29/09/2024

"Il n’y a pas de politique de destruction des ouvrages" (en rivière), ose affirmer l'OFB...

Le Figaro magazine se penche sur la destruction massive des seuils et petits barrages associés aux moulins, un sujet qui divise les défenseurs du patrimoine de l'eau et les partisans de la restauration écologique des rivières. Alors que ces ouvrages contribuaient à réguler les cours d’eau, leur disparition suscite de vives réactions. Faut-il sacrifier cet héritage au nom de la continuité écologique? En lisant cet article, on découvre aussi que l'OFB affirme qu'il n'existerait aucune politique de destruction des ouvrages… A ce niveau de déni ou de propagande, que dire?



L’article du Figaro aborde le débat autour de la destruction des petits barrages et des retenues d’eau associés aux anciens moulins en France. Ces structures, autrefois nombreuses (jusqu’à 100 000 au 19e siècle), étaient utilisées pour actionner divers mécanismes et pour réguler les cours d’eau. Cependant, depuis une vingtaine d’années, environ 10 000 de ces retenues ont déjà été détruites, ce qui inquiète les défenseurs de ces ouvrages.

Pierre Meyneng, président de la Fédération française des associations de sauvegarde des moulins, mène une croisade contre ces destructions, affirmant qu’elles reposent sur une opposition radicale entre l’homme et la nature, sans validation scientifique. Il soutient que les petits barrages ont des fonctions écologiques positives : ils permettent de réguler les débits d’eau, favorisent l’imprégnation des nappes phréatiques et créent des zones calmes propices à la reproduction des poissons.

L’Office français de la biodiversité (OFB) et les agences de l’eau soutiennent quant à eux que la restauration des milieux aquatiques, y compris la suppression de ces seuils, est nécessaire pour rétablir la continuité écologique et favoriser le déplacement des poissons migrateurs. Ils affirment que ces petites retenues favorisent l’envasement, la prolifération d’espèces invasives et peuvent nuire à la qualité de l’eau.

D’autres voix, comme celle du géologue Pierre Potherat, mettent en avant que la suppression de ces seuils barrages a entraîné une accélération des cours d’eau, abaissant leur niveau, asséchant les nappes et tarissant les rivières en période estivale. Selon lui, cela a contribué à la disparition des truites dans des régions où elles étaient autrefois abondantes.

Quelques remarques à propos de cet article.

D'abord, le sujet ne se limite pas aux moulins, même s'ils sont l'un des plus beaux héritages hydrauliques encore présents sur nos rivières ; en réalité, tout le patrimoine hydraulique bâti est concerné, aussi bien les étangs (plus nombreux que les moulins en France) et les retenues de barrage, les canaux traditionnels d'irrigation ou ceux de navigation, le petit patrimoine qui dépend de la capacité des humains à retenir et divertir cette eau (lavoirs, douves, fontaines, etc.).

Ensuite, tout système naturel ou aménagé a des "défauts" ou des "qualités" selon que les humains procèdent à des jugements de valeur. Il est aussi vain de prétendre que les hydrosystèmes des moulins ou étangs sont parfaits ou qu'ils sont catastrophiques. Le sujet est de savoir si nous voulons revenir à une nature sauvage en détruisant toute trace humaine au seul profit d'une faune et d'une flore laissées à elles-mêmes (en particulier dans la vaste ruralité) ou si nous apprécions les interactions humains-milieux en cherchant à les améliorer sur tel ou tel aspect. L'anomalie est ici qu'une minorité aux vues très radicales sur le retour au sauvage a réussi à obtenir une influence disproportionnée  sur des choix publics, alors même que la société n'exprime nullement un désir pour cette radicalité et qu'elle apprécie au contraire les patrimoines humains de l'eau.

Enfin, l'OFB ose affirmer au journaliste : "non, il n’y a pas de politique de destruction des ouvrages". Un tel mensonge est affolant : le ministère de l'écologie pense-t-il que son administration va être respectée en proférant une telle propagande contraire à tous les faits largement documentés, à toutes les actualités de destruction et assèchement que nous commentons semaine après semaine, une réalité reconnue y compris par des audits administratifs "neutres" comme celui du CGEDD en 2016 ? Il y a évidemment une politique active de destruction des ouvrages hydrauliques français et européens, politique qui est soutenue par une fraction militante de l'administration de l'environnement (incluant des chercheurs, des experts, des agents publics des diverses structures de l'eau) et par des lobbies naturalistes ou pêcheurs de salmonidés. En arriver à le nier dit à quel point les tenants de ce choix sont désormais sur la défensive. 

Il est temps de tourner cette page sombre des politiques environnementales et d'abolir réellement la continuité écologique dans sa version destructrice, par des décisions claires à Paris comme à Bruxelles. 

24/09/2024

Influence des barrages sur les écosystèmes, la taille compte (Brown et al 2024)

En étudiant des caractéristiques telles que la géomorphologie, la chimie de l'eau, les communautés de poissons, d'invertébrés benthiques et la végétation riveraine, une recherche montre que les petits barrages ont des effets faibles comparativement aux grands. Pourtant, ce sont les petits barrages que les politiques publiques de continuité écologique détruisent en masse, au nom d'une hypothétique restauration des écosystèmes fluviaux, et sans grand intérêt pour les dimensions autres qu'écologiques. Peut-être faudrait-il prendre le temps d'un bilan physique, chimique et biologique des résultats obtenus par ces politiques avant de poursuivre un choix au coût non négligeable et aux impacts sociaux multiples ?



Exemples des systèmes hydrauliques étudiés par les auteurs de l'étude, source Brown et al 2024, art cit.

L’étude menée par Rebecca L. Brown et ses collègues porte sur les effets écologiques des barrages de tailles différentes, en vue de mieux comprendre comment la taille des barrages influence les résultats de leur démantèlement. L’analyse s’est concentrée sur 16 barrages dans la région du Mid-Atlantic, dont la hauteur varie entre 0,9 et 57,3 mètres, et les temps de résidence hydraulique (HRT) varient de 30 minutes à 1,5 an. L’étude a mesuré les effets sur plusieurs caractéristiques écologiques en aval des barrages, incluant la géomorphologie, la chimie de l’eau, la végétation riveraine, les invertébrés benthiques et les poissons.

Les 16 barrages sont répartis dans le sud-est de la Pennsylvanie, le nord-est du Maryland et le nord du Delaware. Chaque site a été choisi en minimisant les facteurs confondants (par exemple, la géologie et le climat). Les variables écologiques mesurées incluaient la température de l’eau, la largeur de la rivière, la morphologie des sédiments, la diversité des organismes aquatiques (périphyton, macroinvertébrés et poissons), ainsi que la diversité et la composition de la végétation riveraine.

Les résultats montrent que les grands barrages ont des effets beaucoup plus marqués sur la géomorphologie en aval. Par exemple, la largeur de la surface de l’eau est significativement plus importante en aval des grands barrages, tandis que les petits barrages ont peu ou pas d’effet. De même, les barrages plus grands ont tendance à réduire la qualité de l’eau, avec une diminution de l'oxygène dissous et une augmentation de la température en aval. Les grands barrages réduisent également les nutriments inorganiques comme l’azote et le phosphore, tout en augmentant les nutriments particulaires.

Les résultats révèlent des différences marquées en termes de composition et de diversité des espèces aquatiques selon la taille des barrages. En aval des grands barrages, la composition des poissons et des périphytons est plus dissemblable par rapport à l’amont, avec une diminution de la diversité des macroinvertébrés et une tolérance accrue à la pollution. En particulier, les grands barrages favorisent les espèces tolérantes à la pollution, tant pour les périphytons que pour les macroinvertébrés. Les chercheurs notent ainsi : "Le nombre total de taxons EPT (Éphéméroptères, Plécoptères, Trichoptères) et la richesse globale des espèces étaient négativement liés au temps de résidence hydraulique (HRT), tandis que le ratio EPT et la diversité de Shannon-Weaver étaient négativement liés à la hauteur du barrage ; tous présentaient des valeurs plus faibles en aval des grands barrages mais montraient peu de changement en aval des petits barrages." Pour les poissons, le signale est moins évident : "Aucune des huit variables concernant les poissons analysées n'a montré de différences fractionnelles significatives entre l'aval et l'amont lorsqu'on considère tous les barrages selon les tests de signe. Cependant, la différence fractionnelle de l'abondance des espèces généralistes était négativement liée à la hauteur du barrage, ce qui indique que les petits barrages avaient une plus grande abondance d'espèces de poissons généralistes en aval."

La végétation riparienne a également montré des réponses différentes selon la taille des barrages. Les grands barrages réduisent le nombre d’espèces invasives en aval, tandis que les petits barrages ont tendance à les favoriser. Cela pourrait être lié à des perturbations hydrologiques plus importantes causées par les grands barrages, empêchant l’établissement d’espèces invasives. Les auteurs notent que certains effets écologiques, comme la taille des sédiments, ne sont pas influencés par la taille du barrage. 
 
Les auteurs concluent que les grands barrages ont un impact beaucoup plus important sur les écosystèmes en aval, et que leur enlèvement pourrait donc offrir des bénéfices écologiques plus significatifs. Les résultats montrent que les petits barrages ont des effets relativement moindres.

Discussion
Les auteurs de cette recherche se placent dans une logique de priorisation des barrages à démanteler, avec un avis favorable à cette politique, comme beaucoup de leurs collègues travaillant en écologie appliquée et faisant donc des choix de valeur a priori sur les formes désirées des écosystèmes. Mais concernant les données analysées, et sans se prononcer sur le choix de détruire ou non des ouvrages hydrauliques, on observe surtout que l'impact des petits ouvrages est assez négligeable par rapport aux grands barrages construits à compter du 19e siècle. Ce résultat a déjà été trouvé dans d'autres recherches sur les sédiments, la ripisylve, les biodiversités bêta et gamma des bassins versants, dès lors que ces recherches prenaient en compte la taille (et parfois l'ancienneté) des ouvrages hydrauliques.

Référence : Brown R. L. (2024), Size-dependent effects of dams on river ecosystems and implications for dam removal outcomes, Ecological Applications, 34(6), e3016. 

15/09/2024

Le débit environnemental, un concept politique et non uniquement scientifique (Alexandra et al 2023)

Les débits environnementaux ou débits écologiques (Eflows) sont souvent perçus comme une simple question technique : combien d’eau doit être libérée dans les rivières pour préserver les écosystèmes ? Pourtant, comme le démontrent Jason Alexandra et ses co-auteurs, cette problématique dépasse de loin les données hydrologiques. Derrière les décisions sur les flux d’eau se cachent des enjeux politiques, des luttes de pouvoir, des visions divergentes sinon conflictuelles sur la nature et le rôle des rivières dans nos sociétés. 


Dans une synthèse sur la notion de débit environnemental ou débit écologique (Eflows), Jason Alexandra et ses deux collègues explorent les diverses dimensions théoriques, politiques et pratiques liées à la gestion des ressources en eau, en particulier dans le cadre des efforts pour restaurer et préserver les écosystèmes fluviaux. Le concept de débits environnementaux ou écologiques s’inscrit dans une évolution des préoccupations environnementales depuis les années 1970. Il vise à équilibrer les besoins en eau des écosystèmes et des sociétés humaines. Il a connu un essor considérable au cours des quatre dernières décennies, passant d'une approche centrée sur des espèces spécifiques ou des segments de rivière à une approche plus intégrée visant à maintenir la santé globale des systèmes fluviaux et des services écosystémiques qu'ils fournissent.

Historiquement, les débits environnementaux ont émergé en réponse à la dégradation des écosystèmes fluviaux causée par la construction de barrages et les détournements d’eau. Au départ, ils se concentraient sur des flux compensatoires pour préserver des habitats critiques, notamment pour des espèces telles que le saumon. Cependant, le cadre conceptuel a rapidement évolué pour inclure des objectifs plus larges, tels que la restauration de la connectivité écologique et le maintien des services écosystémiques essentiels, comme l'approvisionnement en eau potable et la régulation des inondations. On reconnaît là des concepts présents dans la directive cadre européenne sur l’eau (2000), la loi française sur l’eau et les milieux aquatiques (2006) ou encore la récente réglementation européenne Restore Nature (2023).

Deux paradigmes dominent les débats sur les débits environnementaux, expliquent les universitaires : le paradigme des flux naturels et celui des services écosystémiques. 

Le premier insiste sur la nécessité de minimiser les altérations du régime fluvial par rapport aux conditions naturelles, tandis que le second se concentre sur l’atteinte d'objectifs spécifiques, notamment en maximisant les avantages pour les humains tout en maintenant la biodiversité. Ces paradigmes, bien que souvent combinés dans la pratique, reposent sur une dichotomie fondamentale entre les besoins de la nature et ceux de la société, ce qui peut parfois créer des tensions. Car « les débits environnementaux ne sont pas simplement des décisions techniques sur la quantité d'eau à libérer à des moments spécifiques, mais des décisions profondément politiques sur les valeurs et les besoins de qui sont priorisés dans l'allocation des ressources en eau »

L'une des principales raisons d'introduire des Eflows est d'améliorer la santé des écosystèmes fluviaux. Un écosystème en bonne santé est essentiel pour fournir des services tels que l'eau potable, la nourriture et l'énergie, qui soutiennent les moyens de subsistance humains. Cependant, la mise en œuvre de ces débits se heurte souvent à des difficultés techniques et politiques, notamment parce que les relations écologiques au sein des systèmes fluviaux sont complexes et difficiles à prédire. Malgré d’importants investissements dans la restauration des rivières, les succès enregistrés sont souvent mitigés. 

En plus de la santé écologique, les Eflows visent également la conservation de la biodiversité. Cette approche se fonde souvent sur des espèces indicatrices, dont la présence et la santé peuvent être des témoins de l’état général de l’écosystème. Le suivi de ces espèces permet de mieux comprendre les réponses biologiques aux régimes hydrologiques modifiés. Néanmoins, ce type de suivi reste souvent limité par la complexité des interactions écologiques et la variabilité des environnements fluviaux.

Un autre objectif clé des Eflows (mais moins souvent mis en avant en sociétés industrielles) est de renforcer les liens culturels entre les communautés et les rivières. De nombreuses cultures, notamment celles des peuples autochtones, ont des relations profondes avec les systèmes fluviaux, et la restauration de débits écologiques peut permettre de préserver ces liens. Cependant, des tensions subsistent, notamment lorsque les communautés locales sont marginalisées dans les processus décisionnels, ce qui a conduit à des revendications croissantes pour une gestion plus inclusive et équitable des ressources en eau.

La mise en œuvre des Eflows est confrontée à des défis sociopolitiques importants. En effet, la gestion de l'eau reste fondamentalement politique, soulevant des questions sur qui décide des priorités et des allocations des ressources hydriques. Les décisions sur les Eflows ne sont pas seulement des questions techniques, mais aussi des choix sociaux et culturels, souvent influencés par des rapports de pouvoir inégalitaires. Ces débats soulignent la nécessité d'une plus grande transparence et d'une participation accrue des parties prenantes locales dans les processus de décision.

Comme le soulignent les auteurs : « Notre analyse indique que la politique des débits environnementaux reflète des visions socialement construites et contestées de la nature et des systèmes fluviaux, et soulève des questions fondamentales sur la manière dont les décisions sont prises et par qui. Bien qu'il existe une tendance à dépolitiser les Eflows en rendant les décisions techniques, nous soutenons que, comme toutes les décisions d'allocation de l'eau et toutes les sciences hydrologiques, les Eflows impliquent des contestations sociopolitiques sur le contrôle des rivières. »

Enfin, le changement climatique pose un défi majeur pour la gestion des Eflows. Il modifie les régimes hydrologiques de manière imprévisible, rendant les références historiques moins pertinentes pour la planification future. Cela nécessite une adaptation des cibles en matière de débits environnementaux pour mieux répondre à l'incertitude croissante et aux nouveaux enjeux liés à la gestion des ressources en eau dans un contexte de changement climatique accéléré.

Bien que les débits environnementaux aient progressé sur le plan conceptuel et pratique, leur succès dépendra de la reconnaissance explicite des dimensions politiques et sociales qui sous-tendent la gestion des ressources en eau. Une approche plus intégrée, prenant en compte les perspectives écologiques, sociales et économiques, est essentielle pour parvenir à des accords équitables et durables sur la gestion des rivières et des ressources hydriques.

Discussion
Cet article, comme d'autres avant lui (voir par exemple Linton et Krueger 2020), pointe la double illusion naturaliste souvent à l’œuvre dans les politiques publiques de l’eau : la première est qu’il existerait une nature de référence antérieure aux modifications opérées par les humains, et que l’on pourrait restaurer cette nature ; la seconde est qu’une telle valorisation de la nature pré-humaine fait l’objet d’un consensus social, ou même d’une forte attente. 

Une des raisons de cette illusion est qu’elle a été propagée par certains chercheurs, ingénieurs, experts auprès des décideurs et des médias. Car Jason Alexandra et ses collègues pointent que le travail de recherche lui-même doit fait l’objet d’une critique réflexive : « Reconnaître le caractère chargé de valeurs de la recherche et de la pratique des débits environnementaux est une étape essentielle pour reconnaître le caractère chargé de valeurs de la science et de la gestion des rivières. Pour parvenir à des négociations plus équitables sur la gestion des rivières, nous plaidons pour une reconnaissance explicite des dimensions politiques des Eflows, y compris une plus grande prise de conscience des enjeux politiques culturels et ontologiques impliqués. » Comme l'avait pointé dans un essai critique l'hydrobiologiste Christian Lévêque (voir cet article), l'écologie oscille entre un registre scientifique comme science fondamentale du fonctionnement des écosystème et un registre plus idéologique comme recherche appliquée avec des choix de valeurs sur ce que devraient être les écosystèmes. Or la différence entre les deux approches est importante, car bien souvent le simple label « science » (vu comme analyse indiscutable par le non-scientifique) étouffe toute dimension critique dans le débat public. 

Ces réflexions doivent alimenter les prochaines révisions des législations sur l'eau en France et en Europe. Pendant une trentaine d'années, les décideurs ont simplement voté des normes écologiques sans réfléchir à la construction de ces normes ni à la diversité intrinsèque des visions de l'eau, de la biodiversité, des habitats. Ce temps est révolu. Les chercheurs et experts qui participent à la construction des normes auprès des administrations publiques doivent eux aussi se montrer plus explicites sur leurs paradigmes de recherche, car ces paradigmes influencent les hypothèses faites, les données recueillies, les modèles construits et en dernier ressort les directions suggérées. Une diversité des angles scientifiques est évidemment nécessaire, ainsi qu'une transparence argumentaire lorsque des approches peuvent être incompatibles.

Référence : Alexandra J et al (2023),  The logics and politics of environmental flows - A review, Water Alternatives, 16, 2, 346-373

10/09/2024

Barbegal : le génie hydraulique romain révélé par les dépôts de carbonate (Passchier et al 2024)

Grâce à l'analyse minutieuse des dépôts de carbonate laissés sur les structures du plus grand moulin hydraulique de l'Antiquité, les chercheurs ont révélé une histoire fascinante d'innovation technique, d'adaptation et d'abandon progressif. Comment l'ingéniosité romaine a su exploiter la puissance de l'eau pour nourrir son économie.



Le site de Barbegal, illustration extraite de l'article de Passchier et al.

Le site des moulins de Barbegal, situé dans le sud de la France près d'Arles, est considéré comme l'un des plus grands complexes industriels de l'Antiquité. Il date du IIe siècle de notre ère et a été utilisé principalement pour la production de farine. Ce complexe hydraulique romain est alimenté par un aqueduc qui détournait l'eau vers une série de moulins à eau. Le complexe se composait de 16 moulins répartis en deux rangées de huit, ce qui en fait un exemple remarquable d'ingénierie hydraulique et industrielle de l'époque romaine. Ces moulins utilisaient des roues à eau pour moudre des céréales, principalement pour approvisionner la ville d'Arelate (aujourd'hui Arles). Le site semble avoir été abandonné progressivement au cours du IIIe siècle de notre ère. 

Le moulin fonctionnait grâce à un ingénieux système de canaux et de roues hydrauliques. L'eau, captée depuis des sources locales, était acheminée dans des canaux en bois appelés « flumes », qui alimentaient les roues en cascade. Ce système a permis une production massive de farine, ce qui suggère que le site était un centre important pour l'économie locale, peut-être destiné à alimenter non seulement la ville, mais aussi l'armée romaine. L'étude des dépôts de carbonates présents sur les structures en bois et en pierre a permis aux archéologues de comprendre l'histoire de l'utilisation et l'entretien du complexe au fil des années. 

Les dépôts de carbonate indiquent que certaines parties du moulin ont cessé de fonctionner alors que d'autres continuaient, probablement avec une utilisation modifiée. Certains éléments du complexe ont été réutilisés plus tard, par exemple comme matériaux de construction dans des bâtiments voisins. Ce site, par son ampleur et sa complexité, illustre le savoir-faire romain en matière d'exploitation de l'énergie hydraulique à des fins industrielles.

Les chercheurs (Cees W. Passchier, Gül Sürmelihindi, Pierre-Louis Viollet, Philippe Leveau et Christoph Spötl) ont entrepris une étude approfondie du complexe de moulins de Barbegal en se concentrant sur les dépôts de carbonate formés sur les structures en bois des moulins, notamment les canaux (ou flumes) et les roues hydrauliques. Leur démarche repose sur l'analyse des fragments de carbonate conservés, qui ont été récupérés lors de fouilles anciennes, ainsi que sur l'étude in situ des dépôts restants. En examinant la microstratigraphie des dépôts de carbonate, ils ont pu reconstituer l'histoire de l'utilisation, de la maintenance, et de la modification des moulins sur une période d'environ 8 ans, jusqu'à l'abandon final du complexe. Ils ont aussi effectué des analyses isotopiques pour mieux comprendre les conditions environnementales et les régimes d'écoulement de l'eau à l'époque de fonctionnement des moulins.

L'intérêt spécifique de cette démarche réside dans l'utilisation innovante des dépôts de carbonate comme archives géologiques et archéologiques, permettant de reconstituer les détails techniques du fonctionnement du complexe, souvent difficiles à obtenir à partir des seules structures architecturales. Les carbonates offrent une image unique de l’histoire des moulins, notamment sur la durée d'utilisation de chaque flume, les changements dans la taille des roues hydrauliques et les ajustements techniques, comme l'élévation des canaux pour s'adapter à des roues de tailles différentes.

Les conclusions principales des chercheurs montrent que le complexe a connu des modifications techniques durant son exploitation, notamment le remplacement de deux roues et l'ajustement de la pente des canaux. Ils ont aussi découvert que certaines parties des flumes ont été réutilisées à des fins industrielles après l'arrêt des moulins, et que les dépôts de carbonate révèlent une dégradation progressive des structures. Enfin, cette étude souligne l'importance des systèmes hydrauliques dans l'économie romaine et apporte de nouvelles perspectives sur la manière dont les complexes industriels de cette époque étaient opérés et entretenus.

Traduction du résumé de l'étude 

"Le complexe de moulins romains de Barbegal en France est la plus grande structure préindustrielle d'Europe. Les incrustations carbonatées formées par l'eau circulant dans les bassins, sur les canaux et les roues hydrauliques du complexe du moulin sont en partie préservées. Les plus gros fragments de carbonate proviennent de trois canaux en bois qui servaient autrefois aux roues de trois moulins en train de huit. Les dépôts se sont formés à partir de la même eau qui se déplaçait d’un moulin à l’autre. La forme, la microstratigraphie et les profils d'isotopes stables des dépôts de chaque canal révèlent une histoire d'utilisation unique pour chaque usine au cours des 8 dernières années d'exploitation jusqu'à leur abandon définitif. Les dépôts de carbonate des parois latérales des canaux varient en forme en raison des différences de pente des canaux pendant le fonctionnement, associées aux meules de différentes tailles dans différents bassins. Au moins un des canaux devait être mobile et soulevé pour accueillir une roue de moulin de taille différente. Pendant 8 ans, deux meules ont été échangées et un canal a été mis hors service. Les dépôts de carbonate de deux canaux ont ensuite été réutilisés à des fins industrielles inconnues dans un bassin d'eau, et l'un d'eux a ensuite été intégré comme spolia dans un bâtiment à la fin de l'Antiquité."

Référence : Passchier CW et al (2024), Operation and decline of the Barbegal mill complex, the largest industrial complex of antiquity, Geoarchaeology, doi: 10.1002/gea.22016

03/09/2024

Le droit d'eau relève du régime de la propriété et des libertés fondamentales, ordonne le tribunal

Etablissements publics et administrations en charge de l'eau et de la biodiversité ont multiplié depuis 15 ans les erreurs d'interprétation, abus de pouvoir et distorsions du droit pour engager leur croisade décriée de destruction du patrimoine français des rivières. Mais quand les propriétaires ou les riverains se sont révoltés, ils ont souvent obtenu gain de cause devant la justice. Ainsi, le Tribunal administratif de Besançon a suspendu en urgence l'arasement du barrage des Pipes, à Baume-les-Dames, au motif d'une atteinte grave et manifestement illégale au droit de propriété des requérants. Ces derniers, propriétaires d'un ancien moulin et d'un canal d'amenée d'eau, bénéficient d'un « droit de prise d’eau fondé en titre » datant de l'Ancien Régime. La juge des référés a estimé que les travaux, engagés sans expropriation préalable ou accord amiable, entraîneraient l'extinction de ce droit, violant ainsi une liberté fondamentale.

MAJ : par une ordonnance du 17 septembre 2024, le juge des référés du Conseil d'État a désavoué celui du tribunal administratif de Besançon, estimant que le changement d'usage fait perdre le droit fondé en titre. Le cas sera néanmoins jugé sur le fond.


Le site détériorié au mépris du droit. © Radio France - Florine Silvant, tous droits réservés.

Le barrage des Pipes, situé sur le Cusancin, un affluent du Doubs, fait l'objet d'un projet d'arasement dans le but de rétablir la continuité écologique de la rivière. Ce projet est initié par l'établissement public d'aménagement et de gestion des eaux Doubs Dessoubre (EPAGE).

Le barrage appartient à la commune de Baume-les-Dames, tandis que le canal d'amenée, l'ancien moulin, et l'usine adjacente sont la propriété de particuliers.

Par un arrêté du 30 avril 2024, le préfet du Doubs a déclaré les travaux d'arasement d'intérêt général et a donné son accord pour ces travaux conformément à la loi sur l'eau. Les travaux d'arasement ont débuté le 20 août 2024.

Les propriétaires du canal d'amenée, du moulin, et de l'usine ont introduit une procédure en référé-liberté devant le tribunal administratif de Besançon, demandant la suspension des travaux en raison d'une atteinte grave et manifestement illégale à leur droit de propriété, fondée sur leur « droit de prise d’eau fondé en titre ».

La juge des référés a estimé que la condition d'urgence était remplie, les travaux ayant déjà débuté et pouvant entraîner l’extinction irréversible du droit de prise d'eau des requérants.

Le tribunal a reconnu l'existence d’un « droit de prise d’eau fondé en titre » pour les requérants, ce droit étant attaché à un moulin présent depuis au moins le XVe siècle. Ce droit ne se perd pas par non-usage prolongé ou par le délabrement des bâtiments associés.

L'arasement du barrage aurait pour conséquence d'assécher définitivement le canal des Pipes, entraînant l'extinction du droit de prise d'eau des requérants. Cette extinction sans expropriation préalable ou accord amiable constitue une atteinte grave et manifestement illégale à leur droit de propriété, lequel est considéré comme une liberté fondamentale.

Les éléments importants de l'ordonnance de référé :

"En ce qui concerne l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale

6. D’une part, sont regardées comme fondées en titre ou ayant une existence légale, les prises d’eau sur des cours d’eaux non domaniaux qui, soit ont fait l’objet d’une aliénation comme bien national, soit sont établies en vertu d’un acte antérieur à l’abolition des droits féodaux. Une prise d’eau est présumée établie en vertu d’un acte antérieur à l’abolition des droits féodaux dès lors qu’est prouvée son existence matérielle avant cette date.

7. Il résulte de l’instruction que, sur les parcelles dont sont propriétaires les requérants, a été édifié un ancien moulin à battre le papier dont l’existence est matériellement établie à partir du XVème siècle par un mémoire historique sur l’abbaye de Baume-les-Dames notamment. Dans ces conditions, les requérants sont susceptibles de bénéficier d’un droit de prise d’eau fondé en titre. 

8. D’autre part, le droit de prise d’eau fondé en titre ne se perd pas par l’absence d’exercice du droit d’usage attaché à un moulin fondé en titre, lequel a la nature, au demeurant, d’un droit réel immobilier. Sa disparition ne peut résulter que de la constatation que la force motrice du cours d’eau n’est plus susceptible d’être utilisée du fait de la ruine ou du changement d’affectation des ouvrages essentiels destinés à utiliser la pente et le volume du cours d’eau. En revanche, ni la circonstance que ces ouvrages n’aient pas été utilisés en tant que tels au cours d’une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit d’eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit.

9. Il est constant que l’arasement du barrage des Pipes conduira à un assèchement définitif du canal des Pipes. Dans ces conditions, la force motrice du cours d’eau ne sera plus susceptible d’être utilisée par les requérants et le droit de prise d’eau fondé en titre dont ils disposent sera éteint.  10. Enfin, il résulte de l’instruction qu’une telle opération d’arasement du barrage des Pipes, qui tend à déposséder les requérants d'un élément de leur droit de propriété, ne pouvait être mise à exécution qu'après soit l'accomplissement d'une procédure d'expropriation, soit l'intervention d'un accord amiable avec les propriétaires intéressés.  11. Dans ces conditions et en l’état de l’instruction, M. H..., M. E... et M. F... sont fondés à soutenir qu’en faisant procéder à des travaux d’arasement du barrage des Pipes sans l’accomplissement d’une procédure d’expropriation ou d’un accord de leur part, le préfet du Doubs porte une atteinte grave et manifestement illégale à leur droit de propriété, qui constitue une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative."

Par conséquent, la juge des référés a suspendu l'exécution de l'arrêté du 30 avril 2024 et a ordonné au préfet du Doubs de faire cesser immédiatement les travaux. Une somme de 1 200 euros a été accordée aux requérants au titre des frais de justice.

Source : Tribunal administratif de Besançon, Ordonnance du 23 août 2024, N°2401559