Les riverains parlent, les syndicats et administrations les ignorent
Le phénomène se répète, de village en village, de rivière en rivière. Lors de réunions publiques, des représentants de syndicats de rivières, d'agence de l'eau, de l'Etat (DDT, AFB) présentent un projet. Les diapositives projetées sur l'écran démontrent que ce projet a déjà été largement avancé, en petits comités, avant la réunion.
Thème: une mesure de continuité écologique. Ici on cassera un moulin et on asséchera son bief, là on videra un étang.
La salle écoute en silence. Et puis des mots fusent. On se demande à quoi cela sert. On rappelle des anecdotes d'anciens. On dit que le site n'est pas si laid tel qu'il est. On se rappelle des souvenirs de pêche miraculeuse, il y a longtemps, avant les 30 glorieuses, avant que tout soit pollué ou bétonné.
A la tribune, les représentants administratifs opinent, écoutent, répondent parfois. Ils prennent des notes, ils adoptent un air concerné.
Cela ne change strictement rien.
Le cadre normatif du projet est figé, il a déjà été défini par la directive cadre européenne (DCE) sur l'eau de 2000 et par les circulaires du ministère de l'écologie interprétant à leur manière la loi sur l'eau de 2006. Les services déconcentrés de l'Etat n'ont pas de marge réelle de manoeuvre, ils obéissent à leur hiérarchie ministérielle et ils visent des objectifs. Avec une politique du chiffre. Le financement du projet est de toute façon très fléché, pas de négociation en vue : les agences de l'eau paieront à subvention publique maximale une certaine solution, mais décourageront les autres. En Seine-Normandie, et en Artois-Picardie, les trois quarts de ces réunions décident la destruction des sites. Plus de la moitié en Loire-Bretagne. Cela se passe un peu mieux en bassin de Rhône, où il y a moins de dogmes et de rigidités. Mais les problèmes ne sont pas absents sur ce bassin non plus.
Dans les cas les plus caricaturaux, les enquêtes publiques des projets voient s'exprimer massivement des oppositions quand des sites sont menacés de destruction et les commissaires enquêteurs donnent des avis négatifs, mais l'Etat, l'agence de l'eau et le syndicat de rivière les ignorent. C'est arrivé sur l'Orge comme c'est arrivé sur l'Armançon.
Mépris ultime de la voix des citoyens, aveu que tous les processus de concertation et de participation ne sont qu'une façade destinée à avaliser de gré ou de force une politique. Une politique essentiellement décidée, planifiée et encadrée par l'administration centrale de l'Etat.
Ces descriptions ne prétendent pas couvrir tous les aménagements de rivières en France, fort heureusement. Mais elles décrivent la plupart des expériences que nous avons vécues quand des riverains nous ont appelé à l'aide. La rubrique témoignages de ce site apporte des dizaines d'exemples, de même que l'observatoire de la continuité écologique.
Le résultat en est attendu, il ne détonne pas avec les propos entendus ces jours-ci dans le mouvement des "gilets jaunes" : nous avons perdu confiance dans l'Etat, nous le percevons comme une sorte de machine sourde à toute objection, aveugle à tout écart entre ses injonctions et les réalités. Pire encore, il apparaît à des gens qu'ils sont devenus du jour au lendemain comme des adversaires désignés par leur propre Etat. Parce que des décisions ont été prises. Loin.
La rivière comme laboratoire d'une écologie du diktat et du carcan
La question des moulins, étangs et autres ouvrages hydrauliques détruits au nom de la continuité écologique a ainsi été le laboratoire d'une écologie punitive, une écologie bureaucratique qui tue l'idée même d'écologie en la transformant en diktat et en carcan.
Le choix de faire disparaître en première intention le patrimoine des rivières, massivement, méthodiquement, est un choix proprement inouï par sa violence sociale et symbolique. On détache des fonctionnaires centraux ou territoriaux pour faire du porte à porte et expliquer à des gens que l'on veut détruire leur propriété. Qu'ils sont des pollueurs, des ennemis de la nature. Que leur ouvrage hydraulique ne devrait pas exister.
Et on affirme tout cela alors que les bassins versants français ont subi la plus importante pollution de leur histoire depuis un siècle, cela sans rapport aucun avec des ouvrages anciens les accompagnant parfois depuis l'ère médiévale.
Par exemple, dans une présentation aux services administratifs, une représentante de direction centrale du ministère de l'écologie peut appeler froidement à supprimer 90% des moulins sans usages et à encercler les récalcitrants. Comment ce discours de "guerre" de l'administration environnementale contre une partie de sa propre population a-t-il pu se développer? Comment les garde-fous démocratiques élémentaires n'ont pas conduit à sanctionner ce fonctionnaire pour des propos aussi agressivement déplacés? Comment se fait-il que ces mêmes hauts fonctionnaires, malgré l'échec de la réforme de continuité écologique comme l'échec de la DCE 2000, n'aient jamais été audités sérieusement par le parlement pour répondre de leurs erreurs manifestes d'appréciation?
- côté légal, la directive cadre européenne sur l'eau a été adoptée en 2000 dans une préparation de légèreté assez stupéfiante en terme d'échanges intellectuels et de consultations citoyennes, quand on songe à l'importance et au coût de cet ensemble normatif s'imposant à tous les pays de l'Union et engageant des dépenses structurantes sur un quart de siècle ; la loi sur l'eau de 2006 a été elle-même engagée avec peu de débats et de travaux techniques malgré l'importance du sujet, comme trop de lois françaises en raison de la faiblesse de notre parlement (en moyens d'audit, d'expertise, de contrôle) et de son excès d'activité législative, le conduisant à produire trop de textes trop mal préparés, mal budgétisés et mal anticipés dans l'ensemble de leurs effets;
- côté réglementaire et administratif, la direction centrale de l'eau et la biodiversité au sein du ministère de l'écologie prend toutes les décisions structurantes, elle interprète les lois à sa convenance, elle précise la doctrine de l'Etat jusqu'au moindre détail dans ses circulaires et instructions (aux DDT-M et DREAL), elle se permet d'ignorer les réprimandes des parlementaires et table sur sa capacité à épuiser les contestations judiciaires, d'autant plus aisément que la justice administrative française n'a nulle indépendance vis-à-vis de l'Etat ;
- côté "sachant", technique et intellectuel, l'agence française pour la biodiversité (ancien Onema) déploie une vision fermée voire corporatiste de ses enjeux, avec peu d'échanges hors de certaines disciplines (hydrobiologie au premier chef), beaucoup de littérature grise non revue par les pairs, un moindre appel à la recherche scientifique, des biais manifestes dans la communication et dans l'analyse des enjeux, une approche de la biodiversité visant davantage à créer des doctrines rigides pour légitimer l'action publique qu'à ouvrir des débats sans préjugés ou à problématiser les rapports de notre société à la nature. Le travail s'accompagne d'une normalisation de techniques d'analyse de la rivière, avec des choix implicites opérés derrière une pseudo-neutralité de la norme, selon un raisonnement circulaire (définissons comme "dégradation" ce que mesure un indice de "dégradation") ;
- côté programmatique et financier, les comités de bassin des agences de l'eau (censés être une "démocratie de l'eau" décidant des schémas d'aménagement "SDAGE") voient leur composition décidée par les préfets (donc à la discrétion de l'Etat central). Dans le collège non politique et non administratif, seuls sont présents des lobbies "installés" (qu'ils soient industriels, sociétaux ou idéologiques) ne représentant qu'une modeste partie de la société civile. Les moulins, les étangs, les riverains, les associations du patrimoine, les sociétés des sciences et tant d'autres acteurs de vie locale en sont par exemple absents. Ces comités de bassin sont une démocratie de l'eau vidée de sa substance par le contrôle étatique de sa nomination et de son fonctionnement, sans réelle capacité de résistance critique sur des sujets souvent très techniques. Ils sont devenus avec le temps une chambre d'enregistrement de la volonté gouvernementale car ce sont là encore les représentants de l'Etat dans les préfectures de bassin qui préparent tous les textes normatifs et programmatiques.
Sortir de la bureaucratisation totale de l'action en rivière
Le résultat en est une bureaucratisation totale de l'action en rivière. Quand le citoyen voit arriver les porteurs de projet, il y a déjà 4 échelons normatifs qui ont cadré l'action et une grille de financement qui définit les solutions privilégiées.
Nous avons documenté cette dérive sur ce site, par des dizaines d'articles. Nous l'avons documentée aussi par des centaines d'échanges avec des riverains.
Nous l'avons dit dès notre naissance : une telle manière de procéder n'a pas de légitimité démocratique aux yeux des citoyens qui en sont informés.
Formellement, cette manière respecte certes les procédures – sauf des abus de pouvoir de-ci de-là que condamnent parfois des cours administratives. Intellectuellement, moralement et politiquement, cette manière de faire est coupée des citoyens, elle ignore les attentes sociales et la diversité des points de vue, elle surinterprète les lois selon certaines visées idéologiques à la mode, elle exprime un exercice fermé, vertical, autoritaire du pouvoir.
Les pouvoirs publics doivent ré-inventer de toute urgence l'exercice de la démocratie sur la question de l'eau, et plus largement de l'écologie. Cela passe par une inversion des mentalités et des pratiques dont voici quelques pistes :
- co-construire les programmes avec les riverains, depuis la base,
- répondre à des attentes réelles, et ne pas imposer des dogmes,
- préférer l'incitation et le volontariat à la contrainte et la répression,
- donner du jeu à l'application des normes (quitte à laisser le juge trancher des conflits d'interprétation),
- reconnaître de l'autonomie locale dans l'usage des financements,
- cibler les priorités touchant la santé et la sécurité humaines (pollutions, inondations, sécheresses) avant les autres sujets concernant le seul "non-humain",
- considérer l'argent public comme un bien précieux dédié à des usages nécessaires,
- confier l'écologie au bloc communal et aux régions plutôt qu'à l'Etat central.
La bureaucratie jacobine est en crise, le consentement à l'écologie est en crise, ces deux crises sont indissociablement liées dans notre pays.