01/12/2024

La continuité écologique des rivières face à ses incertitudes et controverses (Alp et al 2024)

Fruit d’un travail interdisciplinaire mobilisant 19 universitaires, une nouvelle étude explore les défis scientifiques, sociaux et politiques de la restauration de la continuité écologique des cours d’eau en France, tout en proposant une démarche stratégique adaptée aux spécificités locales. Une synthèse très intéressante car elle ne contourne pas les problèmes réels et incertitudes fortes de la continuité écologique. Mais une synthèse  ne tirant pas selon nous toutes les conséquences des critiques qu'elle émet.


Les différentes dimensions de la continuité, image extraite de Alp 2024, art.cit.

La recherche de Maria Alp et de ses collègues rappelle que les projets de restauration de la continuité écologique des cours d’eau rencontrent de nombreux obstacles et attirent de nombreuses critiques. Ainsi, les conflits d’usages et de valeurs émergent fréquemment, notamment autour de la suppression d’ouvrages tels que moulins ou étangs, qui possèdent une forte valeur patrimoniale ou jouent un rôle dans la création de nouveaux écosystèmes locaux. Les riverains ont en ce cas des préférences et priorités alternatives à celles des gestionnaires de l'écologie : "Certains acteurs questionnent la pertinence de la politique publique visant à effacer les ouvrages qui contribuent à l’interruption de la continuité des cours d’eau." Ces tensions sont renforcées par un cadre réglementaire complexe et parfois contradictoire. Par exemple, "la réglementation encourage à la fois la restauration de la continuité écologique et la production d’une énergie hydroélectrique renouvelable". En parallèle, l’approche descendante et technocratique des projets, souvent imposés sans réelle concertation locale (et surtout sans donner la prime à l'initiative locale vraiment portée par des acteurs, comme le préfèrent certains pays, dont les Etats-Unis), suscite des résistances et des incompréhensions : "la politique de restauration de la continuité écologique appliquée en France depuis les années 2000 s'est construite selon une approche majoritairement descendante (top-down en anglais). La restauration est prise en charge par l'État, qui fixe les objectifs et les modes d'action au titre de l'intérêt général (le « paradigme du gouvernement » ; Mermet, 2020)." La disproportion des ambitions et des moyens conduit aussi à des choix bâclés : les défis de financement, les contraintes de calendrier et le manque de communication constante entre les parties prenantes compliquent davantage la situation.

En outre, la rupture de continuité écologique est une pression parmi d'autres (prélèvements, pollutions, réchauffement, espèces exotiques, etc.), dont la part relative dans la baisse de biodiversité ou dans l'altération de fonctions écosystémiques est difficile à quantifier. Et les effets des ouvrages concernés sont parfois ambivalents. Par exemple, un plan d'eau peut être une zone favorable au développement d'espèces invasives mais un obstacle peut aussi être un frein à la colonisation du bassin par ces espèces. De même, les écosystèmes artificiels des plans d'eau ou des canaux n'atteignent pas le niveau de biodiversité d'un milieu non humanisé, mais dans un contexte globalement dégradé et simplifié propre à l'Anthropocène, ils peuvent néanmoins avoir des intérêts de conservation écologique. 

A la différence de certains gestionnaires tenant parfois un discours de certitude, les chercheurs sont donc obligés d'admettre que les connaissances restent lacunaires, ce qui implique toute une chaîne d'incertitudes : 
"- Les incertitudes scientifiques relevant des connaissances fondamentales encore incomplètes sur les processus biophysiques et sociaux ;
- Les incertitudes techniques liées aux limites des mesures possibles techniquement pour quantifier les réponses physiques et biologiques (avec un cumul d’incertitudes associées aux données provenant de différentes disciplines et intégrées dans les modèles) ;
- Les incertitudes associées aux processus stochastiques que nous ne pouvons ni prédire avec exactitude ni contrôler, mais dont nous pouvons parfois estimer la probabilité d'occurrence, comme la variabilité hydro-climatique au niveau local ou à plus large échelle ;
- Les incertitudes liées aux modalités de réaction des socio-écosystèmes impactés puis restaurés."

Les auteurs pointent également que la recherche travaille peu sur les cas négatifs, c'est-à-dire les échecs: "Un autre défi pour la communauté scientifique serait de mieux documenter les échecs des projets de restauration qui sont nombreux mais beaucoup moins visibles dans la littérature scientifique." Or, cette absence de retour sur les échecs nuit à l'amélioration des pratiques de restauration et à la compréhension du fonctionnement des bassins versants. Il nuit aussi à l'image de la recherche scientifique, qui est censée être indépendante des choix de politiques publiques, donc critiquer librement ces choix quand les résultats ne sont pas au rendez-vous.

Dix points de vigilance sont finalement identifiés par les chercheurs pour assurer une bonne restauration de la continuité écologique des cours d'eau:
  • Trajectoire historique (PV1) : intégrer les connaissances historiques sur les usages, métamorphoses fluviales, et trajectoire politique pour comprendre les causes des changements.
  • Périmètre et priorités (PV2) : délimiter le périmètre territorial et hiérarchiser les sites d'action en fonction des enjeux prioritaires​.
  • Co-construction (PV3) : impliquer les acteurs locaux dès le début pour assurer une prise de décision concertée et partagée​.
  • Objectifs clairs (PV4) : définir des objectifs précis, mesurables et adaptés au contexte local pour guider les actions de restauration​.
  • Diagnostic systémique (PV5) : réaliser un diagnostic global des dimensions biophysiques, sociales, politiques et économiques à des échelles spatiales et temporelles appropriées​.
  • Incertitudes et risques (PV6) : reconnaître et intégrer les incertitudes et risques dans le processus de décision​.
  • Suivi à long terme (PV7) : assurer des suivis avant et après les travaux pour évaluer les effets en fonction des objectifs.
  • Standardisation des méthodes (PV8) : utiliser des protocoles standardisés pour les suivis afin de garantir la comparabilité des résultats​.
  • Calendrier adapté (PV9) : planifier les travaux en tenant compte de la saisonnalité écologique et des contextes socio-politiques​.
  • Communication continue (PV10) : maintenir un dialogue clair et régulier avec les parties prenantes et le public tout au long du projet​.

Discussion
Il s'est écoulé un quart de siècle depuis l'introduction du concept de "continuité hydrographique" dans une annexe de la directive cadre européenne sur l'eau (2000), près de 20 ans depuis la mise en avant de ce choix dans le concept de "continuité écologique" glissé dans la loi française sur l'eau et les milieux aquatiques (2006). Cette idée de continuité avait déjà une histoire plus ancienne en recherche (voir cet article). La synthèse de Maria Alp et de ses collègues met en lumière la difficulté de mise en œuvre de cette politique, dont la France a été sinon la pionnière en Europe, du moins le pays où l'ensemble de la puissance publique a mis le maximum d'efforts pour imposer un agenda de restauration de continuité. Les nombreux problèmes rencontrés en France n'ont pas empêché l'Union européenne d'adopter en 2024 (avec quelques difficultés) une règlementation de "restauration de la nature" qui s'inspire de l'objectif de démantèlement d'ouvrages, même si le périmètre de ce texte européen est finalement peu ambitieux (ou plus réaliste) par rapport aux choix français (25 000 km de rivières à restaurer dans toute l'Union versus le même linéaire classé dans notre seul pays).  

Si cet article de recherche a le mérite de faire l'état des lieux et de pointer les carences de la restauration de continuité écologique en France, tout en suggérant des pistes de changement ayant tout à fait notre soutien, il n'en présente pas moins diverses limites.

Dans la manière de présenter la question des ouvrages, les auteurs nous semblent minorer l'importance de certains travaux sur la biodiversité des milieux artificiels ou semi-naturels ainsi que  sur les services écosystémiques associés à ces milieux (dont la dépollution, assez bien documentée mais à peine survolée dans l'article, ou encore la régulation des crues et sécheresses, un des motifs d'existence des ouvrages). La qualification de l'effet d'un ouvrage transversal comme apparition d'un tronçon "lentique" semble aussi décalée des connaissances sur les dynamiques plus complexes à l'oeuvre quand le régime d'écoulement change (vers un style davantage semi-lotique, ou de transition). On pourrait également regretter que la continuité temporelle de l'écoulement, 4e dimension du concept, ne soit pas vraiment traitée, alors que le sujet a une certaine importance dans le double contexte d'une pression sur les demandes de prélèvement et de forts changements attendus du fait du réchauffement climatique. 

De même, il y a bel et bien depuis 15 ans des travaux d'hydro-écologie quantitative qui essaient de pondérer l'importance des impacts sur les milieux selon les indicateurs biologiques retenus par la règlementation : la plupart sinon la totalité de ces travaux concluent que les changements d'usages des sols du lit majeur et les pollutions sont un facteur bien plus important que la fragmentation, en particulier longitudinale. Celle-ci affecte assurément des espèces spécialisées et ayant besoin de migration à longue distance, mais le tableau est nettement moins clair pour la grande majorité des espèces aquatiques, amphibies et rivulaires n'ayant pas ce besoin particulier dans leur cycle de vie. En outre, il n'y a pas de hiérarchisation entre des analyses sur l'effet local des obstacles à l'écoulement (qui créent un habitat différent, donc avec des variations observées dans de nombreuses monographies) et des analyses en terme d'équilibre physique, chimique, biologique du bassin versant (permettant de dire si ces variations locales liées aux ouvrages sont importantes ou négligeables, notamment en impact sur la diversité biologique de type bêta et gamma d'un bassin versant). Trouver une différence locale avant / après une construction ou un effacement d'ouvrage est presque un truisme : mais évaluer si cela fait la différence par rapport à la diversité biologique (ou à la dynamique sédimentaire) déjà présente dans un bassin est censé être l'objectif réel des politiques publiques concernées. Or ce point est généralement inconnu, ce qui est ennuyeux pour une politique se disant fondée sur la science et sur la preuve. 

Enfin, et plus essentiellement peut-être, l'article de Maria Alp et de ses collègues évite ce qui devrait être selon nous le premier point de vigilance : assumer pleinement et non superficiellement les conséquences d'une définition de la nature comme construction sociale et politique. Ou d'une définition du milieu comme "hybride" social et écologique. En tant qu'acteur associatif, nous anticipons que les points de vigilance des auteurs risquent (en France) d'être interprétés par l'acteur public en charge de la restauration écologique comme un simple besoin d'accompagnent et de pédagogie d'une politique toujours posée comme indiscutable dans ses finalités comme indiscutée dans ses fondements. On fera peut-être l'effort de dire qu'il y a des patrimoines et des usages de l'eau, mais sans voir ces patrimoines et usages comme des forces actives du bassin versant au même titre que d'autres – juste des "impacts" à minimiser ou supprimer. 

Or, si la recherche met en évidence que les milieux de l'Anthropocène sont composés de "socio-écosystèmes" où l'influence humaine a été et sera toujours inextricablement combinée à des facteurs non-humains, alors il ne s'agit plus de "restaurer" un état ancien et perdu des rivières et de leurs lits majeurs, mais d'"instaurer" des états futurs en fonction des réalités et des attentes propres à chaque bassin. Ces états futurs auront peut-être (sans doute) une dimension importante de continuité hydrographique... mais peut-être pas : il n'existe plus une vision préconçue et valable pour tout territoire de ce que doit être la "nature" si celle-ci co-évolue selon nos choix hier, aujourd'hui et demain. La continuité ne peut pas se justifier par une tautologie où le simple écart d'une nature théorique sans humain et d'une nature effective avec humain deviendrait un motif suffisant pour supprimer cet écart. Encore faut-il que la société y trouve du sens, de la valeur et de l'intérêt. Car c'est bien ainsi que les eaux et les hommes évoluent ensemble depuis quelques milliers de générations.

Référence : Alp M et al (2024). Restaurer la continuité écologique des cours d’eau : que sait-on et comment passer collectivement à l’action ? VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement, 24(2). 

22/11/2024

Droit d’eau et ruine des ouvrages hydrauliques, appréciation au cas par cas

Les droits d’usage de l’eau, attachés aux moulins et ouvrages hydrauliques antérieurs à 1919, suscitent régulièrement des litiges. Une récente décision du Conseil d’État précise les critères permettant de conclure à la perte de ces droits en cas de ruine complète.


Un moulin au bord de l'eau. Ce n'est pas l'état du bâtiment qui importe, mais uniquement l'état des ouvrages hydrauliques d'usage de l'eau (seuil, canal).

Les droits d'usage de l'eau acquis par les propriétaires d'installations hydrauliques avant 1919 sont généralement préservés, sauf en cas d'impossibilité d'utiliser la force motrice du cours d'eau. L'article R.214-18-1 du code de l'environnement et la jurisprudence du Conseil d'État (CE 5 juillet 2004, SA Laprade Énergie, n° 246929) confirment cette position.

L'autorité compétente ne peut abroger une autorisation d'installation ou d'ouvrage de production d'énergie hydraulique, en vertu du 4° du II de l'article L. 214-4, que si l'ouvrage est abandonné ou présente un défaut d'entretien régulier dûment caractérisé. Le juge, saisi du bien-fondé d'une telle abrogation, statue en fonction de la situation existante à la date de sa décision. Cette abrogation n'affecte pas le maintien du droit d'usage de l'eau attaché à l'installation (CE, 11 avril 2019, n° 414211).

Il est important de noter que les ouvrages hydrauliques ne bénéficient plus d'exonération en matière d'autorisation selon l'article L. 214-17 du code de l'environnement, suite à la décision du Conseil d'État du 28 juillet 2022 (SARL Les Vignes, n° 443911). Les articles L. 214-17 et suivants du code de l'environnement, notamment l'article L. 214-18 modifié en 2023, précisent ce régime.

Le droit de prise d'eau ne se perd qu'en cas de ruine complète de l'ouvrage, impliquant la disparition ou quasi-disparition de ses éléments essentiels. Par exemple, le Conseil d'État a jugé que la persistance de certains éléments, même dégradés, ne suffisait pas à caractériser une ruine totale justifiant la perte du droit fondé en titre (CE, 31 décembre 2019, n° 425061, voir cet article).

La décision du 6 novembre 2024 illustre un cas où la ruine complète a été reconnue. Selon le Conseil d'État, dans le cas d'espèce concerné, 
"le seuil de prise d’eau de l’ouvrage sur l’Indre est complètement effacé, seuls subsistant les départs empierrés latéraux au droit de chacune des deux rives, que l’entrée du bief d’amenée est totalement inexistante et qu’aucune distinction topographique n’est perceptible entre les berges de l’Indre de part et d’autre de cette entrée, de sorte que les travaux de restauration de ce seuil de prise d’eau impliqueraient sa reconstruction complète, plus aucune fonction de retenue de l’eau n’étant, en l’état, assurée. En outre, si les tracés des biefs d’amenée et de fuite sont encore perceptibles, ils sont largement comblés et complètement végétalisés et les deux vannes usinières sont dans un état de délabrement les rendant non fonctionnelles. Il s’ensuit que la force motrice du cours d’eau de l’Indre ne peut plus être utilisée par l’ouvrage du moulin".

Pour autant, le Conseil d'Etat ré-affirme sa doctrine générale : 
"La force motrice produite par l’écoulement d’eaux courantes ne peut faire l’objet que d’un droit d’usage et en aucun cas d’un droit de propriété. Il en résulte qu’un droit fondé en titre se perd lorsque la force motrice du cours d’eau n’est plus susceptible d’être utilisée par son détenteur, du fait de la ruine ou du changement d’affectation des ouvrages essentiels destinés à utiliser la pente et le volume de ce cours d’eau. Ni la circonstance que ces ouvrages n’aient pas été utilisés en tant que tels au cours d’une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit d’eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit. L’état de ruine, qui conduit en revanche à la perte du droit, est établi lorsque les éléments essentiels de l’ouvrage permettant l’utilisation de la force motrice du cours d’eau ont disparu ou qu’il n’en reste que de simples vestiges, de sorte que cette force motrice ne peut plus être utilisée sans leur reconstruction complète."

Ainsi, la perte du droit d'eau est conditionnée à une ruine totale de l'ouvrage, avec disparition des éléments essentiels permettant l'utilisation de la force motrice du cours d'eau. Une simple dégradation, altération, ruine partielle ou absence d'entretien ne suffit pas à entraîner cette perte.

Les propriétaires d'ouvrages hydrauliques doivent donc veiller à maintenir en état les éléments essentiels de leurs installations pour conserver leurs droits d'usage de l'eau. Une vigilance particulière est requise pour éviter que des dégradations ne conduisent à une ruine complète et à l'impossibilité physique de dériver de l'eau, synonyme de perte de ces droits. Comme l'auront compris les maîtres d'ouvrage qui nous lisent, ce n'est pas du tout le bâtiment même du moulin qui importe (la première chose à laquelle songe un propriétaire), mais bien ses organes hydrauliques : seuil de prise d'eau en rivière, canal d'amenée et canal de fuite, radier ou chambre d'eau le cas échéant (de moins importance car relevant de menus travaux). Les premiers investissements d'un acquéreur de moulin fondé en titre (ou forge ou autre usine autorisée) doivent donc concerner la dimension hydraulique, bien plus importante pour le droit que la partie habitation. 

A noter le petit jeu de certains fonctionnaires "militants" de l'administration en charge de l'eau et de la biodiversité (dont l'obsession est de détruire les ouvrages) : exiger des conditions règlementairement complexes et économiquement ruineuses dès qu'un propriétaire veut entretenir son bien et contacte de bonne foi le service instructeur à cette fin. Il s'agit justement de pousser ainsi au non-entretien et à la ruine, pour proclamer ensuite que l'ouvrage est négligé, sans usage et sans droit. On rappellera donc que tous les travaux sur les parties privées des canaux, ouvrages et berges se font sans déclaration ni autorisation particulière, tant qu'ils n'ont aucune incidence sur l'eau (mise à sec avant intervention) ni sur les valeurs hauteur-débit attachées au droit d'eau (consistance légale). Bons chantiers à tous. 

Référence : décision du Conseil d'État du 6 novembre 2024 (n° 474191

A lire en complément : commentaire sur le blog Landot et associés 

20/11/2024

La folle destruction du patrimoine des moulins à eau

 A l'occasion du Forum du patrimoine, Christian Lévêque (hydrobiologiste)  et Pierre Meyneng (président de la FFAM) reviennent sur la politique d'anéantissement du patrimoine hydraulique millénaire des rivières qui a été engagée au nom du retour à la nature sauvage et de la continuité dite "écologique". La révision de ces politiqués délétères et décriées restent la priorité des années à venir, alors que les fonds publics manquent par les aspects essentiels de la gestion de l'eau. Car tout est faux dans cette politique de "renaturation" : il n'y a aucun sens à se donner comme objectif le retour à un état de référence de la biodiversité dans le passé, il n'y aucun sens à détruire des ouvrages qui aident à la régulation des crues et sécheresses, il n'y a aucun sens à assécher des milieux d'origine humaine (retenues, biefs, canaux) mais profitant à de nombreuses espèces animales et végétales, il n'y a aucun sens à braquer les populations sur ces liquidations de patrimoine alors que des choses autrement plus graves (pollution, réchauffement, sécurité d'approvisionnement en eau) ne sont pas correctement traitées par le gestionnaire public. A l'heure où l'Europe semble décidée à réviser les erreurs de certaines politiques environnementales, les décideurs doivent urgemment changer ces arbitrages sur les rivières pour concentrer les moyens limités sur les enjeux essentiels.



18/11/2024

Echec de la protection des eaux de captage face aux pollutions diffuses

Malgré des décennies de politiques publiques, un rapport interministériel resté confidentiel révèle l’aggravation de la pollution des captages d’eau potable en France. Fermetures massives, dépassements des seuils réglementaires, millefeuilles administratifs et tensions budgétaires illustrent une situation critique, où aucun plan n'a réellement abouti depuis 20 ans. 


Source ARS, DR. 

Un rapport interministériel confidentiel, publié par Contexte, révèle l’échec persistant de la politique de protection des captages d’eau potable. Malgré des décennies d’efforts, la qualité des ressources en eau se détériore sous l’effet des pollutions diffuses, principalement agricoles. Ce rapport a été rédigé conjointement par trois inspections générales de l'administration françaises : Inspection générale des affaires sociales (IGAS), relevant du ministère de la Santé, Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), sous l'autorité du ministère de l'Agriculture, Inspection générale de l'environnement et du développement durable (IGEDD), dépendant du ministère de la Transition écologique

Depuis 1980, près de 12 500 captages sur 33 000 ont été fermés en raison de pollutions, un phénomène qui sera accentué par la directive eau potable de 2020 restreignant les possibilités de dérogation. Les inspections ministérielles signalent une augmentation des dépassements des limites réglementaires en métabolites de pesticides dans les eaux brutes et traitées, menaçant directement la conformité des réseaux de distribution. Selon le rapport, le nombre de captages sensibles (désignés comme objet d'un traitement prioritaire) pourrait tripler, atteignant plus de 4 000 sites, contre 1 400 captages prioritaires actuellement recensés.

Les engagements pris lors du Grenelle de l’environnement restent largement non tenus. En août 2023, seuls 60 % des captages prioritaires avaient un plan d’action validé, et 20 % n’avaient même pas entamé leur élaboration, en dépit des échéances fixées en 2021. Par ailleurs, aucune des mesures prévues dans le cadre du plan eau pour protéger les captages et leurs aires d’alimentation n’a abouti.

Le renoncement à augmenter la redevance pour pollution diffuse (RPD), sous pression du secteur agricole, et le prélèvement de 130 millions d’euros dans les agences de l’eau ont exacerbé les tensions entre usagers agricoles et non agricoles. Ces décisions fragilisent le 12ᵉ programme d’intervention (2025-2030) des agences, prévu pour financer des mesures de dépollution. Le rapport estime que pour réduire de 50 % l’usage des pesticides, une hausse drastique des taxes serait nécessaire, mais elle pourrait amputer de 2,8 % production en volume du secteur agricole et de 10 % le revenu agricole. Impossible en situation de forte tension économique de ce secteur, donc il est préféré un système global de transition. Il est recommandé d’instaurer des zones soumises à contraintes environnementales (ZSCE) avec des plans de transition agro-écologique, des restrictions d’usage de pesticides et des programmes d’actions pour les captages en dépassement de seuils de qualité.

Enfin, la mission d’inspection pointe la fragmentation réglementaire actuelle, avec des protections dispersées entre plusieurs codes et procédures, générant inefficacité et confusion. La protection des captages, largement insuffisante, doit être refondée pour répondre aux enjeux de pollution, sécurité sanitaire et protection des milieux.

02/11/2024

Démantèlement d’un barrage en Pologne : les choix des autorités environnementales face aux attentes de la population (Habel et al 2024)

Lorsque les autorités polonaises ont décidé de démanteler le barrage de Wilkówka, la population locale s’est sentie exclue du processus. Attachés aux services que l’infrastructure aurait pu offrir, les habitants expriment leur frustration. Une étude universitaire offre un éclairage sur ce choc entre vision environnementale des autorités gestionnaires et aspirations communautaires des populations locales.


Photo de la démolition du barrage, droits réservés, source

L’étude de Michał Habel et de ses collègues explore les perspectives communautaires sur les impacts environnementaux et sociaux liés au premier démantèlement d'un barrage en Pologne, le barrage de Wilkówka. Cet article repose sur des enquêtes auprès de la population locale et des parties prenantes pour analyser les changements perçus des services écosystémiques et la dynamique sociale autour de cette décision controversée. 

Le barrage de Wilkówka était situé dans les Carpates occidentales polonaises, précisément sur le ruisseau Wilkówka, un affluent de la rivière Biała qui se jette dans la Vistule. Construit entre 2009 et 2012, ce barrage en remblai mesurait 10,2 mètres de haut et 106 mètres de long. Son réservoir avait une capacité de 26 500 m³ et avait pour but principal de fournir une régulation des crues et un approvisionnement en eau à la communauté locale. Cependant, dès sa mise en service, de multiples défauts techniques ont empêché son fonctionnement optimal, notamment une instabilité causée par des problèmes de drainage qui ont empêché le remplissage complet du réservoir. Après plusieurs tentatives infructueuses de réparation, les autorités ont décidé de démanteler le barrage, une opération qui s'est déroulée de novembre 2021 à mars 2022.

Dans un premier temps, l’étude souligne que la décision de démanteler le barrage de Wilkówka a suscité un mécontentement général parmi les habitants locaux. En effet, 92 % des répondants ont estimé que cette décision avait été prise sans consultation suffisante, tandis que 62 % ont exprimé leur opposition au démantèlement. Bien que le barrage n’ait jamais pleinement fonctionné en raison de défauts techniques découverts peu après sa construction, les résidents ont développé un attachement rapide à ses services perçus, tels que l’approvisionnement en eau, la régulation des crues et sa valeur symbolique en tant qu’investissement dans la communauté.

L’analyse quantitative montre que 48 % des habitants considéraient l'approvisionnement en eau comme le service le plus important offert par le barrage, tandis que 31 % l'associaient à la protection contre les inondations. De plus, les activités de loisirs autour du réservoir, bien que limitées par l’état partiel de remplissage du réservoir, ont également été perçues comme un atout. Toutefois, la défaillance technique du barrage et le risque d’une catastrophe environnementale étaient des préoccupations majeures pour les autorités nationales et régionales, qui ont jugé nécessaire son démantèlement.

Malgré ces justifications techniques, la communauté locale a exprimé des attentes élevées quant aux services hydrologiques que le barrage aurait pu fournir. Ainsi, l’étude révèle un écart entre les perceptions locales et les décisions administratives : les résidents espéraient que le barrage pourrait être réparé ou reconstruit pour répondre aux besoins en eau et en protection contre les crues, même en dépit des risques environnementaux potentiels. 

Un défaut de gouvernance a aussi été manifeste : "La décision de démanteler le barrage n'a pas fait l'objet de consultation publique. Aucune solution alternative n'a été présentée au public, et toutes les parties prenantes impliquées dans le processus de démantèlement étaient exclusivement des agences au niveau national."

Un autre point crucial de cette étude est la mise en lumière des conséquences anticipées du démantèlement du barrage sur les services écosystémiques. La majorité des répondants (69,3 %) craignaient une diminution de la capacité d'approvisionnement en eau après le démantèlement, tandis que 64,5 % redoutaient une dégradation des services de régulation, notamment la protection contre les crues. De même, plus de 60 % des répondants estimaient que l’esthétique du paysage et le potentiel récréatif de la région en pâtiraient.

En termes d'impact environnemental, les résultats révèlent que la communauté locale ne possédait pas une conscience écologique élevée, les services de soutien tels que la biodiversité et les habitats naturels étant considérés comme moins importants. Les services de régulation, tels que la qualité de l'eau et la régulation du microclimat, n'étaient également pas perçus comme significativement affectés par la construction ou la démolition du barrage.

Discussion
Cette étude illustre les tensions entre les objectifs techniques et environnementaux d’un projet de démantèlement de barrage et les perceptions sociales locales. Les résultats mettent en avant la nécessité d’inclure plus activement les communautés locales dans les processus décisionnels pour des projets similaires, afin de mieux concilier les attentes sociales et les impératifs écologiques ou sécuritiares. Le cas du barrage de Wilkówka démontre comment une infrastructure, même imparfaite, peut rapidement s’insérer dans le tissu socio-économique local, créant des attentes et des résistances face au changement. Nous avons ici le cas extrême d'un barrage récent et ayant un défaut technique de conception, mais il est évident que l'attachement social, usager et paysager est plus fort avec des infrastructures en place depuis des décennies, voire des siècles. 

Au-delà d'une meilleure prise en compte des populations, il s'agit aussi de diversifier l'expertise scientifique qui inspire les décideurs : les facteurs sociaux, culturels et économiques sont partie intégrante de la vision démocratique de l'eau, au même titre que les facteurs biologiques, physiques ou chimiques. Seule une approche multidimensionnelle permet d'exprimer tout ce que des citoyens attendent, et d'opter pour la décision la plus approchante d'un intérêt général au niveau du bassin versant. 

Référence  : Habel M et al(2024), Dammed context: Community perspectives on ecosystem service changes following Poland's first dam removal, Land Degradation & Development, 35(6), 2184–2200.