En réunion publique ou dans les médias, on lit parfois de la part des syndicats de rivière ou des représentants de l'Etat que "les propriétaires ne sont nullement contraints d'effacer leur ouvrage en rivière". Cette phrase est formellement exacte, et à dire vrai la loi n'a même jamais prévu l'effacement (ni la LEMA 2006 ni la loi de Grenelle 2009, ni la DCE 2000 ni sa transposition par la loi de 2004), de sorte que le caractère légal des nombreuses destructions d'ouvrage en cours sur nos rivières reste un point à éclaircir devant le juge.
Mais en réalité, toutes les associations travaillant la question savent ce qui se passe sur le terrain. Les syndicats de rivière et les administrations le savent aussi, de sorte que leur affirmation est parfaitement hypocrite – et cette hypocrisie creuse un peu plus le fossé avec les propriétaires et riverains, la concertation étant évidemment impossible avec des personnes qui nient la réalité et trompent le public.
Que se passe-t-il donc en rivière classée au titre de l'article L 214-17 C env, c'est-à-dire classée pour la continuité écologique ?
Si vous acceptez d'effacer (araser ou déraser) votre ouvrage hydraulique :
- la DDT et l'Onema font le service minimum en dossier d'instruction, ce qui a pour effet d'accélérer le chantier – au risque de le bâcler – et de minimiser les coûts (par exemple ils n'exigent pas systématiquement d'inventaire complet de biodiversité du système hydraulique avant intervention, d'analyse chimique complète des sédiments, d'enquête patrimoniale auprès des services culturels STAP / DRAC, de modélisation avant/après de crues et étiages, etc. ) ;
- pour féliciter le "bon élève" de la destruction du patrimoine hydraulique, le syndicat propose fréquemment avec accord de l'administration des aménagements complémentaires à l'effacement (restauration paysagère des berges, pose grâcieuse de clôtures, etc.)
- l'Agence de l'eau propose un financement à 80% et, par des montages avec d'autres sources de financements publics, vous parvenez généralement à 95%, 98% voire 100% des frais couverts.
Si vous refusez d'effacer et demandez le respect de la consistance légale de votre ouvrage (ce qui est la loi!), les choses se passent beaucoup plus mal :
- la DDT et l'Onema exigent que vous leur fassiez des propositions à vos frais (coût d'un bureau d'étude entre 5 et 50 k€ selon la complexité du site ; si vous demandez une subvention Agence de l'eau pour l'étude, l'Agence impose son cahier des charges orienté vers l'effacement ou vers des solutions "ambitieuses" c'est-à-dire coûteuses. Autant dire qu'accepter la subvention Agence pour l'étude consiste à s'imposer à l'avance des frais futurs bien plus élevés que le montant de la subvention) ;
- les aménagements demandés sont exorbitants, en particulier pour des ouvrages modestes présents depuis des siècles comme les moulins ou usines de petite puissance : passes à poissons ou autres dispositifs de franchissement, intégration d'enjeux sur des poissons non migrateurs (au contraire de ce que dit la loi), modernisation des vannes, grilles fines et goulotte de dévalaison, analyse d'impact des solutions proposées, procédure de suivi des impacts et preuve du résultat positif de l'aménagement, etc. (coût de ces travaux : des dizaines à des centaines de milliers d'euros selon les sites) ;
- contrairement à l'effacement, l'Agence de l'eau oppose une fin de non-recevoir à vos demandes de subvention pour les travaux : 0% si votre ouvrage est considéré comme "sans usage structurant", entre 20 et 50% dans les autres cas. Le restant dû représente évidemment des sommes très élevées, alors même que le propriétaire ne retire aucun profit personnel des travaux exigés, et que ceux-ci lui imposent une servitude à vie d'entretien et surveillance.
En clair : vous ne voulez pas effacer votre seuil ou barrage, on vous matraque au plan réglementaire et financier, en espérant que votre insolvabilité vous poussera à accepter à contrecoeur le dogme de l'effacement.
Donc voici la vérité rétablie : "Le propriétaire n'est pas obligé d'effacer son barrage, il est entièrement libre de son choix ; mais refuser l'effacement peut conduire à la ruine, car les services administratifs (DDT, Onema) usent de tous les moyens de pression dont ils disposent pour empêcher cette issue. Qui veut garder son bien se trouve exposé à des dépenses exorbitantes, qui sont non ou très peu subventionnées par les Agences de l'eau. Cette politique déséquilibrée est très consciemment imposée par la Direction de l'eau du Ministère de l'Ecologie, sans aucune sanction démocratique de choix décidés en petit comité et en opposition à l'esprit de la loi sur l'eau. Les syndicats de rivière sont tout à fait informés de cette réalité et certains participent hélas! aux pressions en délivrant une information biaisée, partiale ou incomplète"
A signaler : par le coup de force du décret du 1er juillet 2014 et de l'arrêté du 11 septembre 2015, alors même que les retours d'expérience montraient la tension sur le terrain et que les rencontres au Ministère tiraient la sonnette d'alarme, l'administration prétend imposer ces pratiques arbitraires non seulement sur les cours d'eau classés au titre de la continuité écologique, mais sur tout ouvrage en rivière, à la seule discrétion du Préfet ! Ces textes font l'objet de requête en annulation devant le tribunal, tout comme le classement des rivières de 2012-2013.
Quelles solutions pour sortir du blocage ?
- Financement public bien plus élevé des aménagements (et non de la seule destruction)
- Révision des classements dans un sens économiquement réaliste et conforme aux résultats scientifiques les plus récents sur l'optimisation des restaurations écologiques (inutilité d'aménager la plupart des seuils dont l'impact sur les milieux est minime par rapport aux autres pressions, voire dans certains cas à effet positif)
- Moratoire sur la mise en oeuvre de la continuité écologique, car la situation est totalement figée. Le dialogue avec l'administration est devenu quasi-impossible, tant avec les services déconcentrés en département qu'avec la Direction de l'eau au Ministère, tandis qu'un nombre croissant d'élus locaux, de parlementaires et même de ministres expriment leur incompréhension sur cette impasse et la manière dont on y est parvenu.
Illustration : source, Université Drexel, DR