Grâce à l'analyse minutieuse des dépôts de carbonate laissés sur les structures du plus grand moulin hydraulique de l'Antiquité, les chercheurs ont révélé une histoire fascinante d'innovation technique, d'adaptation et d'abandon progressif. Comment l'ingéniosité romaine a su exploiter la puissance de l'eau pour nourrir son économie.
Le site de Barbegal, illustration extraite de l'article de Passchier et al.
Le site des moulins de Barbegal, situé dans le sud de la France près d'Arles, est considéré comme l'un des plus grands complexes industriels de l'Antiquité. Il date du IIe siècle de notre ère et a été utilisé principalement pour la production de farine. Ce complexe hydraulique romain est alimenté par un aqueduc qui détournait l'eau vers une série de moulins à eau. Le complexe se composait de 16 moulins répartis en deux rangées de huit, ce qui en fait un exemple remarquable d'ingénierie hydraulique et industrielle de l'époque romaine. Ces moulins utilisaient des roues à eau pour moudre des céréales, principalement pour approvisionner la ville d'Arelate (aujourd'hui Arles). Le site semble avoir été abandonné progressivement au cours du IIIe siècle de notre ère.
Le moulin fonctionnait grâce à un ingénieux système de canaux et de roues hydrauliques. L'eau, captée depuis des sources locales, était acheminée dans des canaux en bois appelés « flumes », qui alimentaient les roues en cascade. Ce système a permis une production massive de farine, ce qui suggère que le site était un centre important pour l'économie locale, peut-être destiné à alimenter non seulement la ville, mais aussi l'armée romaine. L'étude des dépôts de carbonates présents sur les structures en bois et en pierre a permis aux archéologues de comprendre l'histoire de l'utilisation et l'entretien du complexe au fil des années.
Les dépôts de carbonate indiquent que certaines parties du moulin ont cessé de fonctionner alors que d'autres continuaient, probablement avec une utilisation modifiée. Certains éléments du complexe ont été réutilisés plus tard, par exemple comme matériaux de construction dans des bâtiments voisins. Ce site, par son ampleur et sa complexité, illustre le savoir-faire romain en matière d'exploitation de l'énergie hydraulique à des fins industrielles.
Les chercheurs (Cees W. Passchier, Gül Sürmelihindi, Pierre-Louis Viollet, Philippe Leveau et Christoph Spötl) ont entrepris une étude approfondie du complexe de moulins de Barbegal en se concentrant sur les dépôts de carbonate formés sur les structures en bois des moulins, notamment les canaux (ou flumes) et les roues hydrauliques. Leur démarche repose sur l'analyse des fragments de carbonate conservés, qui ont été récupérés lors de fouilles anciennes, ainsi que sur l'étude in situ des dépôts restants. En examinant la microstratigraphie des dépôts de carbonate, ils ont pu reconstituer l'histoire de l'utilisation, de la maintenance, et de la modification des moulins sur une période d'environ 8 ans, jusqu'à l'abandon final du complexe. Ils ont aussi effectué des analyses isotopiques pour mieux comprendre les conditions environnementales et les régimes d'écoulement de l'eau à l'époque de fonctionnement des moulins.
L'intérêt spécifique de cette démarche réside dans l'utilisation innovante des dépôts de carbonate comme archives géologiques et archéologiques, permettant de reconstituer les détails techniques du fonctionnement du complexe, souvent difficiles à obtenir à partir des seules structures architecturales. Les carbonates offrent une image unique de l’histoire des moulins, notamment sur la durée d'utilisation de chaque flume, les changements dans la taille des roues hydrauliques et les ajustements techniques, comme l'élévation des canaux pour s'adapter à des roues de tailles différentes.
Les conclusions principales des chercheurs montrent que le complexe a connu des modifications techniques durant son exploitation, notamment le remplacement de deux roues et l'ajustement de la pente des canaux. Ils ont aussi découvert que certaines parties des flumes ont été réutilisées à des fins industrielles après l'arrêt des moulins, et que les dépôts de carbonate révèlent une dégradation progressive des structures. Enfin, cette étude souligne l'importance des systèmes hydrauliques dans l'économie romaine et apporte de nouvelles perspectives sur la manière dont les complexes industriels de cette époque étaient opérés et entretenus.
Traduction du résumé de l'étude
"Le complexe de moulins romains de Barbegal en France est la plus grande structure préindustrielle d'Europe. Les incrustations carbonatées formées par l'eau circulant dans les bassins, sur les canaux et les roues hydrauliques du complexe du moulin sont en partie préservées. Les plus gros fragments de carbonate proviennent de trois canaux en bois qui servaient autrefois aux roues de trois moulins en train de huit. Les dépôts se sont formés à partir de la même eau qui se déplaçait d’un moulin à l’autre. La forme, la microstratigraphie et les profils d'isotopes stables des dépôts de chaque canal révèlent une histoire d'utilisation unique pour chaque usine au cours des 8 dernières années d'exploitation jusqu'à leur abandon définitif. Les dépôts de carbonate des parois latérales des canaux varient en forme en raison des différences de pente des canaux pendant le fonctionnement, associées aux meules de différentes tailles dans différents bassins. Au moins un des canaux devait être mobile et soulevé pour accueillir une roue de moulin de taille différente. Pendant 8 ans, deux meules ont été échangées et un canal a été mis hors service. Les dépôts de carbonate de deux canaux ont ensuite été réutilisés à des fins industrielles inconnues dans un bassin d'eau, et l'un d'eux a ensuite été intégré comme spolia dans un bâtiment à la fin de l'Antiquité."
Référence : Passchier CW et al (2024), Operation and decline of the Barbegal mill complex, the largest industrial complex of antiquity, Geoarchaeology, doi: 10.1002/gea.22016