En 1980, Robin L. Vannote et ses collègues publient un article intitulé "The river continuum concept" (le concept de continuum de la rivière ou continuum fluvial, Vannote et al 1980). Il devient rapidement l'un des articles les plus influents dans la jeune histoire de l'écologie des milieux aquatiques, parfois cité comme acte fondateur de la continuité écologique.
Le succès de cet article tient au fait qu'il a rassemblé dans un même cadre conceptuel deux approches de la rivière : l'une venant de l'ichtyologie et de l'hydrobiologie (approche biotique, les zonations et typologies développées à partir des années 1940) ; l'autre venant de l'hydrophysique et la géomorphologie (approche abiotique, la description de la rivière selon des paramètres physiques, et en particulier énergétiques). L'idée générale est la suivante : de la tête de bassin à l'embouchure, les réseaux fluviaux présentent une succession de conditions physiques (abiotiques) autour desquels s'organisent des communautés d'espèces (biotiques). Structures, fonctions et populations du continuum fluvial s'organisent autour de l'énergie cinétique du courant et de l'énergie biochimique des nutriments / proies, dans une logique d'optimisation (moindre action au plan physique, adaptation à maximiser l'exploitation de niches au plan biologique).
Gradients physiques et biologiques des réseaux hydrographiques
Pour illustrer et aider à comprendre, prenons dans l'esprit de l'article de Vannote et al. une version très simplifiée à 3 sections (crénal, rhithral, potamal), avec le type de caractéristiques physiques / biologiques que l'on s'attend à trouver. On navigue ici de la source en tête de bassin jusqu'à l'embouchure du fleuve dans l'océan, en suivant le courant (pour une introduction à ces questions, voir par exemple en langue française les manuels de Angelier 2000, Degoutte 2012).
Tête de bassin (appelée aussi crénal, épirhithral et métarhitral, ordre 1 à 3 de Strahler): pente forte, eau froide, débit faible, lit étroit, faible hauteur d'eau, zone de charriage au plan sédimentaire (transport solide), rapport productivité / respiration (P/R) < 1, oligotrophe (peu de nutriments, production autotrophe faible à cause du manque de lumière par ombrage, production hétérotrophe par feuilles et litières versés dans le lit), zone à truite (typologie de Huet, poissons sténothermes et rhéophiles, sensible à l'oxygène, la fraîcheur), zone à invertébrés broyeurs spécialisés en déchiquetage de matière organique grossière, faible biodiversité, forte morphodiversité (cascades, torrents, radiers, plats, mouilles).
Vallée moyenne (appelée aussi hyporhithral et épipotamal, ordre 4 et 5 de Strahler): pente moyenne, température de l'eau à plus forte amplitude saisonnière, débit moyen, lit plus large, eaux plus profondes, rapport productivité / respiration (P/R) > 1, zone d'alternance transport / dépôt au plan sédimentaire, milieu tendant vers l'eutrophie (davantage d'ensoleillement et production autotrophe planctonique ou benthique), zone à ombre puis à barbeau (typologie de Huet, poissons encore rhéophiles mais apparition d'autres espèces d'eaux plus calmes et plus chaudes), diversification des invertébrés (développement des collecteurs et brouteurs qui exploitent des matières organiques fines, et des invertébrés prédateurs qui se nourrissent d'autres animaux plutôt que de végétaux), biodiversité élargie et morphodiversité encore importante (début des débordements latéraux, méandres, mouilles de concavités).
Plaine alluviale (appelée aussi métapotamal, ordre 6 et davantage de Strahler): pente faible, température de l'eau élevée, débit important, lit très large, eaux profondes, rapport productivité / respiration (P/R) < 1 (la turbidité devient un facteur limitant de la pénétration du rayonnement solaire), zone de dépôt au plan sédimentaire hors crues, réception des particules organiques fines de l'amont, zone à brème de Huet (poissons thermophiles et ubiquistes d'eaux lentes, globalement peu sensibles aux variations de la qualité physico-chimique de l'eau), biodiversité élevée, morphodiversité plus faible en lit mineur mais avec des expansions en lit majeur (chenal, mouille, tresse, divers annexes hydrauliques latérales).
Rivière théorique, rivière réelle : continue ou discontinue ?
Le concept de continuum fluvial de Vannote et al 1980 a eu un franc succès, mais il a aussi rapidement été considéré comme à la fois trop générique et trop théorique (aussi trop limité à des rivières de zone tempérée, ainsi qu'aux têtes et milieux de bassins). En particulier, il a été fait observer que ces conditions idéales ne se retrouvent que rarement après dix millénaires de sédentarisation humaine au bord des rivières, et l'avènement de la société industrielle. James V. Ward et Jack A. Stanford ont notamment développé l'idée de "discontinuité en série" pour exposer le cadre conceptuel des rivières fragmentées (Ward et Stanford 1983, Ward et Stanford 1995 pour une extension aux discontinuités verticales et latérales ; pour une synthèse sur les observations de discontinuités longitudinales Ellis et Jones 2011).
Il n'est donc pas certain que ce paradigme du continuum fluvial, avec un gradient biotique-abiotique dont les séquences seraient toujours prédictibles et observables, soit le meilleur outil descriptif des rivières actuelles et futures. Il donne un cadre structural et fonctionnel à l'échelle de l'évolution des populations (sur des dizaines à centaines de milliers d'années), mais les rivières comme le vivant changent aussi sur des échelles de temps et d'espace plus courtes, et l'on trouve alors des ruptures, des discontinuités, des effets de seuils, des irréversibilités etc. (pour une revue de l'évolution des modèles théoriques et leur complexité croissante, voir Melles et al 2011; pour une application à la problématique d'une condition de référence d'une masse d'eau, voir Bouleau et Pont 2015).
La recherche d'une "typologisation" des rivières suppose que les traits structuraux et fonctionnels partagés des cours d'eau informent davantage que leurs singularités locales. A l'époque où Vannote et al formalisent le concept de continuum, on pouvait penser différemment. C'était par exemple la conclusion tirée par une figure de l'écologie des milieux aquatiques, H.B.N. Hynes, dans une célèbre lecture à Stuttgart en 1975 où, ayant montré à partir de l'exemple d'un cours d'eau de vallée la chaîne des déterminations physiques de productions de particules minérales et organiques formant la base du système trophique, le chercheur concluait : "Ces relations sont importantes et elles sont si complexes qu'elles défieront la plupart des efforts. Elles rendent clair en revanche que chaque cours d'eau est comme un individu, et donc pas vraiment aisé à classifier" (Hynes 1975). En introduction, il rappelait malicieusement "Dieu n'est pas plus taxonomiste qu'il n'est mathématicien, ce qui est une illusion écologique".
Si toute modélisation commence par une simplification, où l'on veut identifier les facteurs de premier ordre expliquant les variations des phénomènes étudiés, il convient de garder à l'esprit la nécessité de confronter les modèles au réel pour tester leur valeur prédictive. Ce processus est moins avancé en écologie que dans d'autres sciences, et la complexité des milieux aquatiques y pose quelques défis sérieux.
Supprimer des discontinuités… mais lesquelles et pourquoi?
Malgré ces réserves, l'opposition continuité / discontinuité a continué d'être débattue dans la communauté savante, en particulier dans des supports orientés vers le gestionnaire (recherche applicative). L'idée de discontinuités liées aux interventions humaines sur la morphologie et ayant des impacts biologiques a ainsi été de plus en plus creusée à partir des années 1980. De là est né l'intérêt pour la "continuité" ou "connectivité" écologique comme outil de restauration (voir par exemple le livre de Petts 1984 ou l'article de Poff et al 1997 sur le "régime naturel d'écoulement" comme nouveau paradigme de la conservation et de la restauration). Aux Etats-Unis, le jeu des ONG conservationnistes comme des figures et des associations écologistes a aussi orienté le décideur vers des gels de construction de barrages, puis des programmes de restauration "visibles" par effacement (voir des éléments chez Birnbaum et Xiubo 2006, des réflexions chez Bouleau 2008).
Il faut souligner que la plupart des chercheurs ont travaillé sur des aménagements hydrauliques de dimension importante : programmes de grands barrages du XXe siècle, canalisation et détournement de fleuves, changement sensible de débits des réservoirs de stockage, etc. Les questions que pose la continuité écologique dans la littérature internationale sont d'abord centrées sur les modifications massives de l'écoulement: variation de débit des grandes éclusées, baisse sensible de température par relargage hypolimnique, changement de fréquence crue-étiage, stockages sédimentaires massifs, etc.
L'essentiel de la recherche en continuité écologique n'a donc rien à voir avec la très petite hydraulique patrimoniale (ouvrage de moins de 5 et surtout de 2 m), qui représente environ 90% des obstacles à l'écoulement sur les rivières françaises. Quand on parle de "petite hydraulique" dans cette littérature scientifique, ce sont souvent déjà des ouvrages de 5 m de hauteur (voir typiquement les exemples de connectivités longitudinales et latérales cités dans la synthèse de Bunn et Arthington 2002). Les seuils de moulin (quand ils sont cités) sont évoqués comme des équivalents fonctionnels des anciens barrages d'embâcles et de castors, comparaison que l'on trouve chez Poff 1997 ou Hart 2002. Il est reconnu de manière générale que les connaissances sur les "petits barrages" sont encore faibles alors que leur impact sur les paramètres morphologiques diffère de celui des grands ouvrages (Fencl et al 2015). Egalement que la réponse des peuplements de la rivière aux petits ouvrages peut être spécifique au bassin versant et non généralisable (Holcomb et al 2015). Une politique de continuité écologique qui ignore les grands barrages (le plus souvent épargnés en France d'obligation au regard du coût considérable que représenterait leur aménagement ou suppression) mais qui désigne indistinctement des seuils de très petites dimensions comme des altérations morphologiques "graves" ne paraît pas crédible de ce point de vue.
Un autre point notable est la dominante anglo-saxonne (nord-américaine) de ces recherches (question soulevée en France chez Barraud 2011, voir également Germaine et Barraud 2014). Il existe un imaginaire états-unien de la "wild river" dont l'importation est incertaine en Europe, où les aménagements sont plus anciens et plus diffus que dans la société nord-américaine. Les processus européens et en particulier français de patrimonialisation ne distinguent pas de façon tranchée la nature et la culture, en particulier ne donnent pas à la première une valeur intrinsèque. Fixer l'objectif d'une "rivière sauvage" représente pour la majorité des hydrosystèmes européens une contradiction assez manifeste avec les changements massifs d'usage des sols des bassins versants et avec les aménagements anciens des cours d'eau, même sur les premiers ordres de Strahler.
La continuité écologique "à la française", née d'une volonté politique plus que d'un constat scientifique
Pour quelles raisons la continuité écologique a-t-elle pris en France la place singulière qu'elle occupe aujourd'hui? Cette histoire reste à écrire. Il paraît certain que le mode français de gestion politique – inscription dans la loi (2006, 2009), définition de grands programmes étatiques relayés par l'administration dans les Agences et les schémas régionaux – a contribué à cette singularité bien plus que toute autre chose. Des politologues et historiens sauront sûrement définir pourquoi et comment certains intérêts ont été amenés à confluer sur la mise en avant de ce concept par les agences de bassin, le Parlement et l'administration centrale (voir aussi au plan local des éléments sur les conflits de gestion, représentation et patrimonialisation dans les travaux de l'ANR JC Reppaval).
A ce qu'il semble, il n'y a pas eu réellement d'évidence scientifique à l'origine de cet engouement récent. Hydrologues et écologues disposaient de la continuité / discontinuité dans leur arsenal conceptuel, comme nous l'avons vu, mais à notre connaissance aucun travail "fondateur" sur le problème de la continuité écologique des rivières françaises n'a permis de justifier au plan scientifique la nécessité d'une politique de grande ampleur sur ce compartiment précis de l'action publique.
On a vu plutôt émerger a posteriori des travaux d'appuis commandités à des établissements publics (Onema, Irstea). Ces documents s'en tiennent souvent à des approches théoriques et pédagogiques de la question, assortis de quelques conseils pratiques pour le gestionnaire (typiquement voir Malavoi et Bravard 2011 sur l'hydromorphologie fluviale). Quant aux premiers travaux d'hydro-écologie quantitative – permettant de dire si oui ou non la question morphologique est déterminante pour la variance des paramètres biologiques ou chimiques de qualité des rivières françaises –, ils permettent de nourrir un certain scepticisme (Van Looy et al 2014, Villeneuve et al 2015). Même si chacun interprète à sa façon les chiffres et si ces travaux ne font en fait que commencer (ce qui est le problème d'une politique décrétée avant le constat censé la fonder).
DCE 2000 ? Migrateurs ? Renaturation? Trois registres différents entraînent une certaine confusion des finalités
Dans sa mise en oeuvre, la continuité écologique à la française oscille entre trois registres ou objectifs, ce qui ne contribue pas à clarifier ses attendus ni ses critères de succès.
Un premier objectif est institutionnel et réglementaire : obtenir le bon état chimique et écologique de 100% des masses d'eau non exemptées à l'horizon 2027, comme y oblige la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000). Là dessus, on peut dire sans grand risque de se tromper que la réforme de continuité écologique ne produira pas grand chose. Il apparaît de manière assez robuste dans la littérature scientifique (voir dans cet autre article une synthèse) que les opérations de restauration n'apportent que des gains modestes lorsque les modifications morphologiques sont anciennes et nombreuses (c'est le cas en France) et lorsque les bassins versants sont soumis à d'autres pressions, dont les pollutions et les usages urbains / agricoles du sol (c'est aussi le cas). Il serait utile que des chercheurs tirent dès maintenant la sonnette d'alarme sur la faible probabilité d'obtenir des résultats conséquents dans un laps de temps très court et avec des budgets par nature limités. On ne rend pas service à l'action publique en se taisant sur ses limites manifestes.
Un deuxième objectif concerne les migrateurs, particulièrement des grands migrateurs amphihalins qui font l'objet de plans de gestion (plan de protection du saumon, plan de gestion de l'anguille, Plagepomi, etc.). Cet angle concerne la biodiversité et la protection d'espèces menacées, sujets d'intérêt général, mais le poids du lobby pêcheur (FNPF et CSP devenu Onema) n'est pas non plus étranger à la priorisation de l'action publique. Ce registre est beaucoup plus lisible, au sens où il adresse une fonctionnalité précise (la franchissabilité piscicole des ouvrages en montaison) avec des résultats observables ou non (la recolonisation vers les têtes de bassin). Au demeurant, cette dimension de la continuité écologique possède une certaine continuité historique, avec des mesures déjà présentes au XIXe siècle. Lisible ne veut pas dire légitime en soi : ces programmes doivent nécessairement être jugés à leurs résultats en fonction des coûts et impacts sur les autres usages qu'ils occasionnent. On peut toujours prendre des mesures gouvernementales pour la biodiversité, ce n'est pas pour autant que la dynamique du vivant répondra aux attentes ni que l'opinion démocratique acceptera la dépense induite.
Un troisième objectif est plus mal défini, et nettement plus problématique de notre point de vue quand la continuité longitudinale est concernée : celui d'une "restauration de l'habitat" (aussi qualifié en France de "renaturation des rivières"). Nous sommes ici dans une logique que nous définirons comme conservationniste-essentialiste : il s'agirait de renaturer la rivière dans un état préalable à l'influence humaine, puis de la figer ainsi, afin qu'elle produise des phénomènes biotiques / abiotiques spontanés que l'on suppose essentiellement bons ou intrinsèquement désirables. Notre expérience suggère que cet angle est assez populaire chez les gestionnaires (disons les ingénieurs et techniciens rivières ou chargés de mission des agences et syndicats), mais il serait intéressant de quantifier ce point par des études de représentation (cf par exemple l'enquête de Bernhardt et al 2007). Vont dans ce sens (pour la continuité longitudinale) les tentatives d'étendre à tous les poissons non-migrateurs ou presque les obligations de continuité, la prime à l'effacement comme renaturation locale supposée de l'écoulement, la tentative d'imposer des taux d'étagement ou de fractionnement très bas, etc.
Une logique de restauration d'habitat qui n'adresse pas des fonctionnalités précises mais vise une naturalité idéale ne peut que dériver vers une suppression pure et simple des "altérations" morphologiques assortie d'une récréation par ingénierie écologique des conditions antérieures.
Un seuil définit-il un habitat "dégradé" ou "différent"? Produit-il un différentiel de répartition ou une vraie pression d'extincion?
Cette restauration de l'habitat appliquée à la continuité longitudinale et en particulier à la question des seuils de taille modeste pose d'abord un problème théorique. Nous avons rappelé rapidement ci-dessus les travaux de Vannote et al. Que disent-ils basiquement ? Que le vivant adapte ses stratégies d'occupation de l'espace aux conditions physiques qu'il rencontre. Il n'y a aucun jugement de valeur là-dedans, simplement des trajectoires d'optimisation locale.
Dès lors, une retenue de seuil n'est pas spécialement un habitat "dégradé" ou "impur" ou "mauvais", c'est plutôt un habitat différent au plan de ses propriétés. Il peut représenter une poche lentique et eutrophe dans un environnement lotique et oligotrophe, mais on ne voit pas a priori que ces propriétés physiques "altèrent" gravement ni définitivement le milieu. Les gradients physiques et biologiques de la source à l'embouchure restent globalement les mêmes, on s'attend à observer des assemblages différents dans les rivières selon leur taux de fragmentation, leurs conditions locales et l'histoire spécifique de leur peuplement (toutes choses connaissant des variations d'origine anthropique mais aussi naturelle). In fine, cela pose le problème des indicateurs de qualité d'un milieu, à la fois comment on les paramètre, où l'on prend la mesure sur un tronçon en discontinuité sérielle et comment on attribue les causes de la variance observée (voir par exemple Marzin et al 2012 pour une discussion sur la variabilité de la réponse des paramètres biologiques aux différents impacts).
Une question de fond est de savoir si la fragmentation modifie simplement la répartition des espèces (ce que prédit la théorie), éventuellement en enrichissant la diversité sur un linéaire donné (puisque les conditions en sont diversifiées avec création de profils morphologiques absents à l'origine) ou si elle pousse à l'extinction locale de ces espèces (ce qui peut être documenté au moins dans le cas de poissons migrateurs amphihalins, mais plutôt pour la moyenne et grande hydrauliques). Un grand nombre d'études sur les invertébrés en rivières fragmentées montrent par exemple que les assemblages changent rapidement sur le même tronçon entre les zones à retenue et les zones à écoulement libre, avec des effets qui se montrent variables en abondance et diversité (voir par exemple Ellis et Jones 2013, la revue de Mbaka et Mwaniki 2015 sur les petits ouvrages). Où est le gain écologique réel de la suppression d'ouvrages dans ce cas? Et combien accepte-on de dépenser ou sacrifier pour ce gain?
Une restauration sans limite, aux coûts rapidement déraisonnables
Car un autre problème de la restauration de l'habitat est la trop grande généralité de son ambition assortie de coûts sans commune mesure avec les capacités mobilisables. Il y aurait environ 500.000 km de linéaire sur l'ensemble du chevelu hydrographique français et l'objectif de restauration de l'habitat doit préciser ce qu'il entend en faire (contrairement à l'angle DCE 2000, qui vise des changements d'état écologique sur des paramètres précis d'un tronçon, ou à l'angle migrateur, qui est circonscrit par ses espèces cibles sur des rivières d'intérêt).
Abattre par une pelleteuse un petit barrage de 2-3 m n'est pas une restauration de l'habitat, c'est un chantier de travaux publics : il convient que le gestionnaire garde en ce domaine une certaine modestie et un certain réalisme sur la nature son action. S'il faut bien faire les choses, ce qui est l'objectif théorique de ce genre de politique en conservation et restauration travaillant sur le détail de conditions locales de la rivière, les chantiers sont autrement complexes et exigeants. Là encore, les scientifiques ont un rôle à jouer : ils ne doivent pas dissimuler aux praticiens (ni aux décideurs et à l'opinion) les innombrables mises en garde de la littérature savante sur la pauvreté, la disparité et l'inefficacité des protocoles de restauration.
Prenons l'exemple d'un beau travail mené sur le Rhône et ayant donné lieu à 11 publications cette année dans Freshwater Biology (voir la synthèse Lamouroux et al 2015). Entre 1999 et 2015, quatre tronçons d'une longueur totale de 47 km ont été restaurés (par augmentation du débit réservé des grands ouvrages de la CNR et par reconnexions d'annexes latérales dans le lit majeur). Les travaux ont respecté quatre des six critères de qualité posés par la littérature scientifiques pour définir une restauration écologique menée dans de bonnes conditions (Palmer et al 2005, Jansson et al 2005). Le coût est déjà de 50 millions d'euros et le programme n'est pas achevé. Les chercheurs reconnaissent que, malgré la validation de certains modèles prédictifs pour des travaux sur des grands hydrosystèmes, le chantier n'a pas pour autant mené de façon claire à un hydrosystème plus auto-suffisant qu'auparavant et que certains effets secondaires indésirables (comme les espèces invasives colonisant de nouveaux habitats) n'ont pu être totalement maîtrisés. Il y a eu de réelles améliorations locales et les connaissances ont progressé : mais on en voit le temps et le prix. C'est très loin de la supposée urgence sur 15.000 ouvrages à traiter en 5 ans, selon les termes du classement posé par des bureaucraties pressées.
Pour conclure
Qu'on y soit favorable ou défavorable, la continuité écologique des rivières donne lieu à des postures aussi tranchées qu'elles sont (généralement) sous-informées. L'examen de quelques concepts scientifiques à l'oeuvre dans sa théorisation incite finalement à davantage de distance critique. Nous ne pensons pas que la politique publique de continuité écologique "à la française" pourra se poursuivre de manière crédible sans un certain nombre de clarifications et évolutions:
- apporter une mise au point scientifique sur ce que l'on peut et ne peut pas attendre de la continuité écologique comme pratique de restauration / conservation au regard d'une mise en oeuvre réaliste par le gestionnaire, mais aussi des conditions initiales et des trajectoires historiques des rivières concernées ;
- donner aux décideurs et aux citoyens des résultats précis en analyse coût-efficacité (pas des retours d'expérience subjectifs, mais des gains environnementaux mesurés auxquels correspondent des coûts publics-privés eux aussi mesurés) ;
- définir plus précisément les objectifs (DCE 2000, enjeux migrateurs, restauration d'habitats) dont découlent des priorités, les registres actuels de justification ("améliorer la santé de la rivière") étant souvent trop vagues ou trop naïfs pour être recevables ;
- affiner le diagnostic des effets de discontinuité de la petite (moins de 5 m) et très petite (moins de 2m) hydrauliques, domaine où l'on trouve très peu de choses dans la littérature scientifique alors que 90% des enjeux d'aménagement relèvent de ce registre ;
- travailler à échelle de bassin versant sur la base de vrais diagnostics (modélisation des impacts locaux), et non pas de sites en sites selon des opportunités sans lien réel avec des enjeux environnementaux (ou sur la base de "classements" imposés d'en haut, sans réels attendus scientifiques, comme ceux de 2012-2013);
- intégrer dès l'amont des réglementations, des programmes et des projets la double contrainte de l'acceptabilité sociale et de la faisabilité économique, sans quoi on ne produit que de la déception, de la confusion voire du conflit;
- définir une gouvernance politique élargie aux représentants de la société civile (SAGE, SDAGE) et instaurer des consultations locales, afin que les politiques de l'eau ne soient pas seulement des conflits d'expertocraties et d'influences en comités fermés.
Illustrations, de bas en haut : extrait de Vannote et al 1980, schématisation de la continuité biotique / abiotique; le barrage du Crescent sur la Cure (la plupart des ouvrages de grande hydraulique sont exemptés de classement à fin de continuité écologique, alors que ce sont eux qui forment l'objet premier de la réflexion scientifique en ce domaine); migration de saumons sur obstacle naturel (DR) ; mise en place d'une passe à truites et espèces d'accompagnement, au droit d'un seuil de hauteur modeste et dont les échancrures présentaient déjà des points de passage (rivière Cousin).