Le commissaire enquêteur a donné un avis favorable avec réserves à la destruction des ouvrages de Villotte et de Prusly sur l'Ource. Cela équivaut à un avis défavorable tant que les réserves ne sont pas levées – parmi elles, le préjudice écologique de la disparition de plus de 2000 m de biefs sur les deux communes. Près de 98% des contributions à l'enquête étaient défavorables ! Fidèle à sa tradition de mépris de la concertation et de servilité aux modes bureaucratiques du moment, le Syndicat mixte Sequana entend passer outre les réserves et demande aux délégués syndicaux de voter malgré tout la destruction le 30 août prochain. Les associations Arpohc et Hydrauxois attendent que les élus écoutent la voix de leurs concitoyens: ayez le courage et la lucidité de refuser ces logiques d'apprentis-sorciers où l'on dépense sans la moindre garantie de gain pour la biodiversité et sans le moindre égard par l'avis de gens.
Madame, Monsieur,
Le SMS a pour projet la destruction des ouvrages hydrauliques de Prusly-sur-Ource et de Villotte-sur-Ource.
Ces projets sont inutiles car les ouvrages en l'état sont déjà franchissables aux géniteurs des espèces cibles, en particulier la truite fario qui est la seule espèce ayant des comportements ponctuels de migration (fraie) dans ce tronçon de rivière. On peut parfaitement laisser les ouvrages comme ils sont et demander à l'autorité préfectorale de reconnaître leur franchissabilité partielle, donc conforme à la loi.
Ces projets sont par ailleurs dangereux pour la biodiversité, car au-delà des poissons, ils vont mettre hors d'eau plus de 2000 m de biefs, pénalisant la faune et la flore qui occupent cet espace, pénalisant aussi les riverains.
Ces projets sont enfin des modes à courte vue, car en situation de réchauffement climatique, il est préférable pour chaque commune de conserver ses outils de régulation des niveaux, outils qui auront peut-être un usage renouvelé dans les années et décennies à venir (sécheresse et étiage sévère, régulation de crues, agrément de zones en eau l'été, etc).
Le commissaire enquêteur a donné un avis favorable avec réserves, ce qui signifie un avis défavorable tant que les réserves ne sont pas levées. En particulier, le commissaire enquêteur souligne le risque de préjudice écologique lié au projet de disparition des biefs en eau.
Ce projet est massivement rejeté par la population :
- la commune de Villotte a donné un avis défavorable,
- la commune de Prusly a demandé plus d'information vu les avis défavorables de ses habitants,
- sur 87 contributions, 85 sont défavorables soit près de 98% !
Les communes et leurs syndicats ont-ils vocation à développer des projets qui pénalisent les citoyens au lieu de leur apporter des services ? En cette période difficile, pouvez-vous valider des dépenses d'argent public dont l'intérêt n'est pas démontré mais dont les nuisances sont évidentes?
Le SMS a fait savoir qu'il entendait ignorer ces réserves et ces contestations.
Les associations Hydrauxois et Arpohc seront amenées à produire une requête en annulation et à manifester leur oppositon au chantier si le SMS poursuit dans sa volonté de destruction sans rendre les précautions nécessaires et contre l'avis des riverains.
Un vote sur la poursuite du projet aura lieu le mercredi 30 août prochain. Nous vous demandons de donner un vote négatif lors de cette délibération, afin que le syndicat n'engage pas des fonds publics dans une opération contestée et contestable.
Nous vous remercions par avance de votre écoute et de votre engagement, qui permettront de redéfinir une approche moins destructrice et plus consensuelle de la continuité écologique.
28/08/2017
23/08/2017
Dogmes de la continuité écologique: la biodiversité de l’Ource à nouveau sacrifiée à Thoires
Truites, chabots, lamproies, épinoches et divers mollusques morts en nombre, c'est le bilan macabre de la mise en oeuvre absurde du débit minimum biologique sur l'Ource. Une forte mortalité y a déjà été observée en 2015, pour les mêmes raisons. Les administrations et gestionnaires de l'eau posent comme dogme que les biefs sont forcément des milieux dégradés et inhospitaliers au vivant, que la rivière doit donc toujours avoir priorité en débit réservé estival. Mais c'est faux, de nombreuses espèces trouvent refuge dans les eaux profondes des biefs en été. Couper l'alimentation d'un canal d'amenée et de restitution conduit inexorablement à le vider, en raison des pertes et fuites inévitables dans ce type d'annexe hydraulique. Un riverain de l'Ource à Thoires a fait un reportage que nous publions ci-dessous, et il souhaite que cessent ces pratiques. Les associations Hydrauxois et Arpohc se joignent à lui et diffuseront son message au préfet comme aux élus.
[Ajout 05/09/2017 : précision du syndicat SMS, le technicien n'a pas manoeuvré les vannes de Thoires, il travaillait sur Belan à ce moment là. Le problème est celui du maître d'ouvrage en lien aux impératifs de manoeuvre exigés par l'AFB et la préfecture]
Vendredi 19 aout 2017, l'ex SICEC (Syndicat mixte Sequana), sous réserve d’une forte amende, a enjoint J.L. Troisgros, propriétaire du moulin du bas à Thoires, d’ouvrir les vannes de son bief afin de faire bénéficier le cours principal de l’Ource du «débit minimum réservé» [NDLR : débit minimum biologique désormais]. Cette notion de «débit minimum réservé» s’applique en période de sécheresse quand le débit des rivières atteint une valeur plancher déterminée par un «savant calcul» en un point donné du cours d’eau, (en l’occurrence, pour l’Ource, cette valeur plancher est obtenue du côté de Voulaines les Templiers). Les agences de l’eau recommandent, en cas de besoin, de faire bénéficier les cours d’eau principaux de la totalité du débit disponible afin d’y maintenir en vie la faune et la flore aquatiques.
La motivation de cette mesure n’est pas mauvaise en elle-même puisqu’elle permet d’assurer une meilleure qualité de vie aux poissons et autres organismes situés dans la portion de cours d’eau concernée, mais sa mise en pratique est extrêmement critiquable car elle conduit à la mort certaine tous les organismes vivant aussi bien dans le bief que dans son chenal d’évacuation.
Il faut bien prendre conscience que la vidange du bief et de la retenue d’eau située à l’amont d’un vannage ne procure une augmentation du débit de la rivière principale que le temps nécessaire à cette vidange, soit environ 24 h pour le plan d’eau et 24 h supplémentaires pour abaisser la nappe alluviale de 50 à 60 cm.
Si l’on se contentait de fermer la vanne du moulin, on obtiendrait le même résultat, au débit de fuite de la vanne près, soit au moins 95% du débit souhaité, et on éviterait une catastrophe écologique certaine en gardant un niveau d’eau appréciable dans le bief et dans le plan d’eau situé en amont du vannage. Cette disposition aurait l’avantage, en cas de trop forte montée de la température dans le bief, de permettre aux poissons de rejoindre la rivière principale.
Pour information la température relevée le 5 août au niveau du vannage principal, coté amont, était de 13,9 °C, en raison de venues d’eau fraîche (12,1 °C) de la source de Thoires dont le confluent est situé à 100m en amont du vannage.
Cette opération s’était déjà produite fin aout 2015 et avait conduit à la mort de dizaines, voire de centaines de poissons, aussi bien dans le bief principal que dans le bas bief.
Cette année, quelques pécheurs de la commune de Thoires prévenus le jour de la vidange, ont exercé une vigilance dès le lendemain matin mais c’était déjà trop tard : une bonne dizaine de truites avaient péri dans des flaques d’eau dont quelques belles truites indigènes (photos 1 et 2).
A notre grande surprise, de nombreux chabots étaient, soit déjà morts, soit en voie d’asphyxie. Nous avons pu en sauver une bonne centaine, mais on peut considérer que sur tout le linéaire concerné plus d’un millier ont péri. (photos 3 à 6).
Pour mémoire, les chabots qui vivent dans les eaux vives et fraîches sont des indicateurs d’un milieu aquatique de bonne qualité (eau et faune) et sont une espèce classée parmi les poissons vulnérables au niveau européen. La Directive européenne (Directive Faune-Flore- Habitat n° CE/92/43, Annexe 2) impose par ailleurs la protection de son habitat.
Des dizaines de lamproies ont pu également être remises à l’eau (photos 7et 8) mais un nombre au moins équivalent n’a pas survécu.
Parmi les autres organismes morts, citons quelques épinoches ainsi que des mollusques d’eau douce.
Quelques brochets ont été vus dans les poches d’eau les plus profondes ainsi que des myriades d’alevins qui, si l’eau vient encore à baisser, ne survivront pas longtemps.
Bilan de l’opération :
Notons que le bief du lavoir de Vanvey, site touristique emblématique du parc des forêts de feuillus, qui avait été asséché en 2015, ce qui avait suscité un émoi considérable parmi la population locale, ne l’a pas été cette année et nous devons nous en réjouir.
Il faut également ajouter que la retenue d’eau de Thoires est un site très prisé par les familles qui viennent s’y baigner en période de canicule, en particulier celles de Belan sur Ource, commune dont les ouvrages hydrauliques ont été détruits ces dernières années.
En conclusion il apparait que le bief de Thoires n’est pas qu’un simple chenal d’amenée d’eau au moulin comme en témoigne la diversité de vie aquatique qui s’y est réinstallée en seulement deux ans. Afin que cette situation ne se reproduise pas à l’avenir, nous souhaitons qu’une réflexion soit engagée sur ce sujet par les pouvoirs publics et qu’une autre manière d’opérer soit mise en pratique à l’avenir.
[Ajout 05/09/2017 : précision du syndicat SMS, le technicien n'a pas manoeuvré les vannes de Thoires, il travaillait sur Belan à ce moment là. Le problème est celui du maître d'ouvrage en lien aux impératifs de manoeuvre exigés par l'AFB et la préfecture]
Vendredi 19 aout 2017, l'ex SICEC (Syndicat mixte Sequana), sous réserve d’une forte amende, a enjoint J.L. Troisgros, propriétaire du moulin du bas à Thoires, d’ouvrir les vannes de son bief afin de faire bénéficier le cours principal de l’Ource du «débit minimum réservé» [NDLR : débit minimum biologique désormais]. Cette notion de «débit minimum réservé» s’applique en période de sécheresse quand le débit des rivières atteint une valeur plancher déterminée par un «savant calcul» en un point donné du cours d’eau, (en l’occurrence, pour l’Ource, cette valeur plancher est obtenue du côté de Voulaines les Templiers). Les agences de l’eau recommandent, en cas de besoin, de faire bénéficier les cours d’eau principaux de la totalité du débit disponible afin d’y maintenir en vie la faune et la flore aquatiques.
La motivation de cette mesure n’est pas mauvaise en elle-même puisqu’elle permet d’assurer une meilleure qualité de vie aux poissons et autres organismes situés dans la portion de cours d’eau concernée, mais sa mise en pratique est extrêmement critiquable car elle conduit à la mort certaine tous les organismes vivant aussi bien dans le bief que dans son chenal d’évacuation.
Il faut bien prendre conscience que la vidange du bief et de la retenue d’eau située à l’amont d’un vannage ne procure une augmentation du débit de la rivière principale que le temps nécessaire à cette vidange, soit environ 24 h pour le plan d’eau et 24 h supplémentaires pour abaisser la nappe alluviale de 50 à 60 cm.
Si l’on se contentait de fermer la vanne du moulin, on obtiendrait le même résultat, au débit de fuite de la vanne près, soit au moins 95% du débit souhaité, et on éviterait une catastrophe écologique certaine en gardant un niveau d’eau appréciable dans le bief et dans le plan d’eau situé en amont du vannage. Cette disposition aurait l’avantage, en cas de trop forte montée de la température dans le bief, de permettre aux poissons de rejoindre la rivière principale.
Pour information la température relevée le 5 août au niveau du vannage principal, coté amont, était de 13,9 °C, en raison de venues d’eau fraîche (12,1 °C) de la source de Thoires dont le confluent est situé à 100m en amont du vannage.
Cette opération s’était déjà produite fin aout 2015 et avait conduit à la mort de dizaines, voire de centaines de poissons, aussi bien dans le bief principal que dans le bas bief.
Cette année, quelques pécheurs de la commune de Thoires prévenus le jour de la vidange, ont exercé une vigilance dès le lendemain matin mais c’était déjà trop tard : une bonne dizaine de truites avaient péri dans des flaques d’eau dont quelques belles truites indigènes (photos 1 et 2).
Photo 1.Truites fario de 700 à 800 grammes Photo 2.Truite fario de 55cm
Pour mémoire, les chabots qui vivent dans les eaux vives et fraîches sont des indicateurs d’un milieu aquatique de bonne qualité (eau et faune) et sont une espèce classée parmi les poissons vulnérables au niveau européen. La Directive européenne (Directive Faune-Flore- Habitat n° CE/92/43, Annexe 2) impose par ailleurs la protection de son habitat.
Photo 3. Chabots morts Photo 4. Chabots morts dans flaque d’eau Photo 5. Chabots relâchés en eau vive Photo 6. Chabots et lamproie morts sur graviers
Parmi les autres organismes morts, citons quelques épinoches ainsi que des mollusques d’eau douce.
Quelques brochets ont été vus dans les poches d’eau les plus profondes ainsi que des myriades d’alevins qui, si l’eau vient encore à baisser, ne survivront pas longtemps.
Bilan de l’opération :
- une dizaine de truites mortes et probablement plus d’un millier de chabots ;
- des dizaines de lamproies, des épinoches ainsi que de très nombreux mollusques d’eau douce ont également péri ;
- une dizaine de brochets et des milliers d’alevins, piégés dans des petits trous d’eau, sont gravement menacés ;
- cet inventaire, opéré en trois heures sur le site n’est pas exhaustif au regard de la faune aquatique et ne tient pas compte de la flore.
Notons que le bief du lavoir de Vanvey, site touristique emblématique du parc des forêts de feuillus, qui avait été asséché en 2015, ce qui avait suscité un émoi considérable parmi la population locale, ne l’a pas été cette année et nous devons nous en réjouir.
Il faut également ajouter que la retenue d’eau de Thoires est un site très prisé par les familles qui viennent s’y baigner en période de canicule, en particulier celles de Belan sur Ource, commune dont les ouvrages hydrauliques ont été détruits ces dernières années.
Photo 7. Mollusques d’eau douce (limnées). Photo 8. Lamproies mortes
Thoires, le 21 août 2017, Pierre Potherat, ICTPE retraité
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21/08/2017
La mémoire des étangs et marais, éloge des eaux dormantes
Intégrés dans le grand ensemble des "zones humides" selon le jargon de notre époque, marais et étangs furent souvent créés de main d'homme et ont accompagné nos sociétés depuis des siècles, permettant de multiples usages et nourrissant de nombreuses légendes. Dans un essai paru cette année, l'historien Jean-Michel Derex en livre une histoire stimulante et richement illustrée.
Ne parlez pas à Jean-Michel Derex de "zone humide", cette expression à la mode et à la triste tonalité bureaucratique l'irrite. Allain Bougran-Dubourg révèle l'anecdote dans la préface, et elle rend d'emblée l'auteur très sympathique. Jean-Michel Derex est historien de l'environnement : une discipline encore trop peu développée, dont la vocation est de nous décrire la manière dont la société et la nature ont interagi à travers les âges.
Pour les eaux stagnantes des marais et étangs, cette co-évolution est ancienne. Mais elle est méconnue : désormais passionnés de biodiversité et émerveillés du jeu complexe des espèces, nous oublions un peu vite que les milieux naturels furent façonnés, guidés, modifiés, exploités par nos ancêtres. "Pour l'homme du XXIe siècle, ces espaces humides représentent la nature. Ils sont même vus souvent comme les derniers domaines vierges préservés de toute intervention humaine : les flamants roses de la Camargue, les cormorans des étangs de la Brenne, les phoques de la baie de Somme ne sont-ils pas ici présents pour témoigner de cet état? Rien n'est plus faux. Ces étangs et ces chemins d'eau tracés au cordeau qui courent dans les marais sont là par la volonté des hommes. Méfions-nous donc de l'eau qui dort".
Les zones humides sont devenues la chasse gardée des naturalistes pleins de bonne volonté, qui les préservent ou les restaurent au titre de la faune et de la flore qu'elles abritent. Mais au point d'oublier parfois leur origine. "Dans une approche savante des espaces humides, l'homme n'y a plus sa place. Sa présence devient suspecte. Les naturalistes définissent ainsi de nouvelles normes dans lesquelles les usages traditionnels définis par les hommes au cors des siècles se trouvent en situation d'accusés". Et pourtant, ces milieux si propices au vivant proviennent directement de l'action humaine, et les cartes postales du XIXe siècle et du début du XXe siècle, reproduites en grand nombre dans l'essai, rappellent que l'homme agissait voici encore peu sur ces milieux comme dans un espace de travail.
Beaucoup de marais et étangs ont eu une vocation de pisciculture, bien sûr, et c'est encore le cas pour certains aujourd'hui. Mais tout un monde d'économie rurale a vécu d'eux: marais salants à l'époque où le sel était une richesse convoitée du royaume, mises à sec intermittentes pour la culture céréalière, maraîchage, élevage de volaille et de certains ruminants adaptés, réserves de chasse au gibier d'eau, provision de tourbe pour se chauffer, culture des sangsues, production de l'osier et du roseau, gestion des bois d'aulne, saule, peuplier, usage de la salicorne pour les savonneries, zone de protection militaire et d'inondation stratégique face à l'avancée ennemie… L'essai de JM Derex parcourt les époques pour faire découvrir toutes ces facettes des espaces humides.
Malgré les usages nombreux qu'en firent les sociétés passées, il ne faut pas croire que les étangs et marais ont eu bonne réputation. Les eaux stagnantes et dormantes inquiètent. On y voit des feux follets la nuit et toutes sortes de légendes se créent autour d'elles, comme la figure de la Vouivre. Grenouilles et crapauds sont jugés répugnants, parfois représentés comme des animaux du diable. Noyades, disparitions et engloutissements hantent les imaginaires pré-modernes. Ces eaux sont aussi réputées malsaines, souvent à tort mais parfois à raison (le paludisme existait en Europe jusqu'au XXe siècle avec des poches endémiques). Aussi le saint-simonime et l'hygiénisme du XIXe siècle ont-ils encouragé drainage et desséchement, pour maîtriser la nature insalubre. Avant eux, la Révolution avait curieusement politisé l'étang comme symbole d'Ancien Régime et ordonné déjà leur destruction à grande échelle pour les rendre à la terre et au peuple. De fait, entre le XVIIIe siècle et le XXe siècle, beaucoup de ces espaces humides ont disparu – abandonnés et atterris, drainés et plantés, transformés en terres agricoles ou en zones d'habitation.
Quel avenir pour les marais et étangs? Devenues synonymes de biodiversité, les "zones humides" sont aujourd'hui davantage protégées, et parfois valorisées pour le tourisme vert. C'est certainement nécessaire. Mais JM Derex met en garde contre une logique de gestion patrimoniale à fonds perdus qui serait orientée sur la seule conservation ou le seul retour à "l'état naturel", notion ayant peu de sens pour la plupart des eaux stagnantes : "ne jouons donc pas trop avec ce concept d'héritage et de patrimoine naturel, car ils peuvent conduire à des impasses. Sachons plutôt appréhender la manière dont les hommes ont utilisé ces milieux. C'est peut-être cela la mémoire des pays d'étangs et marais : l'extraordinaire adaptation des hommes aux changements subis ou provoqués dans une nature toujours fragile et instable".
Référence : Derex Jean-Michel (2017), La mémoire des étangs et des marais. A la découverte des traces de l'activité humaine dans les pays d'étangs et de marais à travers les siècles, Ulmer, 192 p.
Ne parlez pas à Jean-Michel Derex de "zone humide", cette expression à la mode et à la triste tonalité bureaucratique l'irrite. Allain Bougran-Dubourg révèle l'anecdote dans la préface, et elle rend d'emblée l'auteur très sympathique. Jean-Michel Derex est historien de l'environnement : une discipline encore trop peu développée, dont la vocation est de nous décrire la manière dont la société et la nature ont interagi à travers les âges.
Pour les eaux stagnantes des marais et étangs, cette co-évolution est ancienne. Mais elle est méconnue : désormais passionnés de biodiversité et émerveillés du jeu complexe des espèces, nous oublions un peu vite que les milieux naturels furent façonnés, guidés, modifiés, exploités par nos ancêtres. "Pour l'homme du XXIe siècle, ces espaces humides représentent la nature. Ils sont même vus souvent comme les derniers domaines vierges préservés de toute intervention humaine : les flamants roses de la Camargue, les cormorans des étangs de la Brenne, les phoques de la baie de Somme ne sont-ils pas ici présents pour témoigner de cet état? Rien n'est plus faux. Ces étangs et ces chemins d'eau tracés au cordeau qui courent dans les marais sont là par la volonté des hommes. Méfions-nous donc de l'eau qui dort".
Les zones humides sont devenues la chasse gardée des naturalistes pleins de bonne volonté, qui les préservent ou les restaurent au titre de la faune et de la flore qu'elles abritent. Mais au point d'oublier parfois leur origine. "Dans une approche savante des espaces humides, l'homme n'y a plus sa place. Sa présence devient suspecte. Les naturalistes définissent ainsi de nouvelles normes dans lesquelles les usages traditionnels définis par les hommes au cors des siècles se trouvent en situation d'accusés". Et pourtant, ces milieux si propices au vivant proviennent directement de l'action humaine, et les cartes postales du XIXe siècle et du début du XXe siècle, reproduites en grand nombre dans l'essai, rappellent que l'homme agissait voici encore peu sur ces milieux comme dans un espace de travail.
Beaucoup de marais et étangs ont eu une vocation de pisciculture, bien sûr, et c'est encore le cas pour certains aujourd'hui. Mais tout un monde d'économie rurale a vécu d'eux: marais salants à l'époque où le sel était une richesse convoitée du royaume, mises à sec intermittentes pour la culture céréalière, maraîchage, élevage de volaille et de certains ruminants adaptés, réserves de chasse au gibier d'eau, provision de tourbe pour se chauffer, culture des sangsues, production de l'osier et du roseau, gestion des bois d'aulne, saule, peuplier, usage de la salicorne pour les savonneries, zone de protection militaire et d'inondation stratégique face à l'avancée ennemie… L'essai de JM Derex parcourt les époques pour faire découvrir toutes ces facettes des espaces humides.
Malgré les usages nombreux qu'en firent les sociétés passées, il ne faut pas croire que les étangs et marais ont eu bonne réputation. Les eaux stagnantes et dormantes inquiètent. On y voit des feux follets la nuit et toutes sortes de légendes se créent autour d'elles, comme la figure de la Vouivre. Grenouilles et crapauds sont jugés répugnants, parfois représentés comme des animaux du diable. Noyades, disparitions et engloutissements hantent les imaginaires pré-modernes. Ces eaux sont aussi réputées malsaines, souvent à tort mais parfois à raison (le paludisme existait en Europe jusqu'au XXe siècle avec des poches endémiques). Aussi le saint-simonime et l'hygiénisme du XIXe siècle ont-ils encouragé drainage et desséchement, pour maîtriser la nature insalubre. Avant eux, la Révolution avait curieusement politisé l'étang comme symbole d'Ancien Régime et ordonné déjà leur destruction à grande échelle pour les rendre à la terre et au peuple. De fait, entre le XVIIIe siècle et le XXe siècle, beaucoup de ces espaces humides ont disparu – abandonnés et atterris, drainés et plantés, transformés en terres agricoles ou en zones d'habitation.
Quel avenir pour les marais et étangs? Devenues synonymes de biodiversité, les "zones humides" sont aujourd'hui davantage protégées, et parfois valorisées pour le tourisme vert. C'est certainement nécessaire. Mais JM Derex met en garde contre une logique de gestion patrimoniale à fonds perdus qui serait orientée sur la seule conservation ou le seul retour à "l'état naturel", notion ayant peu de sens pour la plupart des eaux stagnantes : "ne jouons donc pas trop avec ce concept d'héritage et de patrimoine naturel, car ils peuvent conduire à des impasses. Sachons plutôt appréhender la manière dont les hommes ont utilisé ces milieux. C'est peut-être cela la mémoire des pays d'étangs et marais : l'extraordinaire adaptation des hommes aux changements subis ou provoqués dans une nature toujours fragile et instable".
Référence : Derex Jean-Michel (2017), La mémoire des étangs et des marais. A la découverte des traces de l'activité humaine dans les pays d'étangs et de marais à travers les siècles, Ulmer, 192 p.
16/08/2017
La conservation de la biodiversité est-elle une démarche fixiste? (Alexandre et al 2017)
L'écologie de la conservation est animée depuis quelques années par de riches et parfois féroces débats sur ses directions futures. Cela ressemble à une querelle des anciens et des modernes: la conservation classique ou historique, née dans les années 1970, insistait sur la nécessité de sauver espèces et milieux de l'influence humaine, en mettant en avant la valeur intrinsèque de la nature; la nouvelle conservation, qui s'affirme depuis les années 2000, met davantage l'accent sur le caractère inévitable de l'influence humaine et considère que les services écosystémiques sont mieux à-même de fonder les politiques de la nature. Une équipe française revient dans Conservation Biology sur ce débat à travers le reproche fait aux conservationnistes de vouloir figer la nature dans un état idéal passé. Nous avons souvent croisé ce "fixisme" au bord des rivières, où il provoque une certaine incompréhension. Voici donc un aperçu sur les débats scientifiques qui alimentent ces problématiques… en espérant que la toute nouvelle Agence française pour la biodiversité donnera la parole aux chercheurs des différentes écoles et exposera leurs éventuelles divergences en toute transparence pour les citoyens.
Alexandre Robert et 15 collègues (Centre d'écologie et des sciences de la conservation (CESCO) UMR7204), Sorbonne Universités, MNHN, CNRS, UPMC ; Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive UMR 5175) publient une intéressante tribune dans Conservation Biology. Son thème : les sciences de la conservation (biologie, écologie) sont-elles fixistes ?
Voici la manière dont les auteurs posent la problématique :
"Bien que le fixisme soit considéré par la plupart des biologistes comme une doctrine obsolète (Dobzhansky 1973), des publications récentes suggèrent que le domaine en expansion de la science de conservation de la biodiversité s'appuie partiellement sur une vue fixiste du monde vivant. La plupart de ces critiques n'affirment pas que les scientifiques de la conservation sont eux-mêmes fixistes, mais ils dénoncent une vision de la conservation de biodiversité orientée sur des pattern, fondée en premier lieu sur l'étude et la gestion d'espèces comme unités biologiques statiques. Selon Ashley et al (2003), bien que la plupart des biologistes reconnaissent que la variation individuelle est partout dans la nature et qu'elle est la base du changement évolutionnaire, la pensée typologique est encore répandue. Une telle approche typologique est associée à l'idée erronée que les espèces sont des entités relativement fixes, indépendantes (Ashley et al 2003; Diniz-Filho et al 2013) plutôt que des unités d'évolution interagissantes (Rojas 1992), et que leurs distribution et diversité sont des phénomènes biologiques statiques (Winker 1996).
Ce paradigme statique de conservation (ainsi nommé par Hannah et al 2002) a été l'objet de nombreuses critiques (Ibisch et al 2005; Toledo et al 2012; Harmsen & Foster 2014; Harris et al 2015). La difficulté apparente à concevoir des politiques pour préserver des processus dynamiques plutôt que des objets (biodiversité menacée) implique que la plupart des stratégies de conservation sont inconsistantes avec la perspective de l'évolution (Smith et al 1993; Mace & Purvis 2008; Grant et al 2010). A l'appui de ses critiques il est dit que les efforts de conservation pour sauver certaines espèces sont tournées vers le passé (Ibisch et al 2005), réductionnistes, artificielles et scientifiquement inconsistantes (Kareiva & Marvier 2012). Finalement, il est argué que la biologie de l'évolution a peu d'impact sur la conservation pratique en raison de la participation limitée des biologistes de l'évolution dans la science de la conservation et de l'ignorance (ou de la négligence) des processus évolutionnaires chez les gestionnaires de la conservation. Ainsi, depuis plus de 20 ans, les biologistes ont répété que la conservation appelle plus de considération évolutionnaire (e.g., Smith et al 1993, Hannah et al 2002; Stockwell et al 2003; Mace & Purvis 2008; Hendry et al 2010; Carroll et al 2014)."
Les chercheurs français nuancent ces critiques et répondent à certaines d'entre elles.
Sauver des espèces, des gènes ou des fonctions ? Les auteurs soulignent que le sauvetage d'espèces reste une réponse pragmatique des conservationnistes à la crise de la biodiversité pour plusieurs raisons. L'influence humaine agit sur une échelle de temps beaucoup plus courte que les processus macro-évolutifs d'extinction et spéciation formant la toile de fond de l'histoire du vivant. Sauver une espèce d'une menace induite par l'homme est un moyen de restaurer la trajectoire évolutive de ce lignage phylogénétique, et des populations qui co-évoluent avec elle. La population et l'espèce sont aussi le niveau où l'on peut acquérir des données, donc agir avec des objectifs. L'action sur certaines espèces repères, "étendards" ou "charismatiques", outre son intérêt pragmatique dans la sensibilisation du public, se justifie aussi par le fait que les espèces de grande taille corporelle et de population réduite sont généralement les premières menacées. Enfin, les sciences de la conservation se sont orientées vers des approches par réseaux écologiques ou par communautés d'espèces, en particulier des entités fonctionnelles qui peuvent décrire des propriétés du lien biodiversité-écosystème sans référence à des espèces particulières. Les chercheurs reconnaissent cependant que "les applications pratiques (…) sont encore rares".
Etat ou processus de référence ? Prendre un "état de référence" du milieu pour le comparer à l'état actuel est un processus courant en conservation. Cette référence est variable (avant l'invention de l'agriculture, 1500, 1970… ont été proposés comme époque référentielle). Or on objecte que a) la nature vierge, intacte, n'existe plus et tout a été modifié par l'homme à divers degrés ; b) le choix d'une référence temporelle est arbitraire puisque l'évolution ne s'arrête jamais et les caractéristiques d'un milieu changent sans cesse ; c) l'état de référence renvoie à une composition idéale définie comme optimale au lieu de s'intéresser à la dynamique. La réponse des chercheurs est que l'utilisation d'une référence est un processus normal et nécessaire en science (modèles neutres, hypothèses nulles, nécessité de faits et non de concepts seulement). Ils ajoutent que les scientifiques étudient la sensibilité relative des taxons au risque d'extinction, ce qui est le reflet d'une dynamique évolutive et non juste un état passé à reconquérir. Le changement climatique exemplifie cette approche puisque l'on cherche à anticiper les milieux ou les espèces qui subiront des stress plus intenses, notamment en surveillant des populations de biodiversité ordinaire qui ont une "dette climatique".
Quelles valeurs de la conservation ? La conservation classique ou historique reposait sur des postulats biocentriques selon lesquels l'évolution et la biodiversité sont bonnes en soi. Ces points ont été critiqués. D'une part, l'évolution survient quoiqu'il advienne, il n'y a pas de sens à la qualifier de bonne ou mauvaise. D'autre part, le biocentrisme est souvent conflictuel vis-à-vis d'autres enjeux socio-écononmiques. La nouvelle conservation préfère raisonner en "services écosystémiques" avec une approche plus anthropocentriste de la gestion de la biodiversité. L'Anthropocène est alors vu comme la période où il faut accepter le fait que l'espèce Homo sapiens redessine la carte du vivant sur toute la planète. Alexandre Robert et ses collègues font observer que cette vision recouvre elle aussi des présupposés idéologiques (comme le biocentrisme de la conservation classique). Ils considèrent que l'on doit de toute façon accepter la lien entre valeurs humaines et science de la conservation.
Discussion
Ce débat au sein des sciences de la conservation est riche, et il a pris parfois outre-Atlantique des tournures très polémiques (voir par exemple cet article du New Yorker où de vénérables chercheurs en viennent à se lancer des noms d'oiseaux!). Cela s'explique notamment par le fait que la science est une activité sociale comme une autre, avec des jeux de pouvoir en vue d'obtenir des fonds, donc l'écoute des décideurs et financeurs. Mais aussi, dans le cas de la conservation, par la proximité des questions scientifiques et des enjeux idéologiques ou symboliques. Le lecteur non spécialiste trouve de bons arguments dans chaque "camp" de la conservation, sans moyen de trancher. Nos remarques ci-dessous sont notamment orientées sur la conservation et restauration de rivières ou de milieux aquatiques, domaines où nous avons pu observer les pratiques et consulter une partie de la littérature.
Des débats assez conceptuels… mais quid des questions factuelles ? – L'histoire de l'écologie scientifique est riche de concepts, mais elle est souvent avare de données, du moins de données suffisantes pour analyser la dynamique des systèmes étudiés. Or, le débat le plus important entre la conservation classique et la nouvelle conservation concerne des faits. Par exemple : l'ancienneté et la profondeur des influences humaines sur les milieux, là où les regards des XIXe et XXe siècles croyaient percevoir des espaces vierges et intacts d'influence humaine ; la vitesse à laquelle l'expansion des espèces introduites par l'homme compense quantitativement ou fonctionnellement la raréfaction ou la disparition des espèces liées à ses activités (question de la perte nette locale de biodiversité, voir par exemple Vellend et al 2017 en réponse à Gonzalez et al 2016) ; les résultats concrets des stratégies de conservation ou restauration, qui valident en dernier ressort les hypothèses de travail. L'examen de ces points paraît la dimension la plus essentielle du débat entre conservation ancienne et nouvelle, alors que les frictions ont souvent concerné ces dernières années des luttes d'influence au sein de la recherche académique ou des accusations idéologiques réciproques.
Conserver des processus évolutifs… sur la base de quelles modélisations et prédictions? - La volonté de passer du couple structure-espèce au couple fonction-processus pour mieux intégrer la dynamique de l'évolution biologique semble louable. Mais outre qu'elle est peu suivie d'effets à ce jour (voir plus bas), on peut s'interroger sur son réalisme scientifique. Le vivant est un système complexe, voire chaotique, tout comme les facteurs abiotiques qui l'influencent (par exemple le climat). Modéliser l'interaction de tels systèmes complexes sur le long terme rencontre une complexité combinatoire augmentant de manière exponentielle les incertitudes à mesure que l'on essaie de se projeter dans le futur à un horizon non court-termiste (qui est celui de l'histoire humaine, a fortiori de l'évolution). Par exemple, aucun modèle n'aurait sans doute pu prédire le peuplement actuel en libellules des étangs de la Dombes à l'époque où ils ont été conçus pour une finalité piscicole sans aucun rapport (exemple issu de Wezel et al 2014). Par ailleurs, le résultat de certains modèles simplificateurs peut contribuer à donner quelques indications sur les conditions aux limites de systèmes complexes, mais il n'est pas nécessairement applicable à échelle de la station où l'on intervient usuellement en écologie de la conservation, et où l'on se pose des questions concrètes : y aura-t-il gain ou perte de biodiversité à terme? Telle espèce exotique est-elle de nature à destructurer les communautés fonctionnelles ou finira-t-elle par occuper une place dans le réseau? Les conditions hydriques locales en 2050 ou 2100 valident-elles de manière quasi-certaine mon choix sur des besoins adaptatifs futurs?
Pourquoi les travaux scientifiques ne sont pas appliqués par les gestionnaires? - Les arguments d'Alexandre Robert et ses collègues sont souvent pertinents mais quoiqu'on en pense sur le fond, ils ne sont guère appliqués sur le terrain de la conservation dans le domaine des rivières et milieux aquatiques. Les classements de type ZNIEFF ou Natura 2000 se fondent en général sur des inventaires statiques d'espèces et milieux remarquables sans réelle prise en compte des éléments historiques, des probabilités de survie à long terme, des évolutions attendues en situation de changement climatique. Leur diagnostic historique et leur suivi, qui seraient de nature à construire une approche plus dynamique fondée sur la donnée, sont par ailleurs ignorés et leur gestion reconnue comme défaillante en Europe (voir cet article). Les projets de restauration sont établis quant à eux sur des analyses assez rudimentaires, le plus souvent limitée à des poissons, s'inspirant de biotypologies théoriques datées dans l'histoire des sciences et illustrant de manière caractéristique l'approche fixiste (la rivière est censée avoir un peuplement déterminé et peu variable, elle est supposée en mauvais état écologique tant qu'elle s'éloigne de cet idéal-type rigide). Les approches fonctionnelles sont parfois évoquées formellement, mais elles ne sont pas tellement suivies d'effet (par exemple, une espèce exotique remplissant les mêmes foncions qu'une espèce native sera jugée "indésirable", par un souci de préservation identitaire n'ayant pas de justification fonctionnaliste). Les indicateurs de qualité des milieux aquatiques conçus pour la directive-cadre européenne sur l'eau (IPR+, I2M2, etc.) restent quant à eux structurés selon le principe de l'écart à la référence, avec un type hydro-éco-régional et une espérance d'association espèce-habitat (démarche plutôt fixiste portant jugement de valeur sur la présence de "mauvaises" espèces ou de "mauvais" habitats par rapport à ce qui serait attendu dans une situation sans l'homme).
Une science peut-elle émettre des opinions (et rester crédible comme science)? - Michael E. Soulé, fréquemment cité dans l'article d'Alexandre Robert et al, a dès le départ engagé la biologie de la conservation sur des jugements de valeur, posant que l'évolution et la biodiversité sont bonnes en soi, précisant que la biologie conservationniste est une "discipline de crise", c'est-à-dire qu'elle n'est pas concevable autrement que dans l'urgence d'une lutte contre ce qui est parfois appelé depuis la "sixième extinction" (voir Soulé 1985, pdf). Soulé précise que la discipline possède des "postulats normatifs" (et non uniquement des méthodologies), citant au passage "l'écosophie" d'Arne Næss. Bien que plusieurs énoncés de Soulé puissent sans doute recueillir un certain consensus, cette posture est problématique à plusieurs titres. D'abord, la confiance dans la science dépend de son objectivité, laquelle implique un détachement de l'objet étudié au plan de l'émotion comme de l'intérêt ou de la croyance. L'écologie et la biologie nous expliquent par vocation comment fonctionnent les systèmes qu'elles étudient, pas comment ils devraient le faire dans une situation idéale. La confusion des registres ne rend pas service à la science, ni à la conservation en dernier ressort (l'équivalence d'un discours scientifique et d'un discours militant propagerait à terme un certain relativisme, où n'importe quelle affirmation sur la réalité en vaudrait après tout une autre). Ensuite, les ONG et les associations occupent déjà la sphère militante de la conservation, on n'attend donc pas de la recherche académique (payée par l'ensemble des citoyens) qu'elle prenne partie sur les dimensions philosophiques ou idéologiques de ces débats. Les sciences sociales travaillant dans le cadre de la conservation peuvent éclairer les jeux d'acteurs, mais n'ont pas vocation elles non plus à devenir acteurs d'un camp (ni pédagogues de la soumission au choix des autorités publiques...). L'attente la plus urgente de la société concerne finalement l'objectivation et la priorisation des problèmes de conservation, car quelles que soient les hypothèses implicites (biocentristes ou anthropocentristes), il est manifeste que l'on ne peut pas agir simultanément sur tous les milieux ou toutes les espèces menacées.
Le débat scientifique se traduit-il en débat citoyen? - Alexandre Robert et ses collègues rappellent l'existence d'un débat au sein de la communauté scientifique en écologie de la conservation, et y apportent leur propre réflexion. En France, ce point est généralement ignoré des décideurs, des gestionnaires, des médias, de la plupart des ONG et associations de la conservation. On a donc une distorsion entre des politiques de conservation qui s'avancent comme "fondées sur la science", avec des positions normatives fortes non réellement mises en discussion, et une science restant en réalité parcourue d'interrogations assez importantes sur les méthodes et les finalités de la conservation. Un texte aussi fondamental que la directive cadre européenne sur l'eau 2000 a par exemple établi pour toute l'Union européenne un cadre normatif obligatoire sur la base des états de référence des masses d'eau (voir Bouleau et Pont 2015) sans que le débat sorte des coursives très confidentielles où échangent entre eux des représentants de gouvernements et de divers groupes d'influence à Bruxelles. Le problème n'est pas en soi que la DCE a choisi telle ou telle orientation (il faut bien en choisir une pour agir), mais d'abord le fait que ces orientations sont prises sans que les citoyens ou leurs représentants aient réellement conscience des attendus et des implications. On peut aussi regretter que la communauté scientifique concernée ne soit pas saisie collégialement des questions afin de produire un avis motivé et précis avant la prise de décision, un peu sur le modèle du GIEC pour le climat. Dans les sciences des systèmes complexes (comme la conservation), l'avis isolé d'experts n'a pas beaucoup de sens.
Référence : Robert A. et al (2017), Fixism and conservation science, Conservation Biology, 31, 4, 781–788
Illustrations : la Volane libre et canalisée, à Vals-les-Bains (Ardèche). L'action humaine modifie tous les milieux : sur quels critères doit-on en faire un bilan écologique?
Alexandre Robert et 15 collègues (Centre d'écologie et des sciences de la conservation (CESCO) UMR7204), Sorbonne Universités, MNHN, CNRS, UPMC ; Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive UMR 5175) publient une intéressante tribune dans Conservation Biology. Son thème : les sciences de la conservation (biologie, écologie) sont-elles fixistes ?
Voici la manière dont les auteurs posent la problématique :
"Bien que le fixisme soit considéré par la plupart des biologistes comme une doctrine obsolète (Dobzhansky 1973), des publications récentes suggèrent que le domaine en expansion de la science de conservation de la biodiversité s'appuie partiellement sur une vue fixiste du monde vivant. La plupart de ces critiques n'affirment pas que les scientifiques de la conservation sont eux-mêmes fixistes, mais ils dénoncent une vision de la conservation de biodiversité orientée sur des pattern, fondée en premier lieu sur l'étude et la gestion d'espèces comme unités biologiques statiques. Selon Ashley et al (2003), bien que la plupart des biologistes reconnaissent que la variation individuelle est partout dans la nature et qu'elle est la base du changement évolutionnaire, la pensée typologique est encore répandue. Une telle approche typologique est associée à l'idée erronée que les espèces sont des entités relativement fixes, indépendantes (Ashley et al 2003; Diniz-Filho et al 2013) plutôt que des unités d'évolution interagissantes (Rojas 1992), et que leurs distribution et diversité sont des phénomènes biologiques statiques (Winker 1996).
Ce paradigme statique de conservation (ainsi nommé par Hannah et al 2002) a été l'objet de nombreuses critiques (Ibisch et al 2005; Toledo et al 2012; Harmsen & Foster 2014; Harris et al 2015). La difficulté apparente à concevoir des politiques pour préserver des processus dynamiques plutôt que des objets (biodiversité menacée) implique que la plupart des stratégies de conservation sont inconsistantes avec la perspective de l'évolution (Smith et al 1993; Mace & Purvis 2008; Grant et al 2010). A l'appui de ses critiques il est dit que les efforts de conservation pour sauver certaines espèces sont tournées vers le passé (Ibisch et al 2005), réductionnistes, artificielles et scientifiquement inconsistantes (Kareiva & Marvier 2012). Finalement, il est argué que la biologie de l'évolution a peu d'impact sur la conservation pratique en raison de la participation limitée des biologistes de l'évolution dans la science de la conservation et de l'ignorance (ou de la négligence) des processus évolutionnaires chez les gestionnaires de la conservation. Ainsi, depuis plus de 20 ans, les biologistes ont répété que la conservation appelle plus de considération évolutionnaire (e.g., Smith et al 1993, Hannah et al 2002; Stockwell et al 2003; Mace & Purvis 2008; Hendry et al 2010; Carroll et al 2014)."
Les chercheurs français nuancent ces critiques et répondent à certaines d'entre elles.
Sauver des espèces, des gènes ou des fonctions ? Les auteurs soulignent que le sauvetage d'espèces reste une réponse pragmatique des conservationnistes à la crise de la biodiversité pour plusieurs raisons. L'influence humaine agit sur une échelle de temps beaucoup plus courte que les processus macro-évolutifs d'extinction et spéciation formant la toile de fond de l'histoire du vivant. Sauver une espèce d'une menace induite par l'homme est un moyen de restaurer la trajectoire évolutive de ce lignage phylogénétique, et des populations qui co-évoluent avec elle. La population et l'espèce sont aussi le niveau où l'on peut acquérir des données, donc agir avec des objectifs. L'action sur certaines espèces repères, "étendards" ou "charismatiques", outre son intérêt pragmatique dans la sensibilisation du public, se justifie aussi par le fait que les espèces de grande taille corporelle et de population réduite sont généralement les premières menacées. Enfin, les sciences de la conservation se sont orientées vers des approches par réseaux écologiques ou par communautés d'espèces, en particulier des entités fonctionnelles qui peuvent décrire des propriétés du lien biodiversité-écosystème sans référence à des espèces particulières. Les chercheurs reconnaissent cependant que "les applications pratiques (…) sont encore rares".
Etat ou processus de référence ? Prendre un "état de référence" du milieu pour le comparer à l'état actuel est un processus courant en conservation. Cette référence est variable (avant l'invention de l'agriculture, 1500, 1970… ont été proposés comme époque référentielle). Or on objecte que a) la nature vierge, intacte, n'existe plus et tout a été modifié par l'homme à divers degrés ; b) le choix d'une référence temporelle est arbitraire puisque l'évolution ne s'arrête jamais et les caractéristiques d'un milieu changent sans cesse ; c) l'état de référence renvoie à une composition idéale définie comme optimale au lieu de s'intéresser à la dynamique. La réponse des chercheurs est que l'utilisation d'une référence est un processus normal et nécessaire en science (modèles neutres, hypothèses nulles, nécessité de faits et non de concepts seulement). Ils ajoutent que les scientifiques étudient la sensibilité relative des taxons au risque d'extinction, ce qui est le reflet d'une dynamique évolutive et non juste un état passé à reconquérir. Le changement climatique exemplifie cette approche puisque l'on cherche à anticiper les milieux ou les espèces qui subiront des stress plus intenses, notamment en surveillant des populations de biodiversité ordinaire qui ont une "dette climatique".
Quelles valeurs de la conservation ? La conservation classique ou historique reposait sur des postulats biocentriques selon lesquels l'évolution et la biodiversité sont bonnes en soi. Ces points ont été critiqués. D'une part, l'évolution survient quoiqu'il advienne, il n'y a pas de sens à la qualifier de bonne ou mauvaise. D'autre part, le biocentrisme est souvent conflictuel vis-à-vis d'autres enjeux socio-écononmiques. La nouvelle conservation préfère raisonner en "services écosystémiques" avec une approche plus anthropocentriste de la gestion de la biodiversité. L'Anthropocène est alors vu comme la période où il faut accepter le fait que l'espèce Homo sapiens redessine la carte du vivant sur toute la planète. Alexandre Robert et ses collègues font observer que cette vision recouvre elle aussi des présupposés idéologiques (comme le biocentrisme de la conservation classique). Ils considèrent que l'on doit de toute façon accepter la lien entre valeurs humaines et science de la conservation.
Discussion
Ce débat au sein des sciences de la conservation est riche, et il a pris parfois outre-Atlantique des tournures très polémiques (voir par exemple cet article du New Yorker où de vénérables chercheurs en viennent à se lancer des noms d'oiseaux!). Cela s'explique notamment par le fait que la science est une activité sociale comme une autre, avec des jeux de pouvoir en vue d'obtenir des fonds, donc l'écoute des décideurs et financeurs. Mais aussi, dans le cas de la conservation, par la proximité des questions scientifiques et des enjeux idéologiques ou symboliques. Le lecteur non spécialiste trouve de bons arguments dans chaque "camp" de la conservation, sans moyen de trancher. Nos remarques ci-dessous sont notamment orientées sur la conservation et restauration de rivières ou de milieux aquatiques, domaines où nous avons pu observer les pratiques et consulter une partie de la littérature.
Des débats assez conceptuels… mais quid des questions factuelles ? – L'histoire de l'écologie scientifique est riche de concepts, mais elle est souvent avare de données, du moins de données suffisantes pour analyser la dynamique des systèmes étudiés. Or, le débat le plus important entre la conservation classique et la nouvelle conservation concerne des faits. Par exemple : l'ancienneté et la profondeur des influences humaines sur les milieux, là où les regards des XIXe et XXe siècles croyaient percevoir des espaces vierges et intacts d'influence humaine ; la vitesse à laquelle l'expansion des espèces introduites par l'homme compense quantitativement ou fonctionnellement la raréfaction ou la disparition des espèces liées à ses activités (question de la perte nette locale de biodiversité, voir par exemple Vellend et al 2017 en réponse à Gonzalez et al 2016) ; les résultats concrets des stratégies de conservation ou restauration, qui valident en dernier ressort les hypothèses de travail. L'examen de ces points paraît la dimension la plus essentielle du débat entre conservation ancienne et nouvelle, alors que les frictions ont souvent concerné ces dernières années des luttes d'influence au sein de la recherche académique ou des accusations idéologiques réciproques.
Conserver des processus évolutifs… sur la base de quelles modélisations et prédictions? - La volonté de passer du couple structure-espèce au couple fonction-processus pour mieux intégrer la dynamique de l'évolution biologique semble louable. Mais outre qu'elle est peu suivie d'effets à ce jour (voir plus bas), on peut s'interroger sur son réalisme scientifique. Le vivant est un système complexe, voire chaotique, tout comme les facteurs abiotiques qui l'influencent (par exemple le climat). Modéliser l'interaction de tels systèmes complexes sur le long terme rencontre une complexité combinatoire augmentant de manière exponentielle les incertitudes à mesure que l'on essaie de se projeter dans le futur à un horizon non court-termiste (qui est celui de l'histoire humaine, a fortiori de l'évolution). Par exemple, aucun modèle n'aurait sans doute pu prédire le peuplement actuel en libellules des étangs de la Dombes à l'époque où ils ont été conçus pour une finalité piscicole sans aucun rapport (exemple issu de Wezel et al 2014). Par ailleurs, le résultat de certains modèles simplificateurs peut contribuer à donner quelques indications sur les conditions aux limites de systèmes complexes, mais il n'est pas nécessairement applicable à échelle de la station où l'on intervient usuellement en écologie de la conservation, et où l'on se pose des questions concrètes : y aura-t-il gain ou perte de biodiversité à terme? Telle espèce exotique est-elle de nature à destructurer les communautés fonctionnelles ou finira-t-elle par occuper une place dans le réseau? Les conditions hydriques locales en 2050 ou 2100 valident-elles de manière quasi-certaine mon choix sur des besoins adaptatifs futurs?
Pourquoi les travaux scientifiques ne sont pas appliqués par les gestionnaires? - Les arguments d'Alexandre Robert et ses collègues sont souvent pertinents mais quoiqu'on en pense sur le fond, ils ne sont guère appliqués sur le terrain de la conservation dans le domaine des rivières et milieux aquatiques. Les classements de type ZNIEFF ou Natura 2000 se fondent en général sur des inventaires statiques d'espèces et milieux remarquables sans réelle prise en compte des éléments historiques, des probabilités de survie à long terme, des évolutions attendues en situation de changement climatique. Leur diagnostic historique et leur suivi, qui seraient de nature à construire une approche plus dynamique fondée sur la donnée, sont par ailleurs ignorés et leur gestion reconnue comme défaillante en Europe (voir cet article). Les projets de restauration sont établis quant à eux sur des analyses assez rudimentaires, le plus souvent limitée à des poissons, s'inspirant de biotypologies théoriques datées dans l'histoire des sciences et illustrant de manière caractéristique l'approche fixiste (la rivière est censée avoir un peuplement déterminé et peu variable, elle est supposée en mauvais état écologique tant qu'elle s'éloigne de cet idéal-type rigide). Les approches fonctionnelles sont parfois évoquées formellement, mais elles ne sont pas tellement suivies d'effet (par exemple, une espèce exotique remplissant les mêmes foncions qu'une espèce native sera jugée "indésirable", par un souci de préservation identitaire n'ayant pas de justification fonctionnaliste). Les indicateurs de qualité des milieux aquatiques conçus pour la directive-cadre européenne sur l'eau (IPR+, I2M2, etc.) restent quant à eux structurés selon le principe de l'écart à la référence, avec un type hydro-éco-régional et une espérance d'association espèce-habitat (démarche plutôt fixiste portant jugement de valeur sur la présence de "mauvaises" espèces ou de "mauvais" habitats par rapport à ce qui serait attendu dans une situation sans l'homme).
Une science peut-elle émettre des opinions (et rester crédible comme science)? - Michael E. Soulé, fréquemment cité dans l'article d'Alexandre Robert et al, a dès le départ engagé la biologie de la conservation sur des jugements de valeur, posant que l'évolution et la biodiversité sont bonnes en soi, précisant que la biologie conservationniste est une "discipline de crise", c'est-à-dire qu'elle n'est pas concevable autrement que dans l'urgence d'une lutte contre ce qui est parfois appelé depuis la "sixième extinction" (voir Soulé 1985, pdf). Soulé précise que la discipline possède des "postulats normatifs" (et non uniquement des méthodologies), citant au passage "l'écosophie" d'Arne Næss. Bien que plusieurs énoncés de Soulé puissent sans doute recueillir un certain consensus, cette posture est problématique à plusieurs titres. D'abord, la confiance dans la science dépend de son objectivité, laquelle implique un détachement de l'objet étudié au plan de l'émotion comme de l'intérêt ou de la croyance. L'écologie et la biologie nous expliquent par vocation comment fonctionnent les systèmes qu'elles étudient, pas comment ils devraient le faire dans une situation idéale. La confusion des registres ne rend pas service à la science, ni à la conservation en dernier ressort (l'équivalence d'un discours scientifique et d'un discours militant propagerait à terme un certain relativisme, où n'importe quelle affirmation sur la réalité en vaudrait après tout une autre). Ensuite, les ONG et les associations occupent déjà la sphère militante de la conservation, on n'attend donc pas de la recherche académique (payée par l'ensemble des citoyens) qu'elle prenne partie sur les dimensions philosophiques ou idéologiques de ces débats. Les sciences sociales travaillant dans le cadre de la conservation peuvent éclairer les jeux d'acteurs, mais n'ont pas vocation elles non plus à devenir acteurs d'un camp (ni pédagogues de la soumission au choix des autorités publiques...). L'attente la plus urgente de la société concerne finalement l'objectivation et la priorisation des problèmes de conservation, car quelles que soient les hypothèses implicites (biocentristes ou anthropocentristes), il est manifeste que l'on ne peut pas agir simultanément sur tous les milieux ou toutes les espèces menacées.
Le débat scientifique se traduit-il en débat citoyen? - Alexandre Robert et ses collègues rappellent l'existence d'un débat au sein de la communauté scientifique en écologie de la conservation, et y apportent leur propre réflexion. En France, ce point est généralement ignoré des décideurs, des gestionnaires, des médias, de la plupart des ONG et associations de la conservation. On a donc une distorsion entre des politiques de conservation qui s'avancent comme "fondées sur la science", avec des positions normatives fortes non réellement mises en discussion, et une science restant en réalité parcourue d'interrogations assez importantes sur les méthodes et les finalités de la conservation. Un texte aussi fondamental que la directive cadre européenne sur l'eau 2000 a par exemple établi pour toute l'Union européenne un cadre normatif obligatoire sur la base des états de référence des masses d'eau (voir Bouleau et Pont 2015) sans que le débat sorte des coursives très confidentielles où échangent entre eux des représentants de gouvernements et de divers groupes d'influence à Bruxelles. Le problème n'est pas en soi que la DCE a choisi telle ou telle orientation (il faut bien en choisir une pour agir), mais d'abord le fait que ces orientations sont prises sans que les citoyens ou leurs représentants aient réellement conscience des attendus et des implications. On peut aussi regretter que la communauté scientifique concernée ne soit pas saisie collégialement des questions afin de produire un avis motivé et précis avant la prise de décision, un peu sur le modèle du GIEC pour le climat. Dans les sciences des systèmes complexes (comme la conservation), l'avis isolé d'experts n'a pas beaucoup de sens.
Référence : Robert A. et al (2017), Fixism and conservation science, Conservation Biology, 31, 4, 781–788
Illustrations : la Volane libre et canalisée, à Vals-les-Bains (Ardèche). L'action humaine modifie tous les milieux : sur quels critères doit-on en faire un bilan écologique?
14/08/2017
L'écologie de la restauration et l'oubli du social (Martin 2017)
L'écologie de la restauration a été conçue voici quelques décennies au prisme des sciences naturelles, principalement la biologie et l'écologie, avec pour seul souci un certain état des écosystèmes. Mais parce qu'elle change des lois et mobilise des fonds publics tout en modifiant le cadre de vie et les pratiques des citoyens, cette démarche relève aussi de la question sociale. L'invocation de la nature n'est pas un énoncé impératif qui se suffirait à lui-même pour justifier tout et n'importe quoi: la restauration écologique ne peut faire l'économie des débats sur les valeurs, croyances et intérêts attachés à ses objectifs et à ses méthodes. David M. Martin constate le problème et lance le débat dans la revue Restoration Ecology.
David M. Martin, représentant de l'Agence américaine de protection de l'environnement (EPA), publie un point de vue dans le dernier numéro de la revue nord-américaine Restoration Ecology.
La définition la plus répandue de la restauration écologique s'énonce ainsi (exemple de la motion de consensus présentée au colloque 2003 de la Society for Ecological Restoration) :
Cette carence s'explique par l'histoire de la restauration écologique : apparue dans les années 1970 et 1980, en complément de stratégies plus anciennes de conservation, elle a surtout été portée par des biologistes et écologues. Ces champs disciplinaires ont donc spontanément imposé la vision des sciences naturelles, sans éprouver particulièrement le besoin de travailler avec leurs collègues des sciences sociales.
Le succès de la restauration écologique dans les années 1990 et 2000 a conduit à élargir le champ de vision. En 1994, Higgs parle d'un "ensemble complet (social, scientifique, économique, politique) d'idée et de pratiques impliquées dans la restauration des écosystèmes". En 2004, Davis et Slobodkin évoquent la restauration de "processus ou attributs valorisés d'un paysage". La Convention sur la diversité biologique des Nations-Unies voit dans la restauration "un moyen de soutenir la résilience des écosystèmes et de conserver la biodiversité".
Pour Martin, ces évolutions sont encore insuffisantes, car "elle ne reconnaissent pas explicitement l'ampleur de la recherche scientifique moderne sur le sujet, pas plus qu'elles n'admettent que l'engagement social et la définition d'objectifs fondés sur des valeurs sont des parts fondamentales du processus de restauration". Il propose donc une définition élargie:
Discussion
La tribune de David M. Martin répond à un arrière-plan complexe de l'évolution de l'écologie depuis quelques décennies, à la frontière de la science, de la gestion et de la politique. On peut en rappeler les grandes lignes :
De ce point de vue, le texte de David M. Martin ne fait que la moitié du chemin. Il reconnaît que les sciences naturelles doivent travailler avec les sciences sociales au sein de l'écologie de la restauration. Il admet que les questions relatives à la santé, l'équilibre ou la diversité des écosystèmes ne peuvent se limiter à leur description naturaliste, mais doivent intégrer les valeurs, croyances et intérêts relatives à ces écosystèmes. Il est silencieux en revanche sur la manière dont on organise l'expression de ces valeurs, croyances et intérêts, ainsi que la décision en situation de positions contradictoires. Enrober la démarche naturaliste de croyances assénées comme universelles alors qu'elles ne le sont pas et impératives alors qu'elles doivent faire l'objet de débats reconduirait le problème observé des démarches de conservation et restauration.
Nous avions déjà évoqué ce point en commentant plus particulièrement des travaux, également nord-américains, relatifs aux difficultés de la gestion de barrages dans la restauration écologique de rivière (voir Cox et al 2016, Magalligan 2017). Des recherches françaises ont également montré la diversité des points de vue en ce domaine (par exemple Le Calvez 2015). Et nous le constatons en permanence dans notre pratique associative. Si l'écologie de la restauration se contente d'énoncer une série de valeurs sociales à côté d'une série d'objectifs naturels, en présupposant que ceux ne partageant pas les valeurs ou les objectifs sont simplement "mal informés", rien n'aura été fait. Il faut plutôt admettre que, comme toutes les autres politiques humaines, celle de l'environnement ne va pas de soi et ne se réduit pas à des angles simplistes (ce qui est "le plus écologique" ou "le plus économique" serait naturellement bon). Les projets qui réussissent sont généralement ceux qui laissent une large place à la science dans l'élaboration des objectifs, à la concertation dans la définition des méthodes et au temps dans la mise en oeuvre. Hélas, pour le domaine des rivières, la France est encore loin de ces conditions ouvertes et apaisées.
Référence : Martin DM (2017), Ecological restoration should be redefined for the twenty-first century, Restoration Ecology, DOI: 10.1111/rec.12554
David M. Martin, représentant de l'Agence américaine de protection de l'environnement (EPA), publie un point de vue dans le dernier numéro de la revue nord-américaine Restoration Ecology.
La définition la plus répandue de la restauration écologique s'énonce ainsi (exemple de la motion de consensus présentée au colloque 2003 de la Society for Ecological Restoration) :
"La restauration écologique est un procédé visant à assister le rétablissement d'un écosystème qui a été dégradé, endommagé ou détruit".Le problème de cette définition : elle décrit ce que fait la restauration écologique (son objectif), mais elle ne précise pas pourquoi elle le fait. Les valeurs et croyances en sont absentes.
Cette carence s'explique par l'histoire de la restauration écologique : apparue dans les années 1970 et 1980, en complément de stratégies plus anciennes de conservation, elle a surtout été portée par des biologistes et écologues. Ces champs disciplinaires ont donc spontanément imposé la vision des sciences naturelles, sans éprouver particulièrement le besoin de travailler avec leurs collègues des sciences sociales.
Le succès de la restauration écologique dans les années 1990 et 2000 a conduit à élargir le champ de vision. En 1994, Higgs parle d'un "ensemble complet (social, scientifique, économique, politique) d'idée et de pratiques impliquées dans la restauration des écosystèmes". En 2004, Davis et Slobodkin évoquent la restauration de "processus ou attributs valorisés d'un paysage". La Convention sur la diversité biologique des Nations-Unies voit dans la restauration "un moyen de soutenir la résilience des écosystèmes et de conserver la biodiversité".
Pour Martin, ces évolutions sont encore insuffisantes, car "elle ne reconnaissent pas explicitement l'ampleur de la recherche scientifique moderne sur le sujet, pas plus qu'elles n'admettent que l'engagement social et la définition d'objectifs fondés sur des valeurs sont des parts fondamentales du processus de restauration". Il propose donc une définition élargie:
"La restauration écologique est un procédé visant à assister le rétablissement d'un écosystème qui a été dégradé, endommagé ou détruit, pour refléter les valeurs regardées comme inhérentes à l'écosystème et pour procurer des biens et services que les gens valorisent".A titre d'exemple, l'auteur donne un diagramme d'objectifs pour une opération de restauration, répondant à la question "pourquoi" et non seulement "quoi" (cliquer pour agrandir).
Discussion
La tribune de David M. Martin répond à un arrière-plan complexe de l'évolution de l'écologie depuis quelques décennies, à la frontière de la science, de la gestion et de la politique. On peut en rappeler les grandes lignes :
- il existe un débat scientifique (interne à la communauté des écologues) sur la nature exacte de ce qu'il s'agit de conserver ou de restaurer, avec certaines écoles soutenant que la nature "pré-humaine" reste la référence à protéger ou rétablir (minimisation ou suppression de l'impact humain) et d'autres écoles posant que l'influence humaine fait partie de l'évolution, donc que l'écologie s'adresse plutôt à des fonctionnalités ou des potentiels évolutifs, sans vouloir à tout prix conserver la structure et composition des systèmes précédant l'Anthropocène,
- il existe un débat philosophique sur les raisons pour lesquelles nous voulons conserver ou restaurer des écosystèmes et leurs espèces, certains affirmant que la nature a une "valeur intrinsèque" s'imposant aux autres finalités humaines (biocentrisme, écocentrisme), d'autres considérant que ce sont en dernier ressort des motivations humaines qui justifient une certaine gestion de la nature et qui nourrissent le consentement à cette gestion (anthropocentrisme, pouvant se référer à l'utilité mais aussi à la beauté, la culture, etc.),
- il existe un nombre croissant de débats politiques sur l'allocation des fonds publics et la justification des normes réglementaires, ce qui est la rançon du succès de l'écologie passée de la contestation à l'institutionnalisation. Dès lors que l'Etat (ou une collectivité) engage des contraintes ou des coûts, il faut en justifier la nécessité dans le cadre d'un débat démocratique contradictoire où tout le monde ne partage pas les mêmes idées, tant sur le volume de la dépense que sur son périmètre et ses finalités.
De ce point de vue, le texte de David M. Martin ne fait que la moitié du chemin. Il reconnaît que les sciences naturelles doivent travailler avec les sciences sociales au sein de l'écologie de la restauration. Il admet que les questions relatives à la santé, l'équilibre ou la diversité des écosystèmes ne peuvent se limiter à leur description naturaliste, mais doivent intégrer les valeurs, croyances et intérêts relatives à ces écosystèmes. Il est silencieux en revanche sur la manière dont on organise l'expression de ces valeurs, croyances et intérêts, ainsi que la décision en situation de positions contradictoires. Enrober la démarche naturaliste de croyances assénées comme universelles alors qu'elles ne le sont pas et impératives alors qu'elles doivent faire l'objet de débats reconduirait le problème observé des démarches de conservation et restauration.
Nous avions déjà évoqué ce point en commentant plus particulièrement des travaux, également nord-américains, relatifs aux difficultés de la gestion de barrages dans la restauration écologique de rivière (voir Cox et al 2016, Magalligan 2017). Des recherches françaises ont également montré la diversité des points de vue en ce domaine (par exemple Le Calvez 2015). Et nous le constatons en permanence dans notre pratique associative. Si l'écologie de la restauration se contente d'énoncer une série de valeurs sociales à côté d'une série d'objectifs naturels, en présupposant que ceux ne partageant pas les valeurs ou les objectifs sont simplement "mal informés", rien n'aura été fait. Il faut plutôt admettre que, comme toutes les autres politiques humaines, celle de l'environnement ne va pas de soi et ne se réduit pas à des angles simplistes (ce qui est "le plus écologique" ou "le plus économique" serait naturellement bon). Les projets qui réussissent sont généralement ceux qui laissent une large place à la science dans l'élaboration des objectifs, à la concertation dans la définition des méthodes et au temps dans la mise en oeuvre. Hélas, pour le domaine des rivières, la France est encore loin de ces conditions ouvertes et apaisées.
Référence : Martin DM (2017), Ecological restoration should be redefined for the twenty-first century, Restoration Ecology, DOI: 10.1111/rec.12554
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