Les riverains de France ne manifestent pas tous les week-ends pour dire combien ils ont horreur de vivre près d’un moulin ou d’un étang. C’est même le contraire, les enquêtes publiques sur les démolitions d’ouvrage en rivière ont des avis souvent très négatifs de la population. L’idée assez folle de détruire le maximum de ces héritages hydrauliques vient de publics précis. Non seulement ces publics sont fort minoritaires par rapport à la population, mais ils sont sur-représentés par l’administration au détriment des principaux concernés (propriétaires et riverains des rivières aménagées et des plans d’eau). Cette confiscation est connue et elle a été dénoncée par le CGEDD (audit administratif donc peu suspect de lobbying). Mais elle perdure sans aucun effort public pour changer. Une telle injustice démocratique ne peut que nourrir incompréhensions, conflits et contentieux, d’autant que le monde des ouvrages hydrauliques mesure désormais clairement combien il a été sciemment exclu par l’administration des débats le concernant.
A la demande de notre association et de ses consoeurs, le conseil d'Etat vient de censurer le ministère de l'écologie et de rétablir l'enquête publique ainsi que l'étude d'impact pour les chantiers de destruction de moulins, d'étangs, de plans d'eau, de canaux au nom de la restauration de continuité dite "écologique". C'est une victoire pour la démocratie environnementale et riveraine. Mais c'est aussi l'occasion de rappeler que si le ministère de l'écologie avait tenté un incroyable coup de force en imposant ces chantiers sans consultation, la raison en est le faible soutien citoyen à cette politique.
Quand vous discutez avec vos proches des problèmes écologiques de notre temps, vous n’entendez sans doute pas souvent des phrases comme «je suis malade à l’idée qu’il existe ce moulin sur ma rivière» ou «c’est scandaleux de vivre non loin de cet étang». Non, les gens vous parlent plutôt de leurs soucis climatiques ou de leur crainte des pollutions ou du dernier bétonnage en date au nom d'un projet public. Et si par hasard ils parlent d’un moulin ou d’un étang, ce n’est pas vraiment de manière négative. Sauf exception.
Quelles sont ces exceptions, c’est-à-dire les gens qui émettent des avis systématiquement négatifs sur les moulins, étangs et autres éléments du paysage de bassins versants, au point de souhaiter leur disparition?
Publics des pêcheurs sportifs de salmonidés
Ce point est classique : le pêcheurs sportifs de truites, saumons et autres salmonidés ont toujours été en pointe contre les barrages en rivière. Jadis, au début du 20e siècle, c’était contre les grands barrages dont l’impact est assez indéniable. Aujourd’hui c’est pour la destruction des petits seuils de moulins et étangs en rivières salmonicoles (fleuves côtiers et tête de bassin). Tous les pêcheurs sont loin d’être sur cette ligne, car beaucoup reconnaissent l’intérêt d’avoir des retenues pour les poissons. Mais les fédérations de la pêche, en lien direct avec l’Etat du fait de leur agrément public, mettent en avant des personnels en phase avec la direction eau et biodiversité du ministère de l’écologie. Le résultat est que de nombreuses fédérations départementales de pêche ont été en pointe du lobbying auprès des élus pour casser les ouvrages, voire ont exécuté ces destructions. Mais la pêche aux truites et aux saumons – qui en soi n’est pas très écologique – ne représente évidemment qu’une infime partie de la population.
Public des ONG naturalistes pro « nature sauvage »
Le monde de l’environnementalisme et de ses associations est vaste, car les sujets qui motivent les citoyens sont vastes aussi : pollution, climat, biodiversité, paysage, artificialisation du cadre de vie, etc. Dans le cas particulier de la biodiversité, une fraction des ONG de l’environnement est engagée pour la défense de la faune et de la flore sauvages avec une vision assez radicale d’élimination du maximum de présence humaine dans la nature. La destruction de barrage a été pour certains une cause iconique – on se souvient que c’était le thème du best-seller du Gang de la clé à molette d’Edward Abbey, roman ayant influencé l’association Earth First et l’aile radicale du naturalisme, mais aussi que le refus des barrages a été l'acte fondateur en France de Loire vivante dans les années 1970-1980. D’où une pression pour la «rivière sauvage» venant de ces milieux. Là encore, ces militants naturalistes radicaux peuvent avoir un agrément public et des moyens afférents pour certaines de leur structures, mais ils ne représentent pas pour autant un grand nombre de citoyens quand on en vient à l’idée que la rivière idéale devrait avoir fait disparaître tous ses aménagements humains et tous ses patrimoines hérités.
Public des chercheurs et experts en biologie et écologie de la conservation
Il peut paraître surprenant de citer des scientifiques, alors que la science est réputée objective, neutre, détachée des engagements et des subjectivités. Mais nous observons que ce n’est pas le cas, et au demeurant certains chercheurs aussi l’observent (Lévêque 2013, Dufour et al 2017). Des disciplines comme la biologie de la conservation ou l’écologie de la conservation ont développé des paradigmes où l’humain est analysé comme «impact» sur une naturalité pré-humaine, concluant immanquablement que l’ouvrage hydraulique en rivière représente une déviation de la naturalité et que sa destruction produirait un état alternatif plus désirable. Des chercheurs ou des experts peuvent s’engager en faveur de cette issue dans des prises de position publiques – ne serait-ce que pour avoir des objets et budgets d’étude sur la manière dont évolue la rivière après destruction. La recherche appliquée étant liée à des enjeux politiques et des choix sociaux, la frontière entre connaissance et engagement y est plus poreuse qu’ailleurs. Ce n’est pas un problème au demeurant (la recherche est libre), mais du point de vue démocratique, combien de personnes sont dans cette recherche? Là encore très peu par rapport à la population. Et au sein même de la science comme démocratisation de la connaissance, pourquoi les sciences de l’eau mobilisées en vue applicative donnent-elles la prime à certaines disciplines scientifiques et pas d’autres?
Le problème démocratique de l’aménagement de rivière : des minorités sur-représentées, d’autres bâillonnées et la majorité ignorée
Que ces publics expriment une préférence pour la démolition du patrimoine hydraulique et pour des retours à des rivières de style «sauvage» avec éviction des usages et paysages humains, cela ne pose pas de problème en démocratie. Après tout, chacun est libre de ses opinions et préférences. Chacun est aussi libre en science de ses méthodes d’enquête menant à telles ou telles conclusions selon le choix des observables et des objectifs.
En revanche, ces publics sont très minoritaires. Les pêcheurs de saumons, les naturalistes militant pour la rivière sauvage et les biologistes ou écologues de la conservation ne forment pas un collège nombreux ni surtout représentatif de l’ensemble de la population.
Là où le problème commence, c’est avec le personnel de l’administration, censément neutre du point de vue idéologique, devant exécuter les lois et concerter avec l’ensemble de la population. Nous parlons ici de la direction ministérielle (eau et biodiversité), des agences de l’eau, de l’office français de la biodiversité, des services DREAL et DDT-M des préfectures.
Il est manifeste et démontrable que ces services administratifs ont accordé un poids prépondérant à certains acteurs sociaux mais pas à d’autres. Que ces services ont eux-mêmes porté une idéologie en manquant à leur devoir de neutralité, de représentativité des citoyens, de respect du texte et de l’esprit des lois. Dans le cas des ouvrages hydrauliques, cela frise la caricature, au point que le conseil d’Etat a censuré plusieurs fois le ministère de l’écologie sur une politique environnementale, ce qui est assez rare (en général, le gouvernement est censuré sur un défaut d’exécution d’une politique environnementale, pas sur des abus de pouvoir et d’interprétation dans cette politique).
Un exemple simple : dans son rapport 2016, le CGEDD (audit administratif peu suspect de connivence) avait pointé qu’il est anomal que les riverains, les moulins, les étangs, les plans d’eau, les protecteurs du patrimoine historique ne disposent pas d’une place permanente dans toutes les instances administratives où l’on discute de leur cas. Cela des commissions locales de l’eau sur chaque rivière au comité national de l’eau à Paris en passant par les comités de bassins des agences de l’eau et les travaux départementaux des missions préfectorales sur l’eau. Rien n'a changé, en 2020 un décret a encore consacré la reconduction des exclusions de ces publics. Ou encore le tout récent plan national pour l’eau souhaité par le ministère de l’écologie, mais auquel les propriétaires et gestionnaires d’ouvrages hydrauliques n’ont évidemment pas été conviés en phase de concertation et de co-conception.
L'eau est un bien commun, mais tout le monde n'a pas le droit de dire ce qu'il veut pour l'avenir de ce bien commun...
La démocratie environnementale bafouée par des technocraties autoritaires
Connaissez-vous une seule politique publique qui n’est pas construite avec les principaux concernés par cette politique publique? Eh bien la continuité dite écologique et la «renaturation» de bassin ont été bâties ainsi. Pour être plus précis, on a entendu les représentants des 2500 ouvrages producteurs d’hydro-électricité (grands et moyens barrages souvent) mais on a complètement ignoré les 100 000 propriétaires et 10 millions de riverains des ouvrages hydrauliques de toute nature sur les rivières, sans parler du million de plans d’eau hors du lit mineur, invisibles dans les instances administratives, et même dans les nomenclatures administratives. Le même problème existe en Europe, comme le démontre la construction intellectuelle assez aberrante du projet de régulation Restore Nature, ou de la directive cadre sur l'eau.
La démocratie environnementale suppose que tous les citoyens participent à la discussion et la délibération sur les sujets relatifs à leur environnement. Elle suppose aussi une bonne qualité de l‘information sur l’environnement, donc une pluralité des recherches scientifiques en amont. Cette démocratie environnementale a été bafouée dans le cas des ouvrages hydrauliques. Elle est confisquée par quelques minorités sur-représentées au détriment de la diversité des opinions et des visions, des intérêts et des valeurs, de hypothèses et des méthodes.
Tant que l’appareil administratif et politique n’admet pas cette anomalie et ne la corrige pas en rétablissant une approche concertée et équilibrée sur l’avenir des rivières, de leurs ouvrages, de leurs usages et de leurs paysages, les conflits et les contentieux ne pourront que perdurer.
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