau à la biodiversité a été largement documentée en France, en Europe et dans le monde. Ces milieux abritent une part conséquente du vivant de milieux aquatiques et humides, pas seulement les amphibiens, mais aussi les plantes et invertébrés. Malheureusement, les milieux lentiques (eau stagnante) et leurs espèces spécifiques sont nettement moins étudiés et protégés que les milieux lotiques (eau courante). Il en résulte une certaine négligence du droit et des politiques publiques pour ces habitats et même, dans les cas extrêmes, des choix de destruction d'étangs ou de retenues au prétexte de "renaturation". Il importe au contraire d'étudier les milieux de mares, étangs, plans d'eau, pour inciter à la bonne gestion incluant les éléments qui favorisent la conservation de biodiversité.

Référence : Moor H et al (2024), Building pondscapes for amphibian metapopulations, Conservation, Biology, e14165, doi.org/10.1111/cobi.14281

01/05/2024

L’inventaire national des plans d’eau révèle la place surprenante de ces milieux en France

L’inventaire national des plans d’eau en France commence à livrer ses premiers résultats consolidés. Ils ont été exposés récemment par une conférence de Pascal Kosuth, coordonnateur de l’INPE. Notre pays compterait en métropole 837 000 plans d’eau de toutes dimensions, représentant 499 000 hectares de milieux aquatiques et un stockage annuel de l’ordre de 17 milliards de m3, soit l’équivalent de la moitié des prélèvements humains. Aussi incroyable que cela puisse paraître, la plupart de ces plans d’eau sont ignorés de la directive européenne sur l’eau de 2000 comme de la loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006. Une raison en est que du fait de leur origine généralement artificielle, ils étaient jugés sans grand intérêt pour une politique avant tout centrée sur l’eau courante (rivière) et l’eau de nappe. Or, la reconnaissance publique et la bonne gestion des plans d’eau sont manifestement un enjeu de premier plan pour la France et pour l’Union européenne 


Pascal Kosuth est membre de l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable (IGEDD, rattaché au ministère de l’écologie. Chercheur dans les domaines de l’eau, de l’environnement et de l’agriculture, il a coordonné l’Inventaire national des plans d’eau (INPE), dont il a présenté l’état d’avancement à la fin du mois d’avril 2024, lors d’une conférence à l’ASTEC

L'Inventaire national des plans d’eau s'insère dans une démarche plus large de gouvernance et de réglementation, étant un outil de connaissance au service de la stratégie nationale de l'eau, incluant des initiatives telles que le Grenelle de l'Environnement (2007), les Assises de l'eau (2019) et le Varenne Agricole de l'eau (2022). Ces stratégies visent à optimiser la gestion des ressources en eau, à préserver les écosystèmes aquatiques, et à répondre de manière durable aux besoins des populations et des activités économiques.



L'Inventaire national des plans d'eau en France  catalogue et analyse l'ensemble des étendues d'eau stagnantes présentes sur le territoire métropolitain et les départements d'outre-mer. Il couvre une vaste gamme de plans d'eau, incluant lacs, lagunes, étangs, mares, ainsi que des retenues artificielles telles que les barrages, les réservoirs, les étangs ou les bassins portuaires.

En son état actuel, l’INPE identifie 837 000 plans d'eau en métropole, occupant une surface totale d'environ 499 000 hectares. Il précise la distribution des plans d'eau selon leur superficie : 331 000 plans d'eau de plus de 0,1 hectare dont 55 000 de plus de 1 hectare et 18 000 de plus de 3 hectares. Ce recensement offre une vue détaillée de la densité et de la répartition des plans d'eau, essentielle pour la gestion hydrologique du territoire.



Le volume de stockage annuel total de ces plans d’eau est estimé à 17 milliards de m3, soit environ la moitié des prélèvements humains (32 milliards de m3). Outre l’aspect utilitaire, cette surface et ce volume considérables d’eau forment aussi des habitats écologiques essentiels au vivant.

Pour chaque plan d’eau, le référentiel dispose de 150 attributs descriptifs dans plusieurs familles (origine, type d’ouvrage, type de dérivation, gestion, usages, incidences, etc.).

L'inventaire a été réalisé grâce à des méthodes avancées, incluant l'exploitation de la base de données topographique BD TOPO® de l'Institut National de l'Information Géographique et Forestière (IGN) et d'autres bases de données nationales. La mobilisation de la connaissance des acteurs locaux a été importante pour compléter et affiner les données recueillies, soutenue par des technologies de pointe comme le suivi satellitaire. Ce dernier permet de suivre la dynamique des plans d'eau (de grandes dimensions), en évaluant des paramètres comme la surface en eau permanente ou intermittente et en surveillant les variations saisonnières ou annuelles (image ci-dessous).


La gestion des plans d'eau en France s'inscrit dans des enjeux multiples, touchant à la biodiversité et à l'environnement, mais aussi à des usages tels que la production d'énergie, l'approvisionnement en eau potable, la navigation, l'irrigation, l'aquaculture, la prévention des crues, l'atténuation des étiages, l'abreuvement du bétail, la lutte contre les incendies. Ces enjeux sont renforcés par les défis posés par le changement climatique, nécessitant une adaptation et une gestion prévoyante des ressources en eau.

L'Inventaire national des plans d'eau n'est pas seulement un référentiel géographique ou écologique, mais un outil stratégique essentiel pour la gestion durable de l'eau en France, facilitant la prise de décisions éclairées et coordonnées à l'échelle nationale et locale.

Tous les visuels sont extraits de la conférence de M. Pascal Kosuth, tous droits réservés. Télécharger le PDF de la source

A lire également sur le sujet

24/04/2024

La Bretagne détruit son patrimoine hydraulique, mais le saumon continue de régresser dans ses rivières

Agence de l’eau, office français de la biodiversité, syndicats de bassin, associations naturalistes et fédérations de pêche le promettaient : avec la nouvelle politique dite de continuité écologique visant à effacer les ouvrages en rivières, les poissons migrateurs allaient revenir en masse pour coloniser les cours d’eau. En Bretagne, c’est l’inverse qui se produit pour le saumon : ses mesures de population n’ont jamais été aussi faibles depuis 25 ans. Certains « sachants » devraient donc changer de ton et cesser de jouer les apprentis sorciers sur argent public, car leurs résultats ne sont nullement à hauteur des sacrifices demandés. 

Il fut un temps où, dès qu’un saumon atlantique était aperçu dans une zone de bassin versant dont il avait disparu, les gestionnaires de rivière et les médias clamaient le grand retour de la biodiversité, et en particulier des poissons migrateurs. Cet excès d’optimisme est révolu. Sur nombre de bassins en France, le saumon se fait rare. Si quelques individus poussent parfois un peu plus loin dans la rivière quand on y a fait disparaître un barrage, une population de saumon ne s’installe pas pour autant de manière durable et croissante dans le bassin. Ainsi récemment les médias bretons ont commenté le déclin du saumon sauvage (par exemple France 3). 

Ce graphique issu de l’Observatoire des poissons migrateurs de Bretagne (source) montre l’évolution régionale du saumon atlantique. Les effectifs en 2023 sont au plus bas depuis le début des mesures (1998) et la tendance des 10 dernières années est baissière.


Cet autre graphique montre les trois stations de mesure sur rivières (Scorff, Aulne, Elorn), avec les mêmes conclusions.


Pourtant, les gestionnaires publics de l’eau, les ONG naturalistes et les fédérations de pêche avaient assuré les décideurs et les citoyens que la restauration de continuité écologique, engagée dès la loi pêche de 1984 et accélérée avec la loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006, devait augmenter les habitats favorables aux migrateurs et leurs populations. Il n’en est rien, malgré des centaines de millions d’euros engagés à des destructions d’ouvrages, des constructions de passes à poissons et des recréations de frayères. Le pire étant que les ouvrages détruits sont souvent des patrimoines de dimension modeste (petits moulins traditionnels), dont les données historiques (cf Merg et al 2020) ou les données d’observation (par exemple Newton et al 2017) ont montré qu’ils ne sont pas vraiment des obstacles infranchissables aux saumons. 

Ce mauvais résultat en Bretagne n’est guère surprenant. Sur d’autres bassins comme l’axe Loire-Allier, pionnier des politiques en faveur du saumon dès les années 1970, les statistiques sont également médiocres, ce malgré le soutien des empoissonnements de saumons d’élevage (voir cet article). Dans la Normandie voisine de la Bretagne, même observation  : il peut y avoir une réponse ponctuelle de poissons migrateurs après un effacement, mais pas de résultat durable et des baisses ensuite (voir cet article)

Un travail scientifique mené sur 40 ans de données en France avait conclu à un bilan mitigé pour les poissons migrateurs, et aucune corrélation claire avec la continuité écologique (Legrand et al 2020). Une autre étude récente sur le saumon atlantique a montré que cette espèce peut disparaître de bassins remplissant des conditions idéales (pas de pollutions, pas d’obstacles) et que la cause probable de ses évolutions démographiques serait à rechercher dans le cycle océanique : réchauffement climatique, changement des courants marins, pêche industrielle… (Dadswell et al 2022, voir aussi Vollset et al 2022). 

Le mouvement des riverains et des ouvrages hydrauliques doit donc rappeler aux élus et aux gestionnaires publics de l’eau que
  • la destruction des ouvrages en rivière est une politique coûteuse qui affecte de nombreuses dimensions d’intérêt général (patrimoine, paysage, énergie, régulation de l’eau), alors qu’aucun travail scientifique n‘a jamais conclu que l’ouvrage en rivière est le facteur de premier ordre d’une dégradation chimique, biologique, écologique de l’eau, surtout quand on parle d’ouvrages très anciens ayant créé une rivière aménagée avec une nouvelle trajectoire locale des milieux ;
  • l’obsession de la continuité en long a trop souvent pris la dimension d’un dogme qui n’est pas justifié par les résultats obtenus, d’autant que d’autres formes de continuités (latérales, temporelles) sont plus importantes pour la biodiversité, la sécurité et l’agrément ;
  • les politiques des rivières et des ouvrages doivent être éclairées par tous les acteurs du bassin, pas seulement les ONG naturalistes et les fédérations de pêche qui ont leur vision propre de l’eau, mais ne résument pas ce qu’attend la société civile ;
  • il ne faut pas dégrader l’image de la science auprès des citoyens en transformant des recherches appliquées toujours partielles et souvent exploratoires en vérité définitive et exclusive sur les questions de l’eau (un peu de modestie sur la complexité de la réalité et de pluralisme dans les approches scientifiques est bienvenu) ;
  • les faibles résultats mais fortes conflictualités des politiques de continuité écologique suggèrent de mettre en pause cette programmation, ayant déjà causé la disparition de milliers d'ouvrages et de leurs retenues, afin d'analyser plus clairement ce qui fonctionne et ne fonctionne pas, pour en comprendre les raisons.

19/04/2024

Les rivières ne connaîtront pas de retour en arrière (Greene et al 2023)

La restauration de rivières est devenue une activité à budget mondial multimilliardaire, comme d’autres choix publics en écologie.  Mais cette profusion de moyens se tient toujours dans une certaine confusion des fins et des méthodes, observent trois scientifiques dans une réflexion sur leur discipline. Avec de possibles déceptions à la clé, car on ne peut pas revenir à un état antérieur de l’évolution, ni même promettre des résultats garantis compte-tenu de la complexité et de la contingence propres à chaque écosystème dans sa trajectoire évolutive.

Rachel H. Greene, Martin C. Thoms, et Melissa Parsons (Université New England, Armidale,  Australie) examinent les interventions de restauration des rivières visant à inverser les effets de la dégradation environnementale afin de ramener les écosystèmes à leur état antérieur, dit de «pré-perturbation». Les chercheurs questionnent la faisabilité et la pertinence de ces interventions dans l'ère de l'Anthropocène, où les impacts humains dominent les écosystèmes.

Voici le constat qui motive leur analyse :

« Les activités de restauration visent généralement à inverser les impacts de la dégradation de l’environnement et à ramener un système à son état d’origine ‘avant la perturbation’. Est-ce réaliste, réalisable, ou cela reflète-t-il un préjugé inconscient de l’Anthropocène, l’époque géologique actuelle où les perturbations humaines dominent les écosystèmes ? Des milliards de dollars sont investis chaque année dans la restauration des rivières à l’échelle mondiale, mais les données empiriques disponibles pour évaluer la récupération des rivières après ces activités sont limitées. Les modèles de réponse actuels, généralement basés sur les concepts d'équilibre et de stabilité, supposent que les rivières reviennent aux conditions d'avant la perturbation en supprimant ou en atténuant une perturbation ou un facteur de stress. »


Or, les auteurs constatent que les « recettes » de la restauration de rivières sont souvent copiées, mais ne sont pas interrogées sur leur validité conceptuelle. Cinq exemples sont donnés de manières de penser qui ne produisent pas toujours les résultats escomptés :

« Il existe cinq groupes principaux de méthodes de restauration des rivières : copie carbone, champ des rêves, avance rapide, livre de recettes,  commande & contrôle (Hilderbrand et al., 2005). S’appuyant sur la conviction de Clements (1936) selon laquelle les écosystèmes suivent une trajectoire prévisible vers un point final spécifique, la méthode de la copie carbone suppose qu’une réplique d’un état historique ou idéal peut être créée (Hilderbrand et al., 2005). Cependant, dans l’Anthropocène actuel, les objectifs qui reproduisent les conditions historiques peuvent s’avérer impossibles à atteindre en raison des différents régimes climatiques, de la composition de la végétation ou des pressions liées à l’utilisation des terres (Hilderbrand et al., 2005 ; Brierley et Fryirs, 2009 ; Nardini et Conte, 2021). Basées soit sur des photographies et des cartes historiques, soit sur la localisation d'anciens cours d'eau (Soar et Thorne, 2001), les méthodes de copie carbone impliquent souvent des solutions techniques, où dominent les principes de commande & contrôle. Les méthodes de commande & contrôle impliquent une manipulation physique active des systèmes fluviaux, ce qui réduit la résilience et la capacité d’adaptation du système (Gunderson, 2000) et se concentre davantage sur les symptômes plutôt que sur les causes de la dégradation des écosystèmes (Hilderbrand et al., 2005). Le champ des rêves repose sur l’hypothèse selon laquelle « si vous le construisez, ils viendront » (Palmer et al., 1997); cela ne tient pas compte de la complexité naturelle des rivières, des régimes de perturbations naturelles et anthropiques en cours et des trajectoires de réponse imprévisibles (Kondolf, 1995). Malgré le manque de preuves probantes, l’avance rapide est un type de restauration par lequel les gens supposent que les processus de succession écologique peuvent être accélérés pour atteindre un résultat souhaité ou une trajectoire de réponse spécifique (Hilderbrand et al., 2005). La méthode du livre de recettes suppose que les systèmes ayant des caractéristiques physiques ou écologiques similaires devraient avoir des réponses similaires aux mêmes activités de restauration. Cette hypothèse a conduit à l'utilisation continue de méthodes de restauration infructueuses quoique  publiées, courantes dans les techniques basées sur l'ingénierie (Hilderbrand et al., 2005). Les méthodes de livres de recettes donnent rarement de bons résultats, car elles simplifient à l’extrême la variabilité naturelle de systèmes fluviaux complexes qui présentent des caractéristiques, des sensibilités et des réponses diverses (Fryirs et Brierley, 2009). »

Dans leur article, Rachel H. Greene, Martin C. Thoms et Melissa Parsons proposent un cadre conceptuel pour la restauration et la réparation des rivières dans l'ère de l'Anthropocène, qui se distingue de ces approches traditionnelles par plusieurs aspects fondamentaux.

Reconnaissance du changement d'état des rivières : les auteurs soutiennent que les rivières de l'Anthropocène ont subi des transformations telles qu'elles ne peuvent plus revenir à leur état antérieur. Ils insistent sur le fait que la restauration des rivières ne devrait pas viser à restaurer un état passé mais plutôt à accroître la résilience et la capacité des rivières à supporter les perturbations futures.

Pensée en termes de résilience : la résilience implique de reconnaître et d'accepter que les rivières puissent avoir basculé dans un nouveau régime d'attraction ou un nouvel état stable en raison de l'Anthropocène. Une fois ce point de basculement franchi, il n'est pas possible de revenir en arrière, et donc, les efforts devraient se concentrer sur la préparation des rivières à rester fonctionnelles dans leur nouvel état.

Utilisation de l'écologie du paysage : les auteurs préconisent l'utilisation de principes d'écologie du paysage pour restaurer la hétérogénéité structurelle et fonctionnelle des paysages riverains. Cela inclut la création de diversités dans les habitats et les structures qui peuvent renforcer la biodiversité et améliorer la résilience des rivières face aux perturbations.

Science fluviale pour guider la réparation : la science fluviale est utilisée pour reconnaître l'importance de l'hétérogénéité physique à différentes échelles, ce qui aide à comprendre les sensibilités différentes aux perturbations et les trajectoires de récupération associées. Cela guide la sélection des types d'activités de restauration fluviale à des endroits spécifiques au sein d'un réseau de rivières.

Changement de paradigme dans la gestion des rivières : les auteurs appellent à un changement de paradigme dans la façon dont les rivières sont étudiées et gérées, en passant d'un objectif de restauration à un objectif de réparation. Cela signifie abandonner la référence à un état antérieur, qui peut ne plus être atteignable.

Discussion
La restauration écologique est dans une phase assez curieuse de son histoire. D’un côté, elle est devenue un lieu commun de l’époque, au moins dans les sociétés occidentales et industrialisées, une option assez largement acceptée par les décideurs et les populations. D’un autre côté, elle est conceptuellement instable et à mesure que la théorie se confronte à la pratique, il apparait de plus en plus difficile de promettre une « restauration » garante de tel ou tel état. 

Une partie des représentations écologiques de la restauration vient d’un héritage scientifique désormais dépassé du 20e siècle. Dépassé pour au moins trois raisons :
  • on avait sous-estimé la profondeur et la persistance des changements de milieux opérés par les humains dans l’histoire de leur colonisation de la planète ; 
  • on avait développé une approche trop déterministe et réductionniste où un milieu laissé à lui-même devait forcément passer par des phases successives le menant à un équilibre stable ainsi qu'à une "biotypologie" prévisible ; 
  • on avait conceptuellement  séparé une nature idéalement isolé et des humains réduits à l’état d’impact externe sur cette nature, alors que l’action humaine est inséparable des altérations thermiques, hydrologiques, sédimentaires qui changent continuellement et substantiellement les trajectoires locales (et parfois globales) de la nature (dont cette action humaine est une partie intégrante).
Au final, l’ingénierie écologique ne signifiera pas le retour à un jardin d’Eden, comme elle est parfois naïvement représentée par ses partisans et acteurs. Les milieux aquatiques du futur seront différents de ceux du présent et du passé, tout comme leurs peuplements biologiques et leurs usages sociaux. Les arbitrages sur les aménagements fluviaux resteront des constructions complexes où les éléments naturels (habitats, faunes, flores) ne sont qu’un des critères de décision, à côté des formes, fonctions, pratiques et ressources que souhaitent préserver dans la durée les riverains d'un même bassin.

Référence : Greene RH et al (2023), We cannot turn back time: a framework for restoring and repairing rivers in the Anthropocene, Front. Environ. Sci., 11, doi.org/10.3389/fenvs.2023.1162908 

16/04/2024

La règlementation européenne "Restaurer la nature" est bloquée par le conseil des Etats

Plusieurs États membres de l'Union européenne ont retiré leur soutien à une règlementation phare dite de restauration de la nature, bloquant ainsi son adoption. Cette décision survient dans un contexte de défis accrus pour le secteur agricole européen, exacerbés par des tensions géopolitiques et des changements climatiques. Mais au-delà de cette conjoncture, la difficulté à faire passer des lois imposant "par en haut" la manière dont les citoyens devraient ou ne devraient pas gérer leurs cadre de vie est un signe des temps. L'écologie elle aussi aura l'obligation d'être plus ouverte à la diversité des attentes sociales et à la complexité des représentations de la nature. 


La Hongrie, l'Italie, les Pays-Bas et la Suède ont manifesté leur refus de signer la règlementation Restore Nature (Restaurer la nature), tandis que la Pologne, l'Autriche,  la Finlande et la Belgique ont signifié leur abstention. 

Ce retrait du soutien à une règlementation écologique par plusieurs États membres de l'Union européenne marque un nouveau coup dur pour ce projet de législation, élaboré pendant deux ans. Initialement, cette règle visait à restaurer les habitats et écosystèmes dégradés de l'UE, dans le cadre du Pacte vert. Elle représente l'une des plus grandes politiques environnementales jamais proposées par l'UE, après la directive Habitat, faune flore de 1992.

Pour atteindre l'objectif fixé de restaurer au moins 20% des terres et mers de l'UE d'ici la fin de la décennie, les États membres devraient restaurer 30% de leurs habitats terrestres et marins d'ici 2030, y compris les forêts, prairies, zones humides, mais aussi les rivières, lacs, estuaires et fonds coralliens, avec des augmentations prévues à 60% en 2040, puis 90% en 2050. Ils devraient également adopter des plans nationaux de restauration détaillant les moyens d'atteindre ces objectifs.

La règlementation "Restaurer la nature" avait déjà été sérieusement remaniée après les oppositions parlementaires au projet de la Commission, puis les protestations des agriculteurs européens. Des événements climatiques extrêmes et les tensions géopolitiques récentes ont exacerbé les défis agricoles, affectant les prix et les revenus.

Ces événements récents représentent un nouveau revers pour la politique environnementale controversée de l'Union européenne, montrant la complexité des politiques écologiques dans un contexte de crises multiples. Au-delà du cas particulier des agriculteurs, beaucoup craignent que la décision d'aménagement des cadres environnementaux ne soit confisquée par des technocraties très éloignées du terrain et des pratiques, avec des incitations devenant parfois des dogmes. 

L'association Hydrauxois avait alerté précocement les élus et les administratifs européens sur les nombreuses dérives déjà observées dans le cadre de la restauration des rivières, marquée en France par des destruction massives de patrimoines et par des oppositions riveraines multiples. 

Autant les citoyens sont intéressés par l'amélioration de leur cadre de vie, la réduction des polluants toxiques, la préservation de paysages d'intérêt, la protection raisonnée de la faune et de la flore, autant ce processus ne peut se réduire à l'imposition d'une écologie théorique dont le mot d'ordre serait finalement de chasser les humains des milieux naturels ou de revenir à une hypothétique nature du passé. 

Restaurer des habitats diversifiés, pourquoi pas. Mais punir les humains et détruire leurs patrimoines, cela ne passe plus. Les pratiques de restauration écologique doivent acter ce blocage pour évoluer dans leurs méthodes et objectifs.