13/12/2024

Zones d’ombre dans la cartographie des rivières françaises (Messager et al 2024)

En France, des milliers de rivières et de ruisseaux échappent à la protection environnementale de la loi en raison d'une cartographie réglementaire lacunaire. Cette situation, révélée par Mathis Loïc Messager, Hervé Pella et Thibault Datry dans leur publication récente, met en lumière les incohérences administratives et territoriales ainsi que leurs conséquences écologiques. Elle montre aussi qu'il existe une construction sociale et politique permanente des paysages et des usages de l'eau, les divergences sur les définitions n'étant que le cas particulier d'une diversité plus générale des préférences et des attentes à l'œuvre dans la société. 


Etat actuel de la cartographie des cours d'eau en France métropolitaine, extrait de Messager et al , art cit.

L’article de Mathis Loïc Messager, Hervé Pella et Thibault Datry explore l’impact des cartographies réglementaires incohérentes sur la protection des rivières et des cours d’eau. Prenant la France comme étude de cas, les auteurs montrent comment l’application variable de la définition légale des cours d’eau peut menacer les écosystèmes aquatiques et les services qu’ils fournissent. Ils expliquent que la protection des cours d'eau repose sur des critères juridiques définis nationalement mais appliqués de manière décentralisée, entraînant une protection inégale.

La protection des cours d’eau en France dépend de leur reconnaissance légale, qui repose sur trois critères majeurs selon le code de l'environnement (article L215-7-1) :
  • Présence d’un lit d'origine naturelle : un cours d’eau doit avoir un lit visible, même s'il a été modifié par l'homme.
  • Alimentation par une source autre que les précipitations : les cours d’eau doivent être alimentés par des sources permanentes, comme des sources souterraines ou des ruisseaux voisins.
  • Débit suffisant la majeure partie de l’année : le débit peut être intermittent, mais doit être à cycle assez régulier selon les conditions locales (à la différence d'un débit éphémère n'apparaissant qu'aléatoirement, par exemple).
La décision de cartographier les cours d’eau repose sur une directive nationale de 2015, qui impose aux départements français de créer des cartes détaillées en collaboration avec des parties prenantes locales, notamment les agriculteurs, les associations environnementales et les collectivités. Chaque département devait appliquer les critères juridiques pour différencier les cours d'eau des fossés ou canaux. Cependant, le manque de normes uniformes a entraîné des interprétations divergentes selon les ressources et les priorités locales.

Les chercheurs ont compilé et harmonisé les cartes réglementaires fournies par 91 départements français. Ils ont utilisé les bases de données hydrographiques nationales (BD TOPO et BD Carthage) pour comparer les segments protégés, observant qu'aucune base de données actuelle n'est complète. Ils ont consolidé 139 catégories administratives initiales en cinq classes standardisées : cours d'eau, non-cours d'eau, non catégorisé, inexistant et hors du département. Cette harmonisation a permis de créer une carte nationale uniforme. Chaque segment a été classé selon son statut légal et son type (cours d'eau ou non-cours d'eau). Les chercheurs ont calculé le ratio de densité de drainage (RDD), représentant la longueur totale des cours d'eau classés rapportée à la longueur totale des segments potentiellement classables selon la BD TOPO.

Les modèles statistiques ont été utilisés pour examiner les corrélations entre le RDD et des variables socio-environnementales telles que la couverture agricole, l’aridité estivale et la densité de population. Une analyse comparative inter-départements a permis de mieux comprendre les disparités.


Disparité départementale des choix de classement, extrait de Messager et al, art cit. 

Voici les principaux résultats :
  • Environ 680 000 km de segments hydrographiques ont été évalués (93 % de la France métropolitaine, 2,2 millions de segments).
  • 25 % des segments ont été exclus de la protection selon les cartes départementales, soit environ 170 000 km de cours d'eau potentiellement non protégés.
  • 59 % des segments exclus sont des cours d'eau intermittents, 42 % des cours d'eau de tête de bassin (premier ordre), représentent pourtant dans certains caq doubés d'une éude de terrain des écosystèmes utiles à la biodiversité, à la filtration de l'eau, à la réduction des crues et aux habitats aquatiques.
  • Les disparités sont importantes : certains départements protègent presque tout le réseau hydrographique et ont classé davantage que la BD TOPO, tandis que d'autres excluent plus de 50 % des segments potentiels.
  • Une corrélation négative existe entre le RDD et la couverture agricole intensive. Les départements dominés par l’agriculture montrent des cartes plus restrictives, mais avec de fortes disparités montrant surtout l'absence de cohérence nationale dans la démarche.
  • L’aridité estivale accentue cette tendance à la faible cartographie, en raison de la difficulté à observer des cours d'eau intermittents.
Les auteurs développent le concept du "cycle hydro-social", qui décrit l'interaction continue entre les sociétés humaines et les systèmes hydrologiques. Selon cette perspective, l’eau n’est pas seulement un élément naturel, mais un objet social façonné par des processus historiques, politiques et culturels. Les rivières et les cours d'eau sont modifiés au fil du temps par les activités humaines, comme le détournement des eaux, la construction de barrages ou l’intensification agricole.

La cartographie des cours d’eau est ainsi perçue comme un acte social et politique. Les cartes officielles cristallisent une certaine vision du paysage aquatique, qui peut refléter des rapports de pouvoir asymétriques. Les décisions sur ce qui est considéré comme un cours d’eau protégé sont influencées par des intérêts économiques, des pratiques culturelles et des politiques publiques. Par exemple, exclure un cours d’eau d'une carte réglementaire peut faciliter son exploitation, tout en masquant son existence écologique et son utilité sociale.

Les auteurs montrent que cette dynamique est particulièrement visible dans le processus de cartographie français, où les conflits d'intérêts entre agriculteurs, administrations et associations environnementales façonnent les résultats finaux. Cette interaction perpétuelle entre les représentations cartographiques et les réalités hydrologiques illustre  le concept du cycle hydro-social.


Le cycle hydro-social vu par les auteurs.

Discussion
Il nous semble important de distinguer deux aspects liés à la gestion des cours d'eau : s'accorder sur la typologie et s'accorder sur les conséquences normatives de cette typologie. S'accorder sur la typologie implique de définir clairement ce qui constitue un cours d'eau (et d'autres hydrosystèmes), selon des critères écologiques, hydrologiques, usagers et administratifs. Cette étape repose sur une base scientifique et technique permettant d'unifier les définitions. S'accorder sur les conséquences normatives signifie déterminer les droits, obligations et restrictions associés à chaque catégorie définie dans la typologie. Cela inclut les protections environnementales, les contraintes d'aménagement, les responsabilités légales et les capacités d'action.  

Car un aspect incontournable du sujet traité par Thibault Datry et ses collègues est la conflictualité sous-jacente  des normes écologiques, particulièrement marquée en milieu rural. Ce sujet a refait surface récemment dans l'actualité, mais il est récurrent dans l'histoire des politiques environnementales. A la différence d'un territoire urbain déjà quasi totalement artificialisé, les territoires ruraux disposent d'une richesse en milieux quasi-naturels et semi-naturels, mais subissent aussi une pression d’exploitation agricole, forestière, industrielle, récréative ou urbanistique de ces espaces. Cela crée des tensions entre conservation écologique et usages socio-économiques, cristallisées dans des régulations environnementales perçues comme contraignantes par une partie des locaux, nécessaires pour une autre partie. L’incapacité à s’accorder sur la typologie des cours d’eau découle le plus souvent d’un refus d’accepter les conséquences normatives liées à certaines classifications. Un cours d’eau classé comme tel entraîne des restrictions sur les pratiques agricoles, des limitations d’aménagement, des coûts supplémentaires d'entretien et de mise en conformité. Ces implications peuvent expliquer la résistance à intégrer certaines zones dans les catégories réglementées, même lorsqu’un consensus technique et scientifique existe sur la catégorisation.

Autre point  à souligner : l’acceptation d’une certaine complexité est nécessaire pour une gestion réaliste des cours d’eau et, plus généralement, des segments hydrographiques. Chercher à simplifier à outrance la typologie avec le choix cours d'eau / non cours d'eau comme seule information peut mener à des omissions importantes et à une perte de précision écologique. En outre, une gestion différencié peut alléger la complexité normative et procédurale dans certains cas, donc dépasser des résistances tenant à la crainte de créer des zones intouchables rendant l'exploitation ou l'entretien trop complexes. On peut imaginer qu'un cours d'eau intermittent et un cours d'eau permanent n'impliquent pas les mêmes obligations, par exemple. De plus, l’intégration des drains artificiels tels que les canaux, biefs, fossés et autres infrastructures hydrauliques serait nécessaire. Bien qu’ils soient souvent exclus des cartes réglementaires, ces structures jouent un rôle  dans la gestion des flux hydriques, la prévention des inondations, l'épuration de certains intrants et la régulation des niveaux d’eau. Ils participent également à la connectivité écologique, servant parfois de corridors pour la faune aquatique, et sont des ressources pour la faune / flore terrestre. 

Ainsi, une approche globale nécessiterait de considérer à la fois les systèmes naturels et artificiels, la complexité interne de chacun de ces systèmes, en reconnaissant leurs interconnexions et leurs contributions au réseau hydrographique. Cette approche globale devrait ensuite intégrer, au même niveau que les informations écologiques, les informations symboliques, sociales et économiques tenant aux perceptions et usages de l'eau dans le bassin versant. Ensuite seulement des débats politiques peuvent prioriser les enjeux dans des normes et des procédures, chaque partie prenante acceptant le même niveau d'information comme base de la discussion. 

Référence : Messager M L, Pella H, Datry T (2024), Inconsistent regulatory mapping quietly threatens rivers and streams, Environmental Science & Technology, 58, 17201-17214.

Version française sous forme de rapport rédigé par les auteurs : Messager, M. L., Pella, H., & Datry, T. (2024). Une cartographie réglementaire incohérente menace les rivières et les ruisseaux français. Environmental Science & Technology 

01/12/2024

La continuité écologique des rivières face à ses incertitudes et controverses (Alp et al 2024)

Fruit d’un travail interdisciplinaire mobilisant 19 universitaires, une nouvelle étude explore les défis scientifiques, sociaux et politiques de la restauration de la continuité écologique des cours d’eau en France, tout en proposant une démarche stratégique adaptée aux spécificités locales. Une synthèse très intéressante car elle ne contourne pas les problèmes réels et incertitudes fortes de la continuité écologique. Mais une synthèse  ne tirant pas selon nous toutes les conséquences des critiques qu'elle émet.


Les différentes dimensions de la continuité, image extraite de Alp 2024, art.cit.

La recherche de Maria Alp et de ses collègues rappelle que les projets de restauration de la continuité écologique des cours d’eau rencontrent de nombreux obstacles et attirent de nombreuses critiques. Ainsi, les conflits d’usages et de valeurs émergent fréquemment, notamment autour de la suppression d’ouvrages tels que moulins ou étangs, qui possèdent une forte valeur patrimoniale ou jouent un rôle dans la création de nouveaux écosystèmes locaux. Les riverains ont en ce cas des préférences et priorités alternatives à celles des gestionnaires de l'écologie : "Certains acteurs questionnent la pertinence de la politique publique visant à effacer les ouvrages qui contribuent à l’interruption de la continuité des cours d’eau." Ces tensions sont renforcées par un cadre réglementaire complexe et parfois contradictoire. Par exemple, "la réglementation encourage à la fois la restauration de la continuité écologique et la production d’une énergie hydroélectrique renouvelable". En parallèle, l’approche descendante et technocratique des projets, souvent imposés sans réelle concertation locale (et surtout sans donner la prime à l'initiative locale vraiment portée par des acteurs, comme le préfèrent certains pays, dont les Etats-Unis), suscite des résistances et des incompréhensions : "la politique de restauration de la continuité écologique appliquée en France depuis les années 2000 s'est construite selon une approche majoritairement descendante (top-down en anglais). La restauration est prise en charge par l'État, qui fixe les objectifs et les modes d'action au titre de l'intérêt général (le « paradigme du gouvernement » ; Mermet, 2020)." La disproportion des ambitions et des moyens conduit aussi à des choix bâclés : les défis de financement, les contraintes de calendrier et le manque de communication constante entre les parties prenantes compliquent davantage la situation.

En outre, la rupture de continuité écologique est une pression parmi d'autres (prélèvements, pollutions, réchauffement, espèces exotiques, etc.), dont la part relative dans la baisse de biodiversité ou dans l'altération de fonctions écosystémiques est difficile à quantifier. Et les effets des ouvrages concernés sont parfois ambivalents. Par exemple, un plan d'eau peut être une zone favorable au développement d'espèces invasives mais un obstacle peut aussi être un frein à la colonisation du bassin par ces espèces. De même, les écosystèmes artificiels des plans d'eau ou des canaux n'atteignent pas le niveau de biodiversité d'un milieu non humanisé, mais dans un contexte globalement dégradé et simplifié propre à l'Anthropocène, ils peuvent néanmoins avoir des intérêts de conservation écologique. 

A la différence de certains gestionnaires tenant parfois un discours de certitude, les chercheurs sont donc obligés d'admettre que les connaissances restent lacunaires, ce qui implique toute une chaîne d'incertitudes : 
"- Les incertitudes scientifiques relevant des connaissances fondamentales encore incomplètes sur les processus biophysiques et sociaux ;
- Les incertitudes techniques liées aux limites des mesures possibles techniquement pour quantifier les réponses physiques et biologiques (avec un cumul d’incertitudes associées aux données provenant de différentes disciplines et intégrées dans les modèles) ;
- Les incertitudes associées aux processus stochastiques que nous ne pouvons ni prédire avec exactitude ni contrôler, mais dont nous pouvons parfois estimer la probabilité d'occurrence, comme la variabilité hydro-climatique au niveau local ou à plus large échelle ;
- Les incertitudes liées aux modalités de réaction des socio-écosystèmes impactés puis restaurés."

Les auteurs pointent également que la recherche travaille peu sur les cas négatifs, c'est-à-dire les échecs: "Un autre défi pour la communauté scientifique serait de mieux documenter les échecs des projets de restauration qui sont nombreux mais beaucoup moins visibles dans la littérature scientifique." Or, cette absence de retour sur les échecs nuit à l'amélioration des pratiques de restauration et à la compréhension du fonctionnement des bassins versants. Il nuit aussi à l'image de la recherche scientifique, qui est censée être indépendante des choix de politiques publiques, donc critiquer librement ces choix quand les résultats ne sont pas au rendez-vous.

Dix points de vigilance sont finalement identifiés par les chercheurs pour assurer une bonne restauration de la continuité écologique des cours d'eau:
  • Trajectoire historique (PV1) : intégrer les connaissances historiques sur les usages, métamorphoses fluviales, et trajectoire politique pour comprendre les causes des changements.
  • Périmètre et priorités (PV2) : délimiter le périmètre territorial et hiérarchiser les sites d'action en fonction des enjeux prioritaires​.
  • Co-construction (PV3) : impliquer les acteurs locaux dès le début pour assurer une prise de décision concertée et partagée​.
  • Objectifs clairs (PV4) : définir des objectifs précis, mesurables et adaptés au contexte local pour guider les actions de restauration​.
  • Diagnostic systémique (PV5) : réaliser un diagnostic global des dimensions biophysiques, sociales, politiques et économiques à des échelles spatiales et temporelles appropriées​.
  • Incertitudes et risques (PV6) : reconnaître et intégrer les incertitudes et risques dans le processus de décision​.
  • Suivi à long terme (PV7) : assurer des suivis avant et après les travaux pour évaluer les effets en fonction des objectifs.
  • Standardisation des méthodes (PV8) : utiliser des protocoles standardisés pour les suivis afin de garantir la comparabilité des résultats​.
  • Calendrier adapté (PV9) : planifier les travaux en tenant compte de la saisonnalité écologique et des contextes socio-politiques​.
  • Communication continue (PV10) : maintenir un dialogue clair et régulier avec les parties prenantes et le public tout au long du projet​.

Discussion
Il s'est écoulé un quart de siècle depuis l'introduction du concept de "continuité hydrographique" dans une annexe de la directive cadre européenne sur l'eau (2000), près de 20 ans depuis la mise en avant de ce choix dans le concept de "continuité écologique" glissé dans la loi française sur l'eau et les milieux aquatiques (2006). Cette idée de continuité avait déjà une histoire plus ancienne en recherche (voir cet article). La synthèse de Maria Alp et de ses collègues met en lumière la difficulté de mise en œuvre de cette politique, dont la France a été sinon la pionnière en Europe, du moins le pays où l'ensemble de la puissance publique a mis le maximum d'efforts pour imposer un agenda de restauration de continuité. Les nombreux problèmes rencontrés en France n'ont pas empêché l'Union européenne d'adopter en 2024 (avec quelques difficultés) une règlementation de "restauration de la nature" qui s'inspire de l'objectif de démantèlement d'ouvrages, même si le périmètre de ce texte européen est finalement peu ambitieux (ou plus réaliste) par rapport aux choix français (25 000 km de rivières à restaurer dans toute l'Union versus le même linéaire classé dans notre seul pays).  

Si cet article de recherche a le mérite de faire l'état des lieux et de pointer les carences de la restauration de continuité écologique en France, tout en suggérant des pistes de changement ayant tout à fait notre soutien, il n'en présente pas moins diverses limites.

Dans la manière de présenter la question des ouvrages, les auteurs nous semblent minorer l'importance de certains travaux sur la biodiversité des milieux artificiels ou semi-naturels ainsi que  sur les services écosystémiques associés à ces milieux (dont la dépollution, assez bien documentée mais à peine survolée dans l'article, ou encore la régulation des crues et sécheresses, un des motifs d'existence des ouvrages). La qualification de l'effet d'un ouvrage transversal comme apparition d'un tronçon "lentique" semble aussi décalée des connaissances sur les dynamiques plus complexes à l'oeuvre quand le régime d'écoulement change (vers un style davantage semi-lotique, ou de transition). On pourrait également regretter que la continuité temporelle de l'écoulement, 4e dimension du concept, ne soit pas vraiment traitée, alors que le sujet a une certaine importance dans le double contexte d'une pression sur les demandes de prélèvement et de forts changements attendus du fait du réchauffement climatique. 

De même, il y a bel et bien depuis 15 ans des travaux d'hydro-écologie quantitative qui essaient de pondérer l'importance des impacts sur les milieux selon les indicateurs biologiques retenus par la règlementation : la plupart sinon la totalité de ces travaux concluent que les changements d'usages des sols du lit majeur et les pollutions sont un facteur bien plus important que la fragmentation, en particulier longitudinale. Celle-ci affecte assurément des espèces spécialisées et ayant besoin de migration à longue distance, mais le tableau est nettement moins clair pour la grande majorité des espèces aquatiques, amphibies et rivulaires n'ayant pas ce besoin particulier dans leur cycle de vie. En outre, il n'y a pas de hiérarchisation entre des analyses sur l'effet local des obstacles à l'écoulement (qui créent un habitat différent, donc avec des variations observées dans de nombreuses monographies) et des analyses en terme d'équilibre physique, chimique, biologique du bassin versant (permettant de dire si ces variations locales liées aux ouvrages sont importantes ou négligeables, notamment en impact sur la diversité biologique de type bêta et gamma d'un bassin versant). Trouver une différence locale avant / après une construction ou un effacement d'ouvrage est presque un truisme : mais évaluer si cela fait la différence par rapport à la diversité biologique (ou à la dynamique sédimentaire) déjà présente dans un bassin est censé être l'objectif réel des politiques publiques concernées. Or ce point est généralement inconnu, ce qui est ennuyeux pour une politique se disant fondée sur la science et sur la preuve. 

Enfin, et plus essentiellement peut-être, l'article de Maria Alp et de ses collègues évite ce qui devrait être selon nous le premier point de vigilance : assumer pleinement et non superficiellement les conséquences d'une définition de la nature comme construction sociale et politique. Ou d'une définition du milieu comme "hybride" social et écologique. En tant qu'acteur associatif, nous anticipons que les points de vigilance des auteurs risquent (en France) d'être interprétés par l'acteur public en charge de la restauration écologique comme un simple besoin d'accompagnent et de pédagogie d'une politique toujours posée comme indiscutable dans ses finalités comme indiscutée dans ses fondements. On fera peut-être l'effort de dire qu'il y a des patrimoines et des usages de l'eau, mais sans voir ces patrimoines et usages comme des forces actives du bassin versant au même titre que d'autres – juste des "impacts" à minimiser ou supprimer. 

Or, si la recherche met en évidence que les milieux de l'Anthropocène sont composés de "socio-écosystèmes" où l'influence humaine a été et sera toujours inextricablement combinée à des facteurs non-humains, alors il ne s'agit plus de "restaurer" un état ancien et perdu des rivières et de leurs lits majeurs, mais d'"instaurer" des états futurs en fonction des réalités et des attentes propres à chaque bassin. Ces états futurs auront peut-être (sans doute) une dimension importante de continuité hydrographique... mais peut-être pas : il n'existe plus une vision préconçue et valable pour tout territoire de ce que doit être la "nature" si celle-ci co-évolue selon nos choix hier, aujourd'hui et demain. La continuité ne peut pas se justifier par une tautologie où le simple écart d'une nature théorique sans humain et d'une nature effective avec humain deviendrait un motif suffisant pour supprimer cet écart. Encore faut-il que la société y trouve du sens, de la valeur et de l'intérêt. Car c'est bien ainsi que les eaux et les hommes évoluent ensemble depuis quelques milliers de générations.

Référence : Alp M et al (2024). Restaurer la continuité écologique des cours d’eau : que sait-on et comment passer collectivement à l’action ? VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement, 24(2). 

22/11/2024

Droit d’eau et ruine des ouvrages hydrauliques, appréciation au cas par cas

Les droits d’usage de l’eau, attachés aux moulins et ouvrages hydrauliques antérieurs à 1919, suscitent régulièrement des litiges. Une récente décision du Conseil d’État précise les critères permettant de conclure à la perte de ces droits en cas de ruine complète.


Un moulin au bord de l'eau. Ce n'est pas l'état du bâtiment qui importe, mais uniquement l'état des ouvrages hydrauliques d'usage de l'eau (seuil, canal).

Les droits d'usage de l'eau acquis par les propriétaires d'installations hydrauliques avant 1919 sont généralement préservés, sauf en cas d'impossibilité d'utiliser la force motrice du cours d'eau. L'article R.214-18-1 du code de l'environnement et la jurisprudence du Conseil d'État (CE 5 juillet 2004, SA Laprade Énergie, n° 246929) confirment cette position.

L'autorité compétente ne peut abroger une autorisation d'installation ou d'ouvrage de production d'énergie hydraulique, en vertu du 4° du II de l'article L. 214-4, que si l'ouvrage est abandonné ou présente un défaut d'entretien régulier dûment caractérisé. Le juge, saisi du bien-fondé d'une telle abrogation, statue en fonction de la situation existante à la date de sa décision. Cette abrogation n'affecte pas le maintien du droit d'usage de l'eau attaché à l'installation (CE, 11 avril 2019, n° 414211).

Il est important de noter que les ouvrages hydrauliques ne bénéficient plus d'exonération en matière d'autorisation selon l'article L. 214-17 du code de l'environnement, suite à la décision du Conseil d'État du 28 juillet 2022 (SARL Les Vignes, n° 443911). Les articles L. 214-17 et suivants du code de l'environnement, notamment l'article L. 214-18 modifié en 2023, précisent ce régime.

Le droit de prise d'eau ne se perd qu'en cas de ruine complète de l'ouvrage, impliquant la disparition ou quasi-disparition de ses éléments essentiels. Par exemple, le Conseil d'État a jugé que la persistance de certains éléments, même dégradés, ne suffisait pas à caractériser une ruine totale justifiant la perte du droit fondé en titre (CE, 31 décembre 2019, n° 425061, voir cet article).

La décision du 6 novembre 2024 illustre un cas où la ruine complète a été reconnue. Selon le Conseil d'État, dans le cas d'espèce concerné, 
"le seuil de prise d’eau de l’ouvrage sur l’Indre est complètement effacé, seuls subsistant les départs empierrés latéraux au droit de chacune des deux rives, que l’entrée du bief d’amenée est totalement inexistante et qu’aucune distinction topographique n’est perceptible entre les berges de l’Indre de part et d’autre de cette entrée, de sorte que les travaux de restauration de ce seuil de prise d’eau impliqueraient sa reconstruction complète, plus aucune fonction de retenue de l’eau n’étant, en l’état, assurée. En outre, si les tracés des biefs d’amenée et de fuite sont encore perceptibles, ils sont largement comblés et complètement végétalisés et les deux vannes usinières sont dans un état de délabrement les rendant non fonctionnelles. Il s’ensuit que la force motrice du cours d’eau de l’Indre ne peut plus être utilisée par l’ouvrage du moulin".

Pour autant, le Conseil d'Etat ré-affirme sa doctrine générale : 
"La force motrice produite par l’écoulement d’eaux courantes ne peut faire l’objet que d’un droit d’usage et en aucun cas d’un droit de propriété. Il en résulte qu’un droit fondé en titre se perd lorsque la force motrice du cours d’eau n’est plus susceptible d’être utilisée par son détenteur, du fait de la ruine ou du changement d’affectation des ouvrages essentiels destinés à utiliser la pente et le volume de ce cours d’eau. Ni la circonstance que ces ouvrages n’aient pas été utilisés en tant que tels au cours d’une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit d’eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit. L’état de ruine, qui conduit en revanche à la perte du droit, est établi lorsque les éléments essentiels de l’ouvrage permettant l’utilisation de la force motrice du cours d’eau ont disparu ou qu’il n’en reste que de simples vestiges, de sorte que cette force motrice ne peut plus être utilisée sans leur reconstruction complète."

Ainsi, la perte du droit d'eau est conditionnée à une ruine totale de l'ouvrage, avec disparition des éléments essentiels permettant l'utilisation de la force motrice du cours d'eau. Une simple dégradation, altération, ruine partielle ou absence d'entretien ne suffit pas à entraîner cette perte.

Les propriétaires d'ouvrages hydrauliques doivent donc veiller à maintenir en état les éléments essentiels de leurs installations pour conserver leurs droits d'usage de l'eau. Une vigilance particulière est requise pour éviter que des dégradations ne conduisent à une ruine complète et à l'impossibilité physique de dériver de l'eau, synonyme de perte de ces droits. Comme l'auront compris les maîtres d'ouvrage qui nous lisent, ce n'est pas du tout le bâtiment même du moulin qui importe (la première chose à laquelle songe un propriétaire), mais bien ses organes hydrauliques : seuil de prise d'eau en rivière, canal d'amenée et canal de fuite, radier ou chambre d'eau le cas échéant (de moins importance car relevant de menus travaux). Les premiers investissements d'un acquéreur de moulin fondé en titre (ou forge ou autre usine autorisée) doivent donc concerner la dimension hydraulique, bien plus importante pour le droit que la partie habitation. 

A noter le petit jeu de certains fonctionnaires "militants" de l'administration en charge de l'eau et de la biodiversité (dont l'obsession est de détruire les ouvrages) : exiger des conditions règlementairement complexes et économiquement ruineuses dès qu'un propriétaire veut entretenir son bien et contacte de bonne foi le service instructeur à cette fin. Il s'agit justement de pousser ainsi au non-entretien et à la ruine, pour proclamer ensuite que l'ouvrage est négligé, sans usage et sans droit. On rappellera donc que tous les travaux sur les parties privées des canaux, ouvrages et berges se font sans déclaration ni autorisation particulière, tant qu'ils n'ont aucune incidence sur l'eau (mise à sec avant intervention) ni sur les valeurs hauteur-débit attachées au droit d'eau (consistance légale). Bons chantiers à tous. 

Référence : décision du Conseil d'État du 6 novembre 2024 (n° 474191

A lire en complément : commentaire sur le blog Landot et associés 

20/11/2024

La folle destruction du patrimoine des moulins à eau

 A l'occasion du Forum du patrimoine, Christian Lévêque (hydrobiologiste)  et Pierre Meyneng (président de la FFAM) reviennent sur la politique d'anéantissement du patrimoine hydraulique millénaire des rivières qui a été engagée au nom du retour à la nature sauvage et de la continuité dite "écologique". La révision de ces politiqués délétères et décriées restent la priorité des années à venir, alors que les fonds publics manquent par les aspects essentiels de la gestion de l'eau. Car tout est faux dans cette politique de "renaturation" : il n'y a aucun sens à se donner comme objectif le retour à un état de référence de la biodiversité dans le passé, il n'y aucun sens à détruire des ouvrages qui aident à la régulation des crues et sécheresses, il n'y a aucun sens à assécher des milieux d'origine humaine (retenues, biefs, canaux) mais profitant à de nombreuses espèces animales et végétales, il n'y a aucun sens à braquer les populations sur ces liquidations de patrimoine alors que des choses autrement plus graves (pollution, réchauffement, sécurité d'approvisionnement en eau) ne sont pas correctement traitées par le gestionnaire public. A l'heure où l'Europe semble décidée à réviser les erreurs de certaines politiques environnementales, les décideurs doivent urgemment changer ces arbitrages sur les rivières pour concentrer les moyens limités sur les enjeux essentiels.



18/11/2024

Echec de la protection des eaux de captage face aux pollutions diffuses

Malgré des décennies de politiques publiques, un rapport interministériel resté confidentiel révèle l’aggravation de la pollution des captages d’eau potable en France. Fermetures massives, dépassements des seuils réglementaires, millefeuilles administratifs et tensions budgétaires illustrent une situation critique, où aucun plan n'a réellement abouti depuis 20 ans. 


Source ARS, DR. 

Un rapport interministériel confidentiel, publié par Contexte, révèle l’échec persistant de la politique de protection des captages d’eau potable. Malgré des décennies d’efforts, la qualité des ressources en eau se détériore sous l’effet des pollutions diffuses, principalement agricoles. Ce rapport a été rédigé conjointement par trois inspections générales de l'administration françaises : Inspection générale des affaires sociales (IGAS), relevant du ministère de la Santé, Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), sous l'autorité du ministère de l'Agriculture, Inspection générale de l'environnement et du développement durable (IGEDD), dépendant du ministère de la Transition écologique

Depuis 1980, près de 12 500 captages sur 33 000 ont été fermés en raison de pollutions, un phénomène qui sera accentué par la directive eau potable de 2020 restreignant les possibilités de dérogation. Les inspections ministérielles signalent une augmentation des dépassements des limites réglementaires en métabolites de pesticides dans les eaux brutes et traitées, menaçant directement la conformité des réseaux de distribution. Selon le rapport, le nombre de captages sensibles (désignés comme objet d'un traitement prioritaire) pourrait tripler, atteignant plus de 4 000 sites, contre 1 400 captages prioritaires actuellement recensés.

Les engagements pris lors du Grenelle de l’environnement restent largement non tenus. En août 2023, seuls 60 % des captages prioritaires avaient un plan d’action validé, et 20 % n’avaient même pas entamé leur élaboration, en dépit des échéances fixées en 2021. Par ailleurs, aucune des mesures prévues dans le cadre du plan eau pour protéger les captages et leurs aires d’alimentation n’a abouti.

Le renoncement à augmenter la redevance pour pollution diffuse (RPD), sous pression du secteur agricole, et le prélèvement de 130 millions d’euros dans les agences de l’eau ont exacerbé les tensions entre usagers agricoles et non agricoles. Ces décisions fragilisent le 12ᵉ programme d’intervention (2025-2030) des agences, prévu pour financer des mesures de dépollution. Le rapport estime que pour réduire de 50 % l’usage des pesticides, une hausse drastique des taxes serait nécessaire, mais elle pourrait amputer de 2,8 % production en volume du secteur agricole et de 10 % le revenu agricole. Impossible en situation de forte tension économique de ce secteur, donc il est préféré un système global de transition. Il est recommandé d’instaurer des zones soumises à contraintes environnementales (ZSCE) avec des plans de transition agro-écologique, des restrictions d’usage de pesticides et des programmes d’actions pour les captages en dépassement de seuils de qualité.

Enfin, la mission d’inspection pointe la fragmentation réglementaire actuelle, avec des protections dispersées entre plusieurs codes et procédures, générant inefficacité et confusion. La protection des captages, largement insuffisante, doit être refondée pour répondre aux enjeux de pollution, sécurité sanitaire et protection des milieux.